Toute votre œuvre est plus ou moins centrée sur le Salvador. La réalité salvadorienne n’est-elle qu’un prétexte pour raconter une histoire, ou y a-t-il un but à vouloir montrer cette réalité dans ce qu’on pourrait appeler de la littérature engagée ?
C’est lié à ma conception de la littérature et à ma façon de faire de la littérature. Je pense que je pars d’un besoin d’écrire, d’un besoin interne d’expression qui me donne un sens dans le monde. Je pense que les expériences que j’ai vécues au Salvador, à la fois dans ma petite enfance, dans ma jeunesse et plus tard, lors de mes différents retours, sont déterminantes. Je pourrais dire que le temps passé au Salvador et au Mexique sont les deux parties les plus intenses de ma vie jusqu’à maintenant.
Cela m’amène à me plonger dans ma mémoire réelle et sans doute inventée — car on dit que les souvenirs ne sont pas réels mais inventés. Cela me relie à une géographie, mais surtout à une manière d’être, à une culture et, d’une certaine façon, à une manière de comprendre le monde. Je comprends que ce n’est peut-être pas la meilleure, mais c’est celle dont j’ai hérité et dans laquelle j’ai été formé. Le Salvador est donc au centre de mon œuvre, mais aussi l’Amérique du Sud dans une large mesure, car il y a aussi le Mexique, le Guatemala, le Honduras. Le cadre régional, méso-américain est évident. Mais le cœur de ce cadre commence au Salvador, c’est là que mes expériences commencent.
D’autre part, je ne comprends pas l’engagement comme quelque chose d’imposé. Je ne peux pas me mettre à écrire un roman sur le début de la guerre au Salvador comme quelque chose d’obligatoire. Je ne fonctionne pas comme ça, simplement parce que je n’y étais pas, à la guerre. Pour moi, la guerre est quelque chose que je vois toujours en l’embrassant, comme si j’en faisais le tour, en faisant une circonvolution autour d’elle. Je n’ai donc pas l’intention de faire les choses de cette façon. Je ne cherche pas à m’engager dans une certaine vision du monde. Je m’engage plutôt envers moi-même, en termes de ce qui me pousse à écrire.
Je vais vous donner un exemple : Tirana memoria est un roman qui se déroule en 1944 au Salvador. C’est la rébellion contre Martínez, le coup d’État manqué, puis la grève qui suit. C’est le noyau central du roman. Mais mon but n’était pas de refléter 1944, c’était d’en sortir la chose intérieure parce que mon père a participé à ces événements et a été condamné à mort. Heureusement, tout cela est resté présent dans mon esprit. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tout cela ? Cette pulsion intérieure, ce vide — c’était un vide parce que si mon père m’avait raconté cette histoire, je n’aurais pas eu ce besoin. Mais il ne m’a rien dit parce que j’étais trop jeune. Alors je m’introduis dans ce moment en question et je construis, j’imagine des personnages, des situations, des circonstances qui me permettent de me libérer de cette pulsion, de ce besoin intérieur. C’est ma façon d’aborder les romans. Je n’ai pas de plan externe que je dois à tout prix suivre.
Au contraire, je dirais que mes romans sont presque toujours une remise en question d’un supposé engagement. Si vous regardez mon premier roman, La diáspora, il traite de manière critique de la gauche armée salvadorienne, à un moment où elle essayait de constituer un projet pour l’avenir du pays. Dans ces circonstances, j’ai publié mon roman, qui répondait à d’autres besoins internes et allait à l’encontre de ce que l’on attendait de moi — comme un soutien à la cause ; le roman était une critique des personnes qui pensaient se battre pour elle.
Cette pulsion ou ce besoin que vous évoquez peuvent-ils trouver une forme de satisfaction — au moins partielle, ce qui justifierait d’écrire d’autres romans ?
Oui, il s’agit d’une satisfaction telle qu’on ressent même un vide après, un vide parce que cette satisfaction est comblée. Cela permet en effet à d’autres d’émerger. Et je dois dire que mes œuvres sont capricieuses. Elles se présentent sans stratégie à long terme, comme celle que pourrait avoir, disons, un narrateur qui écrit à partir d’autres circonstances. Balzac ou Proust sont des narrateurs qui, lorsqu’ils se sont assis pour écrire leur œuvre, avaient dans une large mesure une carte claire de ce qu’ils allaient faire. Ce n’est pas clair pour moi. On peut bien sûr trouver des cohérences entre mes romans, mais la manière dont elles apparaissent est assez capricieuse.
Quelle a été la force motrice au moment d’écrire ce qui est sans doute votre roman le plus célèbre, Le Dégoût ? Rétrospectivement, quel rôle ce roman a-t-il joué dans votre œuvre : peut-on dire qu’il est central ?
J’entretiens une relation un peu paradoxale avec ce roman. Il a été crucial car il a permis à de nombreux lecteurs de me connaître dans le monde hispanophone — il n’a pas beaucoup quitté ce monde, il n’a presque jamais été traduit. Bien que je ne puisse pas m’en passer, ce n’est pas pour moi mon roman central, sur lequel j’aurais tout misé. C’est plutôt un roman qui m’est arrivé et qui m’est venu presque comme un spasme. En réalité, je pense que le grand pari de mon œuvre se reflète dans les romans qui lui font suite, dans l’univers narratif de la famille Aragón.
Le Dégoût a reflété un moment très précis du Salvador qui, dans le cadre de la littérature d’Amérique latine, a été un point de rupture en termes des visions nationales qu’on avait à ce moment-là. Il s’ajoute d’une certaine manière aux romans latino-américains — comme La Virgen de los sicarios de Fernando Vallejo — qui sont de grandes critiques de l’idée de la nation. Ce qui est intéressant, c’est que je n’ai pas vraiment cherché à faire une critique intellectuelle de l’idée de la nation. Avec Le Dégoût, ce que j’ai fait, c’est faire ressortir mon grand ressentiment pour un échec. J’avais échoué dans un projet journalistique et j’ai donc inventé un personnage qui dit des choses que j’avais entendues, qui dit des choses que je ne pense pas bien sûr, mais cela m’a permis de faire sortir cette pulsion de l’échec. Il est sorti très rapidement, en deux mois seulement, et je ne savais même pas s’il était publiable. Je n’ai jamais imaginé tout ce qui pouvait arriver. Après la publication, cela a commencé à avoir des répercussions, au point que des gens se sont mis en colère contre moi et m’ont dit de quitter le Salvador parce qu’ils allaient me tuer.
Je n’ai pas écrit dans la perspective de la grande provocation nationale mais plutôt avec le plaisir du rancunier, je dirais.
Si vous n’aviez pas ce but a priori, ce résultat de « grande provocation nationale » dans la réception et la critique du roman a-t-il changé quelque chose dans la conception de vos publications ultérieures ?
Pas vraiment. Le monde littéraire salvadorien, où le roman a fait du mal, est un monde très réduit ; il n’y a pratiquement pas eu de critique littéraire du roman. La critique était très viscérale, comme quelque chose de politique. Bien que cela m’ait affecté et m’ait causé de la peur, de l’anxiété parce que les gens avaient réagi de façon si extrême, cela n’a pas beaucoup changé la façon dont j’ai décidé d’affronter le phénomène littéraire et la façon de faire de la littérature.
Je me suis habitué à faire de la littérature, à écrire sans marché, sans critique, sans ces éléments de stimulation qui sont normaux dans une autre société. Quand Le Dégoût est arrivé, ma vie a un peu changé : je ne suis plus retourné vivre au Salvador. J’avais déjà vécu à l’étranger plusieurs années : le changement est fort au début, à cause de la menace, mais cela ne change pas ma façon d’écrire — puis vient Insensatez, qui est encore plus fort. Cela n’a certainement pas été décisif dans ma compréhension de la littérature, mais cela a été décisif dans ma façon de survivre dans le monde, où j’ai dû trouver une autre vie.
Diriez-vous que ce changement a également influencé la manière dont vous en êtes venu à représenter la société salvadorienne, d’un processus de représentation depuis un « l’intérieur » vers un « extérieur » ?
Non, je n’ai pas pensé à cela à l’époque. Tout ce que j’ai écrit pendant dix, douze ans se passait au Salvador. Les trois derniers romans ne se déroulent pas dans le pays, et les deux derniers sont ceux qui se déroulent plus loin. El sueño del retorno se déroule au Mexique mais est imprégné du Salvador, tout comme dans La diáspora. Lorsque l’histoire se déroule aux États-Unis ou au Mexique, la question culturelle est moins éloignée que lorsqu’elle se passe en Suède, comme dans mon dernier roman. Quand j’ai écrit Le Dégoût, je n’avais pas l’intention de quitter le Salvador. Je n’écris pas sur la base d’intentions, mais sur la base de la façon dont je ressens les choses.
Quel procédé vous semble le plus intéressant et le plus efficace dans la dynamique d’une histoire ?
Je peux l’expliquer par la satisfaction que j’éprouve avec le livre que j’écris. Je peux dire que Moronga, qui est un roman qui se déroule avec des Salvadoriens aux États-Unis, est mon plus grand effort littéraire à ce jour. J’ai mis beaucoup de temps à l’écrire parce que j’ai dû accumuler des choses en moi pour les faire exploser. Je venais de changer radicalement de vie, j’étais aux États-Unis depuis plusieurs années et il était naturel que cela se passe ainsi. Les romans sur le Salvador écrits de l’extérieur me donnent beaucoup de satisfaction car ils reflètent une relation avec ma mémoire plus lointaine. Il est plus difficile de savoir comment ils fonctionnent vis-à-vis des lecteurs. Parce que les lois de la distribution, du marché, de la critique ne sont pas entre nos mains. Un écrivain comme moi, dans une large mesure, continue à écrire pour lui-même, pour ses lecteurs, parce que je n’ai pas ce qui est à proprement parler un marché intérieur, comme l’aurait un écrivain français qui peut tout mesurer. Dans mon cas, mes livres n’arrivent même pas au Salvador. Et si je mets mon oeuvre dans le champ de la littérature latino-américaine — qui est si fragmentée — je manque d’informations pour avoir une vision exacte de la façon dont elle est reçue dans chaque pays, pour savoir même où mes livres arrivent ou non. C’est l’Espagne où je suis le plus à même de savoir quelle est la réception de mon œuvre, car c’est un marché plus isolé, dans le sens où il est très centré sur lui-même. Mais je n’ai aucun moyen de savoir comment mes livres sont reçus au Chili, en Argentine, ou même au Salvador ou au Mexique.
En parlant de la géographie de la langue espagnole, vous avez dit que vos histoires sont « imprégnées » du Salvador. Comment trouver le juste équilibre entre une couleur locale et l’universalité qu’entend proposer le roman ?
Ce sont deux choses différentes. D’un côté, il y a le métier d’écrivain ; et de l’autre, la vision du monde. Le métier se développe au fil des années, c’est quelque chose qu’on assume — ou non — dès le départ, dans la manière de se rapporter à ses personnages, à l’intrigue, quelle distance prendre ou pas. Et ce travail implique aussi le langage, qui est essentiel dans le sens de la construction d’une langue, qui ait une couleur locale et en même temps une universalité. Je pense que le travail ici s’exprime surtout dans un jeu d’équilibre entre le local et l’universel de l’espagnol. Et d’autre part, la vision du monde est de savoir que malgré ce qui se passe dans l’histoire qu’on raconte, en fin de compte, on écrit sur un monde qui intéresse pratiquement très peu de gens. C’est un monde lointain qui n’intéressera que les personnes qui en sont issues.
Cette vision vous donne un certain courage pour raconter les réalités plus efficacement. Je pense que plus on remonte dans le temps, plus le défi est grand en termes de langue. Je dirais que la contemporanéité comprise en décennies est beaucoup plus facile à assumer dans la langue ; on parvient à mélanger la couleur et perception locales, le son local de la langue, l’usage, l’accent, les doubles sens et en même temps, tout en faisant en sorte que cela acquiert une vision universelle. Quand on remonte plus loin dans le temps, c’est plus compliqué, car on a plutôt tendance à standardiser. Si j’écris un roman sur l’année 1944, il est beaucoup plus difficile de retrouver les tournures de la langue de l’époque au Salvador, qui est un pays où il y a peu de travaux sur l’histoire. Et par ailleurs, je n’aime pas faire autant de recherches pour écrire un roman.
Le roman n’acquiert pas d’universalité si l’on n’a pas une vision un minimum générale de la façon dont les choses se passent. Je pense qu’il est très difficile, si l’on vit dans un trou, de dire que ce n’est pas le paradis : il faut sortir du trou pour voir la dimension du trou, ce qu’il y a autour du trou et les certitudes, surtout quand on crée ses propres personnages pour qu’ils puissent être vus au-delà du trou.
En suivant votre métaphore de cette espèce de grotte salvadorienne — ou latino-américaine — diriez-vous qu’il existe une particularité latino-américaine, comme García Márquez a pu le dire lorsqu’il a affirmé que les écrivains latino-américains n’avaient pas besoin d’imagination comme les écrivains européens, car ils devaient seulement écrire et décrire leur environnement et leur réalité ?
Cela ressemble au discours de quelqu’un qui vend de l’exotique. Je ne vois pas la littérature comme cela : il est vrai que la réalité latino-américaine est très forte, sanglante, mais beaucoup de réalités le sont, et dans le monde il y a toujours eu des civilisations qui ont vécu avec elles. Je pense vraiment que cela arrive partout, ce n’est pas spécifique à l’Amérique latine.
Souvent, l’Amérique latine est invraisemblable. Pour comprendre cela, il suffit d’écrire que quelqu’un a essayé de tuer Cristina Kirchner en appuyant cinq fois sur la gâchette du pistolet et qu’il a échoué parce qu’il avait oublié de charger l’arme au préalable ; ou si vous écrivez qu’au Japon, un type avec une arme qu’il a fabriquée dans son garage tue le premier ministre, qui n’avait pas de garde du corps. Les réalités sont riches, où qu’elles se trouvent. L’une ou l’autre de ces deux situations pourrait paraître fictive, tout comme ce qui se passe au Salvador.
Je pense que, lorsque García Márquez écrit ces mots, il donne un contexte à son œuvre, mais pas à l’œuvre latino-américaine. Il suffit de regarder tous les écrivains qui ont une vision du monde qui n’a rien à voir avec ce romantisme.
On raconte que lorsqu’Asturias était à Paris, il aurait parlé à Valéry de son projet de roman — Monsieur le Président — et ce dernier lui aurait répondu qu’il devait faire quelque chose de plus universel car personne ne s’intéresserait au Guatemala. Et de fait, le roman en question d’Asturias se déroule bien au Guatemala sans que cela soit nécessairement explicite. N’y a-t-il pas quelque chose de similaire dans Insensatez : l’histoire se déroule bien sûr au Guatemala, mais en même temps par certains aspects et moments, cela pourrait aussi être, par exemple, le Salvador ?
C’est drôle, quand Tusquets a publié le roman en Espagne en 2005, les deux principaux journaux de l’époque avec leurs suppléments littéraires — El País avec Babelia et El Mundo avec El Cultural — ont écrit des critiques très importantes, et certaines l’ont même nommé le livre de la semaine. Dans les deux journaux, les journalistes ont dit que c’était un formidable roman sur ce qui s’était passé au Salvador. J’ai été surpris, car si l’on parle de cachiquel 1 dès la première page, il ne fait aucun doute que l’on parle du Guatemala. J’ai été surpris par le niveau d’ignorance de la réalité latino-américaine.
Le but de ce livre était de parler d’un débat qui a lieu au Guatemala. Le Guatemala est un pays très marqué par les témoignages et le succès de ce genre littéraire, probablement à la suite du prix Nobel décerné à Rigoberta Menchú. À l’époque, lorsqu’elle a reçu le prix, un débat a été ouvert sur son livre par des universitaires nord-américains. Puis j’ai entrepris de publier moi-même un roman sur le témoignage. J’ai utilisé les témoignages dans le livre et j’ai essayé de les voir comme le ferait un personnage totalement tourmenté. C’était le but initial. Un autre but, c’est vrai, est qu’il y avait des choses très proches de la réalité qui nécessitaient une teinte plus universelle à l’histoire : elle pourrait être appliquée au Pérou, au Salvador, qui ont connu ce niveau de sauvagerie, de génocide. Mais l’objectif était de sortir le roman du cadre du débat sur le témoignage et de le placer dans le champ de la fiction.
Il me semble que Insensatez présente une particularité très intéressante : bien que le roman aborde les grands thèmes qui structurent toute votre œuvre, comme la violence, la peur, la paranoïa — à la limite de la folie — il y a ici un traitement différent dans la mesure où ces sensations sont légitimées d’une certaine manière à la fin avec la confirmation des soupçons et des menaces. Pourquoi cette différence entre le cas du protagoniste de Insensatez et celui de Moronga ou de Erasmo de Un hombre amansado dont la paranoïa est totale et dont le narrateur nous laisse toujours dans le doute ?
Je pense que c’est le résultat de ce processus que Roque Dalton a résumé dans un vers : « les conditions dans lesquelles j’écris sont la clé de ma poésie ». Il faut comprendre ces conditions pour comprendre ce qu’il dit.
J’ai commencé à écrire Insensatez à un moment particulier de ma vie, lorsque j’étais au Mexique et que je survivais en tant que journaliste. Le groupe dont je faisais partie jusqu’alors avait été ostracisé pour des raisons politiques. La plupart de mes collègues étaient Mexicains, et ils ont réussi à entrer dans d’autres médias, mais pas moi. J’ai dû retourner au Guatemala pour chercher du travail, et le journaliste Rubén Zamora, aujourd’hui en prison, m’a proposé un poste dans un journal dont Juan Luis Font était le directeur à l’époque.
J’allais donc quitter le Mexique, mais j’avais très peur de retourner au Guatemala. Ainsi, alors que j’étais dans une sorte de chapelle ardente en attendant de retourner au Guatemala, je n’avais pas encore été pleinement approuvé pour le poste, quelques mois se sont donc écoulés, pendant lesquels j’ai commencé à écrire le roman avec une sérieuse anxiété, en 2002-2003. Je racontais des événements survenus cinq ans auparavant, mais dans une large mesure, l’intensité du personnage et le fait que la réalité confirme ses craintes ont à voir avec l’intensité de ma peur de retourner travailler au Guatemala et de travailler dans un journal où le directeur avait besoin de gardes du corps et avait été victime d’attentats. Cette animosité à son égard est toujours aussi forte et d’actualité puisqu’il est maintenant en prison.
Dans ces conditions, je suis allé au Guatemala avec 70 % du roman déjà écrit à la main dans un carnet, mais avec une grande anxiété : c’est un changement par rapport aux autres conditions dans lesquelles j’ai écrit. Insensatez a été écrit dans des conditions de danger, dans une aventure dangereuse pour survivre, pas une aventure pour le plaisir de l’aventure. Ce n’est qu’après avoir quitté le Guatemala que j’ai pu terminer le roman. Je l’ai terminé avec beaucoup de crainte, j’avais peur que l’histoire ne trouve pas la voix qu’elle avait et que j’aie du mal à l’achever. Les conditions dans lesquelles les livres sont écrits déterminent l’intensité et la vision que peut avoir le produit final.
Dans Insensatez, on sent effectivement cette tension nerveuse dans la phrase.
Oui, cette tension nerveuse vient précisément de cela : quand je suis devenu le correcteur de témoignages au Guatemala, ce que je transmettais, c’était la peur. La peur que j’ai ressentie au Mexique, en sachant que je retournais au Guatemala pour travailler dans une entreprise qui faisait l’objet de nombreuses menaces, qui subissait des attaques perpétrées par les autorités et les militaires. C’est pourquoi les conditions ont eu une influence.
Vous avez mentionné Roque Dalton, quels sont les auteurs qui vous ont le plus influencé dans votre œuvre en général et dans Insensatez en particulier ?
Il y en a en général et dans Insensatez en particulier, mais aucun de précis ne me vient à l’esprit. Les écrivains sont souvent les personnes les moins qualifiées pour savoir ce qui nous influence et parfois nous ne voulons pas accepter ce qui nous influence. La vérité est que personne ne me vient à l’esprit.
Je pense que les influences s’expriment davantage à travers les livres et les accumulations. Dans les livres, il y a des influences générales que l’on accepte, que l’on suppose et que l’on croit vraies, qui peuvent ne pas être perçues d’une manière spécifique. Face à cette question, je mentionne toujours Onetti en termes latino-américains, que j’aime relire — bien que je ne sache pas s’il influence mon travail. Ce que je peux vous dire, c’est que, premièrement, je suis un lecteur autodidacte et, deuxièmement, je suis un lecteur très capricieux. Parfois, j’aime couvrir des périodes dans le sens où je m’empare d’une culture particulière, d’une langue, d’une époque et de ses écrivains, mais malheureusement je ne lis pas dans beaucoup de langues. J’apprécie le travail des aphoristes, des écrivains et des épistoliers et épistolières du XVIIIe siècle en France, je pense qu’ils sont fondamentaux, mais je ne sais pas s’ils influencent mon œuvre ou du moins je ne sais pas dans quelle mesure. La littérature allemande de l’entre-deux-guerres est également très pertinente, tout comme les Grecs auxquels je reviens toujours, ainsi que tous les classiques, notamment Sophocle. C’est un lieu commun, j’en conviens, mais il me débloque et me stimule. La famille Aragon vient de Sophocle bien sûr ; il est le premier à avoir mis en place la cohérence d’une petite œuvre à partir d’un noyau. Et cette même idée du monde se retrouve chez Faulkner, García Márquez, Onetti… Je pense que c’est intéressant car c’est une graine à partir de laquelle on peut travailler sur un nouveau monde dans différentes œuvres. Pour en revenir au roman latino-américain, Onetti, Rulfo, Ramón Ribeyro sont des auteurs que j’aime et auxquels je m’identifie. Mais c’est sans doute vous qui pouvez voir mieux que moi quelles influences sont présentes dans mes romans.
Dans Insensatez, il me semble que l’on retrouve quelque chose du modus operandi de Dalton, notamment dans le poème « La Taberna » de Los Testimonios (Les témoignages), où il enregistre et reproduit ce qu’un « je » poétique perçoit dans un bistrot de Prague. Diriez-vous que l’on pourrait le comparer à l’exercice de reproduction justement de témoignages auquel se livre le narrateur dans votre roman ?
À vrai dire je n’y avais jamais vraiment pensé. Roque Dalton, dans le poème de la conversation de « La Taberna », précise qu’il n’est pas responsable des opinions qui y sont exprimées. Disons qu’il se lave les mains parce qu’il était au service de la Cause, critiquée dans le texte. Cela fait une différence en termes d’approche des matériaux. Cela dit, vous faites référence en particulier à la structure. Je dirais qu’il y a une différence fondamentale en ce sens que nous ne savons jamais quelle est la voix de Dalton, on ne peut jamais l’identifier, même si le format du poème change, passant de l’italique à la majuscule. Il est difficile de suivre une voix, c’est un poème sans axe, très long — et l’un des grands poèmes latino-américains — et l’une de ses grandes vertus est qu’il n’y a pas de voix qui incorpore les témoignages dans un axe principal. Dans le cas d’Insensatez, en revanche, il y a une voix qui s’identifie comme le personnage central qui tisse les témoignages à partir de ses lectures, de ses peurs, de ses expériences.
En fait, les témoignages contenus dans le roman sont des témoignages que j’avais dans mon carnet lorsque je suis allé couvrir la situation au Guatemala en 1997. Ils ne sont pas dans cet ordre, car je ne m’intéressais pas aux faits mais plutôt à la relation du personnage avec son carnet. Il est donc vrai que les témoignages apparaissent comme dans le poème de Dalton, ordonnés de manière capricieuse. Car on ne comprend pas le sens hiérarchique autour duquel les voix sont structurées dans « La Taberna » : toutes les voix sont au même niveau, elles s’entremêlent. Ce n’est pas un contrepoint d’une ou trois voix, on ne peut pas les distinguer. En ce sens, « La Taberna » est une expérience poétique de haut niveau, je ne sais pas si la comparaison est tout à fait juste, car dans Insensatez il y a une voix centrale et une autre nécessité.
Le narrateur d’Insensatez est impressionné par le caractère littéraire — voire poétique — des témoignages qu’il cite. Contrairement à Adorno, qui disait qu’il serait impossible d’écrire de la poésie après Auschwitz, est-ce que votre roman dit, comme Agamben, que le témoignage peut créer la possibilité de la poésie ?
Je n’aime pas beaucoup les phrases grandiloquentes sur ce qui peut ou ne peut pas être fait. Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas non plus un grand ami de l’idée d’accorder au témoignage un caractère littéraire. Cela se produit en raison d’une circonstance très particulière ; c’est une réaction dont je connais l’origine mais dont je ne peux pas contrôler la conséquence.
Lorsque j’ai commencé à écrire, à la fin de la guerre civile au Salvador et pendant la première période d’après-guerre, au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, le témoignage était le genre dominant dans cette partie du monde. De même que le philosophe allemand disait qu’on ne pouvait plus écrire de poésie après Auschwitz, de même les universitaires américains engagés à Cuba et au Nicaragua, disaient qu’il était désormais possible d’écrire de la fiction en Amérique latine car le testimonio était le nouveau genre littéraire. On disait que le témoignage était né à Cuba, d’où l’idée de donner au témoignage le statut de genre littéraire avec les romans de témoignage. Cela a commencé à s’exporter et ces livres – comme ceux de Rigoberta Menchú, Omar Cabezas, etc. – ont été parrainés par l’académie américaine comme la nouvelle littérature avec l’idée selon laquelle la fiction n’avait plus de raison d’être. Dans plusieurs de mes romans, il y a une réaction à cela. Dans Insensatez, par exemple, les témoignages sont lus du point de vue de quelqu’un qui n’a aucun engagement. C’est pour cela que ma relation avec le témoignage est compliquée. Je peux le situer dans son cadre beaucoup plus général, et il est vrai qu’il existe des textes de témoignage de grande qualité littéraire, mais tout texte écrit par n’importe quel homme politique n’est pas nécessairement littéraire. Il est difficile de déterminer ce qui l’est et ce qui ne l’est pas. Mais, personnellement, dans Insensatez comme dans El arma en el hombre, il y a une réaction au témoignage qui n’est pas contre le témoignage mais contre l’utilisation qui en est faite, contre le fait qu’ils pensaient avoir inventé le témoignage et contre la mort supposée de la fiction.
Dans la première partie du chapitre 6, le narrateur évoque explicitement le « réalisme magique ». Accepteriez-vous de parler aussi de ce qu’on a appelé le réalisme violent ou même le réalisme atroce dans ce passage particulier mais aussi dans toute votre œuvre ?
Non. Parce qu’en tant qu’écrivain, je suis allergique aux catégories. Dans certains de mes romans, il y a certainement des éléments qui justifient qu’on puisse parler en effet de réalisme violent, surtout si on le compare au réalisme magique, aux romans de voyage. Cependant, si l’on y regarde avec une objectivité absolue, dans Insensatez la violence est seulement dans le texte qui est lu.
C’est la même médiation qu’il y a dans le Quichotte, qui lit des romans de chevalerie, et cela le rend fou, mais on ne perçoit pas la violence de ces romans de chevalerie. Il y a des romans dans lesquels il y a beaucoup de violence, comme dans El baile con serpientes. Il y a des scènes dures dans ce roman, mais les autres ne s’en approchent pas. Moronga évolue dans un domaine psychologique que presque personne ne touche ; beaucoup de mes romans se déroulent dans l’esprit de mes personnages. C’est le mouvement de leur esprit qui nous fait percevoir cette réalité et nous permet de la comprendre à partir de là. C’est un défi pour moi, celui de créer les mouvements de la réalité qu’ils perçoivent. Dans Insensatez, c’est un personnage ordinaire et son esprit réagit et s’agite face aux témoignages. Les faits sont secondaires car ils sont créés à partir de l’esprit. Il en va de même pour El Sueño del retorno, Moronga et El hombre amansado : ils se passent dans l’esprit du personnage à partir desquels ils sont racontés.
C’est une façon différente de percevoir les œuvres. Les romans les plus violents sont ceux où la violence n’est pas tant dans l’esprit des personnages que dans les faits en eux-mêmes.