Générations italiennes
Dans une village du Nord-Est de l’Italie, situé entre deux vallées, Ginevra Lamberti nous livre le récit d’une famille italienne qui traverse les années soixante-dix. Tandis que la génération des aînés fait face aux angoisses de la modernité, la nouvelle génération manifeste son désir d’explorer ce qu’il y a au-delà de la vallée. Dans cette histoire de famille originale, Ginevra Lamberti explore chaque personnage avec la même bienveillance en mettant en lumière les blessures de l’histoire italienne du XXe siècle.
Le troisième livre de Ginevra Lamberti est étroitement lié à son premier roman, La questione più che altro (Nottetempo, 2015), dans lequel apparaissait déjà La Vallée : un lieu réel de la Vénétie profonde qui a été transformé en un vrai chronotope, de l’étoffe de la meilleure littérature. Comme le laisse entendre le titre – qui fait écho à un célèbre vers dédié à la colline de Spoon River de Edgar Lee Masters – , il s’agit d’un endroit qui, au moins pour les jeunes qui ont eu la malchance d’y naître dans les années cinquante du siècle passé, est en quelque sorte en relation avec la mort. Ou du moins, c’est l’impression qu’en a Costanza, la protagoniste du roman.
Ayant grandi dans un milieu rural régi par des lois éternelles (« les vieux disent qu’il y a des règles et les règles sont dictées par la terre qui est en dehors de la maison, et ainsi on maintient debout la maison et nous-mêmes », p. 15), elle se sent dès l’enfance étrangère à ses vieux parents, qui, eux, se retrouvent parfaitement dans le temps cyclique de cet environnement (le père de Costanza « est né en 1905, mais ça aurait pu être en 1805 ou en 1705 », p. 17).
La maison de famille, jaune, perdue dans la province du nord-est italien, est l’un des pôles autour desquels le récit se développe. Le second est représenté par Rome, qui fait son apparition à la moitié du roman et où l’autre personnage principal, Claudio, est né. Entre les deux, toute une série d’étapes intermédiaires que Costanza devra traverser alors qu’elle s’efforce de s’éloigner le plus possible de La Vallée. La série d’événements intriqués qui porte Costanza et Claudio à se rencontrer, à tomber amoureux et à mettre au monde Gaia – un alter ego de l’autrice et la dépositaire de toutes leurs mémoires – est retracée par le biais d’une série de photogrammes, non ordonnées chronologiquement, sur une période qui s’étend sur au moins soixante-dix ans.
Costanza a longuement observé ses parents, profitant de leur manque d’attention pour elle. En eux, elle a vu tout ce qu’elle ne désirait pas pour elle-même. Elle sait que son père n’a jamais arrêté d’aimer sa première femme, décédée ; elle sait que sa mère déteste se confronter à sa dimension physique, tandis qu’elle se rend compte que « le corps est presque toujours un demi pas en avant par rapport à la conscience » (p. 33). Augusta est impénétrable et éloignée, Tiziano est absent à lui-même ; Costanza est donc toujours en fuite. Elle ne sait pas conduire un vélo, ni nager, mais elle arrive toujours à trouver des moyens qui l’emmènent loin de la maison jaune, en compagnie de camarades de La Vallée qui partagent sa sensation de claustrophobie, son désir d’explorer ce qu’il y a au delà, son sentiment de ne pas pouvoir communiquer avec la génération précédente.
Lamberti parvient à livrer de manière extrêmement vivante et forte une période qu’elle n’a pas vécue (elle est née en 1985) ainsi qu’une profonde fracture générationnelle : cette profonde « mutation anthropologique » – pour utiliser la définition de Pier Paolo Pasolini – qui a changé radicalement le visage du pays, incarnée par des jeunes comme Costanza qui ne se reconnaissaient plus dans la tradition paysanne qui les avait précédés. Voyageant en auto-stop, « avec le demi sourire de celui qui veut tout brûler » (p. 70), Costanza explore l’Ailleurs : il lui faut peu de temps pour finir à un concert et dormir sur un lit de fortune quelque part sur la côte adriatique. L’héroïne, personnage important du roman, fait sa première apparition dans sa vie en 1975, sous les traits débonnaires d’amis qui « font leurs affaires avec les lacets, la cuillère et les seringues » ; Costanza n’y perçoit aucune menace : « personne n’est encore mort, personne n’est encore enterré ». Dans ces années 70 commençantes, la vie lui semble une descente continue, une course à bout de souffle vers l’inconnu en compagnie de Livia, son inséparable amie.
Dans cette histoire de famille originale, l’amitié féminine joue un rôle central, comme on le comprend dès l’arbre généalogique qui ouvre le livre : du même tronc proviennent des personnages qui ne sont pas génétiquement liées mais dont la relation se révèle bien plus naturelle et forte qu’entre ceux qui partagent un lien de sang. Pour les personnages de Tutti dormono nella valle, c’est sans doute les liens électifs qui priment : si on regarde bien, soutient Gaia, « on devrait légalement bannir les liens de sang ». Dans la formation de Costanza, les échanges avec les amies sont centraux, et les désillusions les plus aiguës ne viennent pas des parents ou de ses amours improbables, mais du soupçon qu’un projet de vie partagé puisse se défaire parce que la vie pousse les amies dans des directions différentes.
Les rapports avec le sexe opposé, quant à eux, relèvent des déséquilibres pas encore stabilisés de la part d’une génération née dans un monde antérieur aux lois sur le divorce, sur l’égalité des époux, sur l’IVG : quand elles échangent sur les hommes qu’elles aiment, Livia et Costanza pensent souvent qu’ils apparaissent plus complets, qu’ils semblent « tout avoir ». Malgré les limites imposées par le genre et la classe sociale – ou peut être en vertu de ces contraintes – Costanza grandit et prend force, procède « par accumulation de destructions, mais elle procède quand même » (p. 99) et bouge d’une aventure à l’autre, de Milan à l’Allemagne. Un chien appelé Freedom est la trace de ses vagabondages des années 70 : au début de la décennie suivante, ce mot sonne ironiquement, alors que tout commencera à montrer son envers.
Dans la seconde moitié du livre, l’autre branche de l’arbre de Gaia apparaît pour la première fois : nous sommes en 1981 et nous savons de Claudio qu’il s’ennuie facilement, qu’il semble avoir disparu de la vie de Costanza depuis un certain temps et qu’il est en pleine crise de manque. Né dans un rione populaire dans les alentours du Colisée, Claudio est le fils d’une jeune femme tôt devenue veuve, et il a été tenu dans l’ignorance de la mort du père pendant un long moment, grandissant à l’ombre de sa grande nostalgie. Dès l’enfance, il est adorable et turbulent, refusant toute forme de discipline. Son adolescence s’est écoulée comme une aventure continue, un flux d’expériences vécu au comble de la légèreté. Puis quelque chose a changé, et la légèreté a pris une teinte plus grave : Claudio double son amour pour la drogue d’un goût pour l’argent, ce qui va le conduire à des magouilles qui vont largement le dépasser.
Pour Costanza, Claudio sera en même temps un amour immense et le déclencheur de la désintégration définitive de toute possibilité de réalisation personnelle : Costanza « savait faire beaucoup de choses, mais n’était spécialiste en rien. Sa spécialité, c’était de contenir Claudio » (p. 167). La vie du jeune couple sera un tourbillon de situations extrêmes, partagées par une portion de la population italienne dans les années de la diffusion de l’héroïne : entrées et sorties de cure, problèmes avec la justice, désintoxication et rechutes.
À ce sujet, les pages dédiées à l’« Auberge » sont remarquables : il s’agit ici d’une référence, non voilée, à la communauté de San Patrignano, déjà évoquée, sans la mentionner explicitement, dans La questione più che altro. À nouveau objet d’attention après la récente série-documentaire Netflix, qui a mis en évidence les lumières et les ombres de son histoire, la communauté projetée et dirigée par Vincenzo Muccioli (ici, allusivement, « le Grand Chef ») est racontée de façon fragmentée, montrant avec une grande efficacité ses contradictions, à commencer par l’imprévisible nivellement du conflit social en son sein : « Parfois, il semblait que là-bas l’héroïne avait mis à zéro les classes. Cela semblait également être la seule véritable démonstration du fait que l’argent ne fait pas le bonheur, et que le fait d’en disposer n’empêche pas la dépendance […] le truc avait pris une tournure étrange et avait fini par lui donner une cohésion sociale. » (pp. 167-168)
Un des nombreux points forts du livre est de mettre à nouveau en lumière une blessure encore ouverte de l’histoire italienne du XXe siècle, celle de l’incapacité de l’État à comprendre et à gérer la vague de toxicomanie qui a submergé une génération. Le récit, qui ne fait aucune place au moralisme mais où l’ironie, marque stylistique de l’autrice, est contagieuse, cède parfois la place à des lambeaux d’entretien, témoignages directs qui confèrent à cette fresque collectif une formidable vivacité : ainsi, avec la même netteté, on rappelle les débuts de la société de consommation (« en ces années-là des choses ont commencé à être à la mode ») et les bilans existentiels de la fin du siècle (« les lettres de changes n’ont pas de date d’échéance »).
Sur chaque histoire se pose le regard aigu et pénétrant de la narratrice, laquelle accompagne avec la même tendresse chaque personnage derrière la toile du temps : Augusta, le mère sans affection, devient ainsi seulement une fille des années 20, contrainte d’abandonner l’école primaire pour devenir une enfant-servante à Milan, où elle rêve des poupées qui coûtent plus que son salaire et où elle découvre la magie de l’opéra à la Scala. Fiorella, l’amie la plus anticonformiste de Costanza, va expérimenter à la première personne comment les classes sociales définissent avec grande netteté la frontière entre « les fous » et ceux qui peuvent se permettre d’être simplement des « excentriques ». Dans le tissu du roman, chaque nœud est important, ainsi que chaque personnage, et le tout semble contribuer à la construction de la grande tapisserie qui donne sens aux vies que Lamberti entremêle pour ses lecteurs. Sous ce point de vue, il faut prêter attention à toutes les références à l’écriture disséminées au long du roman. Tant Costanza que sa belle-mère Pia sont décrites par l’acte d’écrire : Costanza ressent ce désir pendant une aventure psychédélique ; Pia met sous forme de note une grande partie de sa vie dans un journal intime, auquel elle n’aura jamais le courage de raconter la vérité. La petite-fille, fille du grand conteur d’histoires qu’est Claudio, sera appelée à reprendre cette tradition : « les histoires étaient en un si grand nombre que Gaia avait l’impression concrète d’en être seulement un réservoir ». (p. 180)
Avec amour et férocité, Ginevra Lamberti recueille des lieux et des vies qu’elle a vus de près, consciente que « le début des choses ne se connait pas qu’on connaisse leur fin », et que toutes les choses, enfin, doivent devenir littérature.