Écrire l’histoire mondiale du XXe siècle, une conversation avec Nicolas Beaupré et Florian Louis

L'ambitieuse somme qui sort aux PUF sous le titre Histoire mondiale du XXe siècle veut faire acte de renouvellement : tenter de donner à lire une nouvelle histoire de ce siècle, telle qu'il est pensé et décrit par les historiens d'aujourd'hui. Les codirecteurs du volume reviennent sur leur démarche.

Nicolas Beaupré et Florian Louis (dir.), Écrire l’histoire mondiale du XXe siècle , Paris, PUF, 2022, 1152 pages, ISBN 9782130835752

Pourquoi avoir décidé de revenir sur l’histoire du XXe siècle ? Quelle était votre ambition en vous lançant dans ce projet éditorial ?

FLORIAN LOUIS

Cette Histoire mondiale du XXe siècle est née d’un étonnant constat : alors que les publications traitant d’aspects particuliers de l’histoire du siècle dernier sont extrêmement abondantes, les ouvrages en proposant un tableau d’ensemble sont au contraire fort rares – beaucoup plus rares, par exemple, que ceux sur le XIXe siècle qui a fait l’objet de plusieurs fresques d’envergure au cours de la décennie écoulée. Sans doute y a-t-il d’ailleurs un lien de causalité entre le foisonnement de l’historiographie du XXe siècle et la rareté des synthèses à son propos, le premier rendant les secondes particulièrement ardues à réaliser tant l’exercice suppose d’embrasser une bibliographie prolifique, multilingue et en constant renouvellement. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons d’emblée pensé notre projet comme une entreprise collective et constitué une équipe d’une cinquantaine d’historiennes et d’historiens pour le mener à bien. Malgré l’ampleur de la tâche, qui a nécessité près de deux ans de travail, ce livre nous semblait donc nécessaire. Et ce d’autant plus que les synthèses disponibles en librairie sur le XXe siècle étaient assez anciennes et reflétaient donc une historiographie datée, avant tout centrée sur l’histoire politique et les relations internationales. Nous voulions donc combler un manque en proposant aux lecteurs du XXIe siècle un récit renouvelé de l’histoire du siècle passé, représentatif de la manière dont les historiens l’écrivent aujourd’hui en revisitant les problématiques traditionnelles et en l’abordant au prisme de nouvelles comme l’environnement ou le genre.

NICOLAS BEAUPRÉ

D’autres raisons peuvent aussi selon moi expliquer la relative absence sur le marché éditorial de synthèses de ce type pour ce siècle. Les unes tiennent à la dynamique même de l’histoire du XXe siècle et les autres, qui en découlent, sont historiographiques. Le XXe siècle exacerbe les dynamiques déjà à l’œuvre au XIXe. Le nationalisme en est une parmi d’autres. Il se traduit par une fragmentation du monde, une multiplication des États qui rend une lecture globale du siècle sans doute plus compliquée qu’au siècle précédent, dominé par l’influence de grands empires dont certains avaient une vocation mondiale ou s’étendaient sur plusieurs continents. Sur le plan historiographique, sans même parler de la multiplication des « histoires nationales » qui résultent de cette fragmentation, la présence de massifs comme les études sur la Première, la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide, que les historiennes et historiens spécialistes de ces périodes ne sont même pas capables de maîtriser eux-mêmes entièrement, a rendu périlleux les tentatives de synthèse. Il nous a cependant semblé opportun de « tenter le coup » de proposer cette histoire mondiale en nous appuyant tout particulièrement sur le dynamisme de la recherche contemporanéiste française. Enfin, je dirais qu’il y avait aussi peut-être l’envie de faire le point, ou plutôt une « mise au point », au sens photographique, pour tenter de proposer une photographie à la fois détaillée et nette du siècle dernier dont l’image tend à se troubler. Comme enseignant, j’ai souvent constaté chez mes étudiantes et mes étudiants la difficulté à penser le monde dans lequel ils vivent et qui est largement tributaire de l’histoire du XXe siècle. Ils sont souvent très capables d’analyser un fait historique dans un contexte et un espace donnés, comme par exemple le génocide des Arméniens ou mai 1968 en France, mais éprouvent des difficultés à l’insérer dans l’espace-temps de l’histoire du monde au XXe siècle. 

Sur le plan historiographique, sans même parler de la multiplication des « histoires nationales » qui résultent de cette fragmentation, la présence de massifs comme les études sur la Première, la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide, que les historiennes et historiens spécialistes de ces périodes ne sont même pas capables de maîtriser eux-mêmes entièrement, a rendu périlleux les tentatives de synthèse.

NICOLAS BEAUPRÉ 

Justement, pourquoi avoir choisi d’écrire une histoire « mondiale » et que doit-on entendre par là ?

FLORIAN LOUIS

En qualifiant cette histoire du XXe siècle de « mondiale », nous avons d’abord voulu nous démarquer d’une historiographie qui demeure trop souvent empreinte d’européocentrisme. Un biais d’autant plus problématique s’agissant du XXe siècle qu’il se trouve avoir été le théâtre d’un puissant mouvement de mondialisation qui s’est notamment traduit par une provincialisation de l’Europe. On ne peut donc espérer en comprendre les dynamiques fondamentales sans s’astreindre à un constant effort de décentrement du regard afin de les envisager au prisme de leurs manifestations, parfois contradictoires, non seulement à l’échelle du monde, mais aussi à celle de chacune de ses parties. Il s’agissait donc d’articuler les échelles pour penser le XXe siècle dans ses manifestations à la fois locales et globales. 

En qualifiant cette histoire du XXe siècle de « mondiale », nous avons d’abord voulu nous démarquer d’une historiographie qui demeure trop souvent empreinte d’européocentrisme.

FLORIAN LOUIS

NICOLAS BEAUPRÉ 

La question des échelles est en effet fondamentale. Une “ »histoire mondiale » s’entend généralement par tout ce qui n’est ni national ni strictement continental. Même si, dans l’historiographie britannique, l’histoire globale, ou mondiale, est souvent une dérivée de l’histoire impériale et donc, paradoxalement, aussi de l’écriture de l’histoire nationale. Dans les « histoires mondiales » déjà parues, on met souvent l’accent à raison sur les interconnexions, les transferts, le transnational. De ce fait, des objets historiographiques spécifiquement mondiaux sont souvent privilégiés tels que les échanges, les circulations, les hybridations… Sans négliger ces champs de recherches qui sont bien présents dans notre livre et transversaux dans ses différents chapitres, nous avons voulu à la fois penser le « mondial » à l’échelle des grandes aires culturelles continentales ou sous-continentales pour saisir comment elles s’insèrent dans le monde et voient leur place évoluer, mais aussi saisir les grandes dynamiques qui animent le globe pendant cette centaine d’années et contribuent à le transformer : explosion démographique, accélération de l’anthropocène, violences extrêmes, contestations de la domination masculine, transformations du politique… pour ne citer ici que quelques exemples. Nous en sommes arrivés au constat que l’histoire mondiale du XXe siècle ne s’écrit pas comme l’histoire mondiale du XIXe siècle. 

N’y a-t-il pas quelque chose d’artificiel à « découper l’histoire en tranches » séculaires pour paraphraser Jacques Le Goff ? Qu’est-ce qui fait concrètement la consistance de l’objet «  XXe siècle  » et comment l’avez-vous délimité ?

FLORIAN LOUIS

Assurément, le siècle constitue l’une des constructions historiographiques les plus usitées mais aussi les plus problématiques quoique trop rarement questionnée : pourquoi faudrait-il considérer que l’histoire évolue à un rythme séculaire, que cette échelle temporelle arbitraire constitue une grille d’intelligibilité historiographique pertinente ? Le siècle est pour l’historien un instrument commode à condition de ne pas en être dupe. Il lui permet d’embrasser une unité de temps suffisamment longue à l’échelle de la vie humaine — trois ou quatre générations — pour espérer débusquer des ruptures et des continuités auxquelles il peut s’essayer à donner sens. Encore lui faut-il ne pas s’enfermer dans ce qui doit demeurer un instrument heuristique souple. C’est précisément la raison pour laquelle nous nous sommes refusés à apposer sur la couverture de notre ouvrage des bornes chronologiques. Avec Marc Bloch, nous partageons le constat qu’aucune loi n’impose que les années dont le millésime se terminent par le chiffre 1 coïncident avec les points critiques de « l’évolution humaine »1. Le XXe siècle ne court évidemment pas de 1901 à 2000. Mais se contenter d’en décaler les bornes vers l’amont ou l’aval ou de l’étendre sur plus ou moins de cent ans, ne suffit pas à lui donner plus de légitimité. Dans un facétieux et pénétrant essai intitulé Trahir le temps, Daniel S. Milo s’était d’ailleurs amusé à imaginer les répercussions qu’aurait eu un calcul alternatif de la chronologie de l’ère chrétienne prenant pour base l’Incarnation et non la Passion. En décalant de 33 ans le début de « notre » ère, la Première Guerre mondiale et les révolutions russes se trouvent « rapatriées » au XIXe siècle, ce qui modifie sensiblement la manière d’envisager le XXe2. L’unité temporelle séculaire n’est pas en soi inintéressante pourvue qu’on reste conscient de ses limites et qu’on ne cherche pas à en tirer plus que ce qu’elle ne peut offrir à l’intelligence d’un temps passé qu’il nous faut bien saisir au travers d’un récit – c’était la leçon de Ricoeur – qui suppose un début et une fin dont le caractère pour partie arbitraire n’interdit pas l’utilité.

Assurément, le siècle constitue l’une des constructions historiographiques les plus usitées mais aussi les plus problématiques quoique trop rarement questionnée : pourquoi faudrait-il considérer que l’histoire évolue à un rythme séculaire, que cette échelle temporelle arbitraire constitue une grille d’intelligibilité historiographique pertinente ?

FLORIAN LOUIS

NICOLAS BEAUPRÉ

Il ne faut en effet pas être dupes des découpages chronologiques. Ajoutons toutefois que si on a bien conscience que le « siècle » est une construction et un instrument bien commode pour les historiens et les historiennes pour scander le flux du temps historique, il n’en demeure pas moins que les contemporains d’une époque pensent aussi le temps et s’interrogent sur les périodes qu’ils traversent, les seuils que les événements qu’ils vivent leur font franchir. Événements qui les amènent parfois de manière rétrospective aussi à repenser les périodes passées. Le « siècle » a donc également une dimension performative. Il s’agit dès lors aussi de réfléchir à la manière dont les sociétés, à travers le monde, ont pensé le XXe siècle en relation les unes avec les autres et sans faire abstraction de ce que Jack Goody appelle le « vol de l’histoire »3. Il ne s’agit pas en effet d’imposer une fois encore une vision par trop occidentalo-centrée du XXe siècle. Il ne faut pas perdre de vue non plus que les frontières du siècle sont mouvantes et peuvent évoluer avec le temps. Pense-t-on le XXe siècle aujourd’hui comme on pouvait le faire il y a vingt ou trente ans ? Je ne le crois pas. 

Justement, à vous lire et même si vous vous refusez à lui assigner des bornes fixes, il est toutefois frappant que votre ouvrage, en rupture avec toute une tradition historiographique incarnée notamment par Eric Hobsbawm, opte pour un long XXe siècle. Comment justifier ce choix ?

La chute du mur de Berlin a été une indéniable rupture qui a bouleversé non seulement l’ordre géopolitique mondial mais aussi, par contrecoup, les manières de voir l’avenir. La tentation de l’optimisme était alors grande tout comme celle, sans doute légitime, d’y voir la fermeture d’un court XXe siècle qui se serait ouvert avec la Grande Guerre et la révolution russe qui en découla. Pourtant, dès 1994 avec le génocide des Tutsi du Rwanda et les violences extrêmes en ex-Yougoslavie, l’histoire d’un XXe siècle avec sa grammaire spécifique de violences, semblait loin d’être terminée. Les attentats du 11 septembre 2001 pouvaient aussi être considérés peut-être comme une charnière articulant un long XXe siècle avec le XXIe siècle naissant. C’est bien sûr une lecture qui en vaut une autre mais en tout cas, l’histoire étant fille du présent dans lequel elle s’écrit, le contexte d’écriture de notre histoire mondiale a sans doute pesé sur le choix de ce long XXe siècle qui est à la fois le nôtre et celui de nos auteurs que nous avions laissé libres de leur bornes chronologiques et qui ont tous, peu ou prou, opté pour un long XXe siècle. 

FLORIAN LOUIS

Le choix de faire commencer notre récit de l’histoire du XXe siècle bien en amont de la date canonique de 1914 est d’abord la résultante du caractère mondial que nous avons souhaité lui donner. Pour peu qu’on fasse l’effort d’envisager le siècle avec un regard non occidental, on s’aperçoit en effet que nombre des dynamiques qui le caractérisent s’enclenchent hors d’Europe et avant la Première Guerre mondiale, qui les catalyse donc plus qu’elle ne les génère. L’année 1905 qui voit une puissance non-occidentale, le Japon, prendre le dessus sur la Russie au cours d’une guerre qui préfigure par bien des aspects les « grandes guerres » à venir, constitue de ce point de vue un tournant majeur. À tel point que certains historiens envisagent aujourd’hui ce conflit sous les traits d’une « World War Zero »4. Il est qui plus est contemporain du premier génocide du XXe siècle dont sont victimes les Herero et les Nama du Sud-Ouest africain allemand. De même, s’agissant du spectre révolutionnaire qui hante le XXe siècle, l’arbre d’octobre 1917 à tendance à cacher la forêt à notre avis plus fondamentale que constitue la vague contestataire qui balaye la planète dans la foulée de la victoire nippone, frappant tour à tour la Russie (1905), la Perse (1906), l’Empire ottoman (1908), le Portugal (1910), le Mexique et la Chine (1911).

L’année 1905 qui voit une puissance non-occidentale, le Japon, prendre le dessus sur la Russie au cours d’une guerre qui préfigure par bien des aspects les « grandes guerres » à venir, constitue de ce point de vue un tournant majeur. À tel point que certains historiens envisagent aujourd’hui ce conflit sous les traits d’une « World War Zero »

FLORIAN LOUIS

Le XXe siècle n’est pas monolithique. Vous insistez dans l’ouvrage sur un certain nombre des « charnières » qui l’articulent. Pouvez-vous nous expliquer vos choix en la matière ?

NICOLAS BEAUPRÉ 

Les charnières, comme les dates de début et de fin, comportent une part d’arbitraire. Dans le cas d’un court XXe siècle, l’année 1945 s’impose assez facilement, tant il y a un avant et un après Seconde Guerre mondiale, même s’il ne faut pas surestimer sans doute l’homogénéité du temps des deux grandes guerres. L’idée d’une nouvelle guerre de Trente ans courant de 1914 à 1945 est en effet loin d’être acceptée par tous en ce qu’elle écrase les spécificités de ce qui se joue en 1941-1945 même si certaines dynamiques sont déjà bien perceptibles dès 1915. Dans le cas d’un long XXe siècle, le temps qui s’ouvre en 1945 ne se clôt pas en 1989-91. De ce fait, nous avons choisi un découpage ternaire du siècle. Il s’agissait alors de trouver un point de bascule entre 1945 et les années 2000. Comme le soulignent Christian Ingrao et Sébastien Bertrand dans leurs contributions, l’année 1979 qui a finalement été retenue n’est sans doute pas une charnière aussi nette que 1989 mais elle a ses mérites. Quelque chose se joue à l’échelle mondiale à la fin des années 1970 et au début des années 1980 qui annonce à la fois le moment 1989-91 et 2001 et donc l’entrée dans le XXIe siècle : le triomphe d’un néo-conservatisme et d’un néo-libéralisme en Occident, qui ne manquent pas de mettre en récit 1989 comme une victoire, l’émergence de forces islamistes radicales, la contestation concomitante, ouverte mais asymétrique de l’hégémonie des deux grands aux confins du Moyen-Orient et la déstabilisation de l’économie mondiale par une crise liée à l’accès aux énergies fossiles qui dévoilent un certain nombres des enjeux cruciaux à venir.

Pouvez-vous nous expliquer la manière dont vous avez structuré votre ouvrage. Pourquoi ne pas avoir proposé une histoire linéaire du XXe siècle, fondée sur un unique récit chronologique ? 

Le projet a d’emblée été pensé comme une œuvre collective. Nous souhaitions toutefois réserver une place importante à la mise en récit du siècle mais sans qu’elle soit exclusive d’autres approches. La première partie du livre avec ses trois long chapitres écrits par Charles Ridel, Aline Fryszman et Sébastien Bertrand, remplit cette fonction. Le lecteur peut se faire avec ces chapitres une idée à la fois claire et suffisamment détaillée de l’histoire événementielle du siècle en même temps que de ses lignes de forces. La seconde grande partie du livre interroge l’histoire mondiale du XXe siècle mais à l’échelle continentale et subcontinentale tandis que la dernière grande partie s’intéresse aux enjeux et aux dynamiques à l’œuvre au cours du siècle. Les différents chapitres de cette partie permettent de comprendre ce qui fait véritablement la spécificité du XXe siècle. 

FLORIAN LOUIS

Ce plan mêlant des chapitres chronologiques, géographiques et thématiques résulte aussi de notre volonté de ne pas imposer une lecture univoque du siècle. Il permet d’aborder de mêmes événements à plusieurs reprises sous des angles différents et donc d’en enrichir la compréhension. Surtout, nous souhaitions que le livre puisse être à la fois une somme dont le lecteur s’empare pour la lire d’une traite, mais aussi un usuel de référence dont on peut ne consulter, selon le moment et le besoin, que tel ou tel chapitre. Les index permettent précisément ce type de lecture et facilitent la circulation entre les différentes contributions que nul n’est tenu de lire dans l’ordre. Cette question de la structuration de l’ouvrage me permet aussi d’évoquer ce que nous n’avons pas voulu y mettre. Alors que nous consacrons de courts chapitres à des “zooms” sur des années – 1917, 1945 ou 1979… – ou des lieux – les pôles, l’Amazonie, New-York… – qui nous paraissent cristalliser les dynamiques du XXe siècle, nous nous sommes refusés à intégrer des chapitres biographiques. Non que nous souhaitions proposer du XXe siècle un récit désincarné, mais au contraire parce que nous tenions à ne pas négliger l’agentivité (agency) des femmes et des hommes ordinaires, ces « subalternes » dont le rôle moteur est trop souvent relégué au second plan, quand ce n’est pas aux oubliettes, par une historiographie focalisée sur l’action de présumés « grands hommes ». 

Lorsque l’on pense au XXe siècle, on a tendance à l’associer instinctivement aux guerres et aux violences. Est-ce une image trompeuse ou une triste réalité ? Le XXe siècle a-t-il été plus violent que les précédents ?

NICOLAS BEAUPRÉ 

Cette dernière question est difficile. À mesure qu’avance la discipline historique, nous découvrons de nouveaux massacres, réévaluons des violences minorées ou négligées des siècles antérieurs. Aujourd’hui, le XIXe siècle par exemple, est considéré de manière bien moins irénique qu’auparavant et peut aussi être vu comme un « siècle violent ». Cependant, le XXe siècle a été indéniablement un siècle particulièrement brutal. Il l’a été parce que des idéologies parfois antérieures à lui comme le nationalisme ou l’impérialisme, ou plus neuves, nées en son sein, comme les communismes et les fascismes, ont fourni de très puissants appareils de légitimation pour des violences extrêmes, y compris en dehors même du contexte des guerres, et ont contribué à faire émerger une nouvelle grammaire, moderne, de la violence qui ne s’est pleinement et véritablement exprimée qu’à partir du XXe siècle. Et qui l’a fait de manière paroxystique. Du fait de l’industrialisation et de la technicisation, les États ont vu aussi leurs moyens démultipliés, y compris pour faire la guerre. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se sont pas privés d’utiliser ces moyens. Quant aux populations, elles ont aussi été des actrices de ces violences et pas seulement des victimes, que ce soit au service des États, parfois criminels, ou contre ceux-ci. Il ne faut pas oublier que le XXe siècle a aussi été un siècle de révolutions et contre-révolutions. Il s’est même ouvert comme Florian l’a fait remarquer plus haut, par une ère de révolutions. 

Cependant, le XXe siècle a été indéniablement un siècle particulièrement brutal. Il l’a été parce que des idéologies parfois antérieures à lui comme le nationalisme ou l’impérialisme, ou plus neuves, nées en son sein, comme les communismes et les fascismes, ont fourni de très puissants appareils de légitimation pour des violences extrêmes, y compris en dehors même du contexte des guerres, et ont contribué à faire émerger une nouvelle grammaire, moderne, de la violence qui ne s’est pleinement et véritablement exprimée qu’à partir du XXe siècle.

NICOLAS BEAUPRÉ 

FLORIAN LOUIS

Cette question de la spécificité et de l’intensité des violences du XXe siècle fait dans l’ouvrage l’objet d’un riche chapitre rédigé par Bruno Cabanes auquel je renvoie nos lecteurs. Elle est, comme le souligne Nicolas, très compliquée à aborder, ne serait-ce que parce que le macabre bilan du siècle en ce domaine, sans commune mesure dans l’absolu avec celui des précédents, est à rapporter à l’explosion démographique et au « perfectionnement » technique dont il a été le théâtre. Surtout, le fait d’adopter une perspective mondiale conduit à penser les circulations des pratiques violentes dans le temps et l’espace pour repérer des continuités parfois négligées entre elles. Les historiens débattent par exemple aujourd’hui âprement de la réalité, de l’ampleur et de la nature des filiations entre le génocide des Herereo et des Nama et de celui des Juifs et des Tziganes d’Europe mise en oeuvre par les autorités du même pays à quatre décennies de distance5. Dès 1943, Simone Weil pouvait ainsi considérer que « l’hitlérisme consiste dans l’application par l’Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniale »6. Dès lors, caractériser le XXe siècle comme paroxystiquement violent peut relever d’une forme d’européocentrisme dans la mesure où on assiste surtout à une extension à l’Europe d’un “ensauvagement” guerrier dont le XIXe siècle offrait déjà nombre d’exemples sur d’autres continents. Qu’on songe à la révolte des Taiping qui, entre 1851 et 1864, fait entre 20 et 30 millions de morts en Chine.

Dès lors, caractériser le XXe siècle comme paroxystiquement violent peut relever d’une forme d’européocentrisme dans la mesure où on assiste surtout à une extension à l’Europe d’un “ensauvagement” guerrier dont le XIXe siècle offrait déjà nombre d’exemples sur d’autres continents. Qu’on songe à la révolte des Taiping qui, entre 1851 et 1864, fait entre 20 et 30 millions de morts en Chine.

FLORIAN LOUIS

Dans votre introduction, vous caractérisez le XXe siècle comme une ère de « paradoxes ». Quels sont ces paradoxes et comment les expliquer ?

NICOLAS BEAUPRÉ 

Le premier de ces paradoxes est probablement celui de la résilience des populations et des sociétés par rapport à ces violences extrêmes que nous venons d’évoquer. Malgré les grands massacres, les traumatismes à long terme qui les accompagnent, les sociétés humaines ont fait preuve d’une indéniable inventivité, pour au moins tenter de les surmonter. 

Un second paradoxe, étroitement lié au précédent, est peut-être à chercher du côté de l’agentivité des acteurs sociaux. Certes, les individus et des groupes sociaux n’ont pas attendu 1900 pour jouer un rôle historique mais le moins qu’on puisse dire c’est que le XXe siècle fourmille d’exemples ou face à des molochs étatiques dotés de moyens de contrôle toujours plus importants et plus efficaces, ceux-là ont su trouver les moyens d’agir et de s’exprimer. Un troisième paradoxe est peut-être à chercher du côté de la disjonction entre l’extraordinaire accélération technologique et scientifique soulignée dans notre ouvrage par le chapitre que Pierre Verschueren consacre aux sciences et aux techniques et une croyance dans le progrès humain fortement mise à mal au cours du siècle du fait des guerres, des génocides, des mésusages d’une « science sans conscience » et désormais de la prise de conscience des dangers encourus du fait du réchauffement climatique lié à l’activité humaine. 

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FLORIAN LOUIS

Ces paradoxes tiennent aussi parfois à des biais perceptifs liés, une fois encore, au prisme européocentrique qui demeure trop souvent instinctivement le nôtre. Je pense par exemple à la question religieuse à laquelle nous consacrons dans l’ouvrage un chapitre rédigé par Frédéric Gugelot. Vu d’une Europe largement sécularisée, le XXe siècle ne pouvait qu’être celui du désenchantement du monde et du triomphe de la rationalité occidentale, si bien que les manifestations de ferveur, voire de fanatisme religieux, qui gagnent en visibilité à la faveur du décloisonnement du monde post-guerre froide, peuvent nous paraître tout à la fois anachroniques et incompréhensibles. C’est précisément pourquoi il est si important d’adopter une perspective mondiale afin de relativiser le point de vue européen pour comprendre que c’est la convergence des espaces et des temporalités qui crée ce trouble en nous. Si le XXe siècle nous apparaît si riche en paradoxes, c’est donc aussi parce qu’il a vu culminer un processus de mondialisation qui a fait se rencontrer avec une intensité nouvelle non seulement des espaces mais des temporalités différentes, créant des effets de dissonances spatio-temporelles à la fois troublantes et instructives pour l’historien.

Au nombre des caractéristiques fondamentales du XXe siècle, vous mettez justement en avant la  « déseuropéanisation » du monde. Que faut-il entendre par là ?

D’abord une réalité démographique. En 1900, un être humain sur quatre est européen et de nombreux Européens ou descendants d’Européens vivent en Afrique, en Asie, aux Amériques ou en Océanie. En l’an 2000, l’Europe ne représente plus guère qu’un dixième de l’humanité et est devenue une terre d’immigration. La dynamique d’européanisation du monde qui culmine vers 1900 s’est ainsi muée en un processus de mondialisation de l’Europe encore à l’œuvre aujourd’hui. Ces mutations démographiques s’accompagnent logiquement d’un repli en termes d’influence, et ce d’autant plus que la prétention européenne à servir de phare à l’humanité apparaît pour le moins remise en question par les deux guerres mondiales et la Shoah dont elle est à l’origine et qui transmuent le berceau des Lumières en un « continent ténébreux »7. Certes, de nombreux héritages — linguistiques, religieux ou impérialistes — de l’hégémonie européenne sur le monde continuent à produire leurs effets, mais il s’agit là de résidus dont il ne faut pas exagérer l’importance tant beaucoup d’entre eux ont été décorrélés de leurs origines géographiques par le passage du temps et les processus d’hybridation qui ont abouti à retourner contre l’Europe ses propres armes. C’est pourquoi il importe, conformément au mot d’ordre de Dipesh Chakrabarty, de tirer les conséquences de cette déseuropéanisation du monde en « provincialisant » dans les esprits une Europe qui l’est déjà très largement dans les faits8. C’est précisément ce que nous avons cherché à faire en abordant le XXe siècle au prisme de la mondialité : non pas minorer et encore moins effacer la place et le rôle des Européens, qui furent loin d’être négligeables, mais les aborder, selon les mots de Romain Bertrand, « à parts égales » avec ceux des autres composantes d’une humanité au sein de laquelle leur poids et leur rayonnement sont allés en déclinant9.

La déseuropéanisation a été géopolitique mais aussi sans nul doute culturelle et morale.

NiCOLAS BEAUPRÉ 

Nicolas Beaupré, dans le chapitre que vous consacrez à l’Europe, vous montrez toutefois que celle-ci a su se réinventer.

NICOLAS BEAUPRÉ 

La déseuropéanisation a été géopolitique mais aussi sans nul doute culturelle et morale. Dès la Première Guerre mondiale, quelques visionnaires comme Paul Valéry avaient déjà conscience de la remise en cause du magistère européen qu’elle induisait. Avec la Seconde Guerre mondiale, cette remise en cause s’accompagne d’un indéniable déclin à tel point que l’Europe, acteur majeur des affaires du monde en est devenu un enjeu. De ce point de vue, le « projet européen » — dans sa pluralité, car il n’existe pas un mais des projets européens — que l’on présente le plus souvent, notamment au sein même des institutions européennes ou dans les organisations qui le promeuvent, comme étroitement lié à la pacification du continent et partant, du monde, doit selon nous être vu davantage comme un instrument destiné à enrayer le déclin et retrouver une forme de maîtrise du temps historique, en dépit des divisions, à l’échelle du continent et du monde. Reste à savoir si cette indéniable « réinvention » a été efficace, tant pour garantir la paix et limiter le recours à la violence — ce qu’on pouvait encore croire en 1989 mais déjà beaucoup moins cinq ans plus tard — que pour briser ou freiner la dynamique de déclin. Cette double question qui se posait aux Européens dès les années 1990, se pose avec encore plus d’acuité encore aujourd’hui. 

Justement, sommes-nous selon vous sortis du XXe siècle ?

Jacques Le Goff à propos du Moyen-Âge ou François Furet à propos de la révolution française ont montré tout l’intérêt qu’il pouvait y avoir à penser une période au-delà des limites qui lui sont généralement associées. De ce point de vue, on peut aussi légitimement s’interroger sur la « fin du XXe siècle ». La cruelle guerre actuelle menée par la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine s’inscrit dans nombre de continuités avec l’histoire du XXe siècle. Le dirigeant russe lui-même est un produit de l’histoire impériale et soviétique et il n’hésite pas à recourir à une rhétorique nationaliste et impérialiste qui revisite l’histoire du siècle précédent pour, aujourd’hui, justifier l’injustifiable10. Les Ukrainiens mobilisent des souvenirs historiques puisés dans leur tragique histoire récente pour soutenir leur combat défensif. Les analystes eux aussi recourent à des analogies avec les guerres mondiales, repèrent des persistances avec les temps de la Guerre froide… Ce n’est pas très étonnant car une bonne partie de l’humanité actuelle a connu le XXe siècle. Cependant, on peut aussi considérer que nous nous trouvons précisément dans un entre-deux, dans une période transitoire entre deux époques, qui s’est ouverte précisément comme nous l’avons fait remarquer plus haut, au tout début des années 1980. De ce point de vue, nous nous trouvons encore au XXe siècle, mais aussi déjà au XXIe siècle. 

De ce point de vue, on peut aussi légitimement s’interroger sur la « fin du XXe siècle ». La cruelle guerre actuelle menée par la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine s’inscrit dans nombre de continuités avec l’histoire du XXe siècle. Le dirigeant russe lui-même est un produit de l’histoire impériale et soviétique et il n’hésite pas à recourir à une rhétorique nationaliste et impérialiste qui revisite l’histoire du siècle précédent pour, aujourd’hui, justifier l’injustifiable.

NICOLAS BEAUPRÉ 

FLORIAN LOUIS

Nous sommes en effet confrontés sur le plan géopolitique à une situation d’interrègne au sens gramscien du terme — « l’ancien meurt alors que le nouveau ne peut pas naître »11 — dont le Grand Continent s’efforce précisément de saisir les contours12. Il nous manque le recul qu’offre l’installation et la pérennisation d’un nouvel ordre pour pouvoir assigner de manière définitive une clôture au XXe siècle. Peut-être celle-ci est-elle en train de se tracer sous nos yeux en Ukraine. Le parallèle est en effet frappant entre la défaite russe face au Japon en 1905, que nous avons choisie pour ouvrir notre XXe siècle, et les difficultés que rencontre aujourd’hui l’armée russe sur le théâtre ukrainien. Dans les deux cas, contre toute attente, la puissance russe que l’on croyait promise à une victoire facile est mise en échec par des pays dont la résilience et l’agilité avaient été sous-estimées. Si elle se confirme, la débâcle militaire russe actuelle pourrait sans doute engendrer des bouleversements aussi profonds que ceux qui ont suivi la déroute de 1905 dont les conséquences, ainsi que je l’expliquai plus haut, ont été d’envergure planétaire. Et, qui sait, inaugurer l’entrée dans un nouveau siècle.

Le regard que vous portez sur le XXe s’est-il trouvé modifié par la rédaction de cet ouvrage ?

Assurément, on ne sort pas indemne d’un tel travail et des nombreux échanges et relectures qu’il a suscités. L’un des aspects qui m’ont le plus frappé est sans doute l’ampleur des circulations transnationales des idées et des pratiques dans un monde pourtant aussi souvent fracturé et cloisonné par des conflits profonds et récurrents que l’a été celui du XXe siècle. Même à l’apogée de sa bipolarisation, durant la guerre froide, ce qui se produit en un point du globe n’est jamais sans plonger des racines ailleurs ni sans avoir des répercussions sur tous les autres. À la lecture des contributions qui composent ce gros ouvrage, on est souvent frappé par des parallélismes, des résonances et des corrélations inattendues entre des réalités qui sont généralement traitées isolément par les historiens et dont on s’aperçoit qu’elles gagnent à être pensées de concert. Cela m’a conforté dans la conviction qui avait été la nôtre dès le départ du projet que l’histoire du XXe siècle ne pouvait se penser qu’à l’échelle mondiale. 

NICOLAS BEAUPRÉ 

D’un point de vue personnel, ce livre m’a permis de mettre mes idées au clair. Il m’a plutôt conforté, comme spécialiste de 1914-1918 et spécialiste, entre autres, de l’Allemagne au XXe siècle, que 1914 est moins un commencement que le précipité de dynamiques antérieures qui commencent à être visibles dans la décennie qui précède la Grande Guerre. Pour le reste, je suis né en 1970, et je suis donc entré dans l’âge adulte avec la fin espérée du court vingtième siècle, la chute du mur de Berlin. Ce d’autant plus que je suis franco-allemand. Mais comme historien, cela fait quand même un certain temps que j’ai fait mon deuil d’un court XXe siècle où une fin heureuse en Europe aurait comme par miracle effacé des décennies de tragédie dans le monde. Avec toute l’admiration que je peux porter aux grandes synthèses à l’échelle mondiale ou européenne parues dans les années 1990 et 2000, il était temps de revisiter l’histoire du XXe siècle. 

Sources
  1. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949, p. 92.
  2. Daniel S. Milo, Trahir le temps (Histoire), Paris, Les Belles Lettres, 1991.
  3. Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.
  4.  John W. Steinberg, « Was the Russo-Japanese War World War Zero ? », The Russian Review, vol. 67, 1, 2008), pp. 1-7.
  5. Susan Neiman et Michael Wildt (dir.), Historiker streiten Gewalt und Holocaust – die Debatte, Berlin, Propylaen, 2022.
  6. Simone Weil, « À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français », in Écrits historiques et politiques, Paris, Gallimard, 1960 (1943), pp. 364-378.
  7. Mark Mazower, Dark Continent : Europe’s Twentieth Century, Londres, Allen Lane, 1998.
  8. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton University Press, 2000.
  9. Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre, Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle) : Récits d’une rencontre, Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Seuil, 2011.
  10. Nicolas Werth, Poutine historien en chef, Paris, Gallimard, 2022.
  11. Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, volume prima, Quaderni 1-5 (1929-1932), Turin, Einaudi, p. 311.
  12. Le Grand Continent, Politiques de l’interrègne. Chine, Pandémie, Climat, Paris, Gallimard, 2022.
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