Nuits blanches

Białe noce forme un recueil de treize nouvelles qui constituent le panorama d’une communauté dont les membres sont accablés par le même destin. Dans ses précédents ouvrages, l'écrivaine polonaise explorait déjà le thème de la frontière entre la réalité et le rêve, entre la mort et l’oubli.

Urszula Honek, Białe noce, Wołowiec, Czarne, «Proza polska», 2022, 160 pages, ISBN 978-83-8191-3, URL https://czarne.com.pl/katalog/ksiazki/biale-noce

Lueur fantomatique

Białe noce [Les Nuits blanches] est le dernier en prose d’Urszula Honek, que le lecteur polonais connaissait auparavant comme poétesse et autrice entre autres, des volumes Sporysz [Ergot] (2015) et Zimowanie [Hivernage] (2019). Dans ce livre de 2019, l’écrivaine explorait déjà le thème de la frontière entre la réalité et le rêve, entre la mort et l’oubli, qui trouve ici son plein développement. Honek donne vie à un univers tissé de relations fragiles et enchevêtrées, empli d’un sentiment d’impuissance et d’un découragement absolus.

Un peu comme dans le film d’horreur Midsommar d’Ari Aster, toute la monstruosité se déroule dans l’éblouissement de la lumière du jour. Mais, chez l’écrivaine polonaise, tout demeure calme et silencieux. Il ne s’agit pas non plus de se soumettre à un quelconque rituel, à une sorte de transgression – au contraire, dans la lumière éclatante de l’été, nous voyons les habitants d’un village endormi sombrer dans la grisaille, des habitants déçus, vivant des rêves inassouvis, aspirant à une mort rassurante. Dans le cas de Honek, la mort ne se laisse pas oublier ; sous diverses formes, elle perce à travers les témoignages de tous les personnages. 

Białe noce forme un recueil de treize nouvelles qui constituent le panorama d’une communauté dont les membres sont accablés par le même destin. Et ainsi, ces nuits blanches, cette obscurité existentielle se manifestant au milieu d’une journée ensoleillée et chaude, deviennent un représentant métaphorique de la destinée humaine. Dans cette prose psychologique, nous découvrons les personnages principalement à travers la narration à la première personne et les commentaires du narrateur à la troisième personne. Leurs expériences et leur langage sont variés ; nous entendons, entre autres, la voix d’une jeune femme, celle d’un enfant, celle d’un homme mûr.

Illusion et réalité

Le titre (Les Nuits blanches) rappelle la nouvelle de Fiodor Dostoïevski sur la relation entre l’éveil et le rêve, les songes et la réalité douloureuse. Le rêveur de Dostoïevski parle de lieux, de coins où le soleil ne brille pas, où l’on vit une vie différente, un mélange de pure fantaisie, de quelque chose de « flamboyant et idéal » et de purement banal, ordinaire et misérable. Le protagoniste de Dostoïevski vit ses illusions comme la réalité pendant les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. Les nuits blanches décrites par Honek se déroulent dans un tout autre cadre ; il s’agit des villages de Malopolska, Binarowa et Rożnowice, une petite communauté dont les membres sont unis par la similitude de leurs destins.

Cependant, les questions traitées par Honek et Dostoïevski sont, à certains égards, similaires. Dans les deux cas, une tension finit par émerger entre les rêves, la sensibilité et le besoin de proximité et la brutalité de la réalité. Tous les protagonistes ont des rêves et des besoins, mais ils ne peuvent pas se rencontrer car ils communiquent sur le plan des pulsions primaires, de la brutalité, du désespoir ou de l’avilissement. Les personnages tentent de réaliser leurs rêves et de construire une réalité dans laquelle l’amour trouverait sa place. Le sort misérable d’un des protagonistes, Pilot, en fournit un exemple : alors qu’il a décidé de creuser un étang pour impressionner une femme, il finit par s’y noyer, et l’étang devient sa tombe.

Les actions entreprises par les personnages sont désespérées et vouées à l’échec. Le lecteur ressent une inquiétude à mesure qu’il apprend le sort des habitants de cette communauté fermée. Les protagonistes se dirigent tout droit vers la mort et leurs actions sont souvent nées de la fantaisie, ils ne font pas la distinction entre la fiction et la réalité, ce qui les lie au protagoniste de Dostoïevski. Comme lui, ils vivent dans des rêves, ils veulent être ailleurs, pas dans leurs sales petits coins. Ce n’est pourtant pas la solitude et la paresse qui agissent sur leur imagination. Dans le cas de Honek, c’est l’impuissance et la brutalité criante de la réalité.

Ceci est bien illustré par l’histoire présentée dans le fragment intitulé Nuits blanches, le seul ou presque à se dérouler en hiver. L’histoire est racontée par Andrzej, parti avec Piotr et Pilot sur un site d’exploitation forestière, après avoir laissé sa sœur Henia (le récit de Henia nous apprend d’ailleurs qu’Andrzej a tenté de mettre fin à ses jours plus d’une fois). Il se le rappelle ainsi :

Le village ressemblait à une colonie déserte traversée par la lèpre ou le choléra, mais personne ne l’avait encore découverte. J’imaginais des gens avec des familles entières assis, desséchés, à des tables, avec des assiettes et des couverts dessus, une soupière découverte, mais il n’y avait que de la poussière et des mouches mortes au fond. 1

Andrzej répond au reproche de sa sœur : « Ne t’inquiète plus, une chienne s’occupera toujours d’un chien.  Tu ferais mieux de chercher ta mort si tu ne peux pas chercher ta vie.  » Deux thèmes chers à Honek se croisent ici  : la paralysie des relations axées sur la survie (la comparaison des gens aux chiens) et la recherche de la mort.

Mort commune

Chez Honel, la mort est liée à l’animalité, au fumier, aux viscères des animaux morts. Sa présence est très corporelle, mais aussi très individuelle :

À chacun ce qu’il selon ses mérites ou selon ses désirs.2

Il est calme, juste une mouche qui tourne au-dessus du fromage frais, que je vais recouvrir avec un torchon. Toi aussi, tu aimerais manger, petite mouche noire. Et sur quel fumier marchais-tu avant ? Quel chien mâchonnais-tu à l’intérieur quand il est tombé soudainement à côté du chenil, et qu’au dernier moment, il lui a semblé que quelqu’un lui caressait le dos ou l’appelait par son nom ? Comme la mort, tu ne fais pas la différence entre les animaux et les personnes, le salé et le sucré, et tu ne reconnais pas les couleurs, ni les noms. Tu viens tel que tu es et chaque cœur, foie et yeux encore ouverts t’appartiennent.3

Il semblerait que la vie des personnages de Honek consiste à mourir lentement. C’est le diagnostic fait par Helena, qui a tenté de se noyer dans la rivière, mais a été sauvée par Andrzej, le frère de Maryśka et Zośka.

À quoi pensais-je quand il n’y avait plus de retour ? Pour le reste de ma vie, personne ne m’a posé cette question, même si je sais que tout le monde y a pensé. Faire un pacte avec soi-même est pire qu’avec le diable, car alors il n’y a nulle part où se cacher, tous les coins sont éclairés par la lumière vive. Ici, les gens ne disparaissent pas comme ça, il est rare que quelqu’un choisisse la poutre et le corde. Plus souvent par tranches, lentement. Le chagrin ne les consume pas un seul instant, mais toute une vie peu à peu, et soudain ils n’ont plus de souffle, ils tombent et on ne dit que brièvement : « Il est mort, c’est dommage », et parfois non – tout le monde se disperse, agite la main et attend le prochain tombe creusée.4

Les personnages vivent dans cette léthargie angoissante. Dans Białe noce,les habitants meurent de plusieurs façons. Certains se suicident, d’autres meurent de vieillesse et d’autres encore à la suite d’un accident. Honek nous montre que la mort n’épargne personne, ni les habitants les plus âgés, ni les enfants. La mort peut arriver à tout le monde. Pendant que des parents travaillaient dans les champs, leurs enfants, les petites Helenka et Eleonora, ont été brûlées vives. Franek, qui a porté hors de la maison le corps calciné d’Eleonora, treize ans, est devenu fou et en est mort. La sœur d’Hanna, qui a essayé de se noyer, la folle Zośka, qui espérait l’épouser, ont commencé à s’entraîner à nouer des cordes.

Dans les témoignages des habitants, outre les façons de procéder de cette mort lente, on trouve aussi une cruelle solitude et une envie d’amour. Le langage poétique de Honek nous fait voir les personnages de Białe noce [Les Nuits blanches] comme des êtres profondément sensibles, mais leur sensibilité est réprimée, étouffée. Peut-être même inconscients, car ils fonctionnent dans le cadre de leurs instincts primaires. Dans cet univers créé par Honek, l’amour est impossible, les personnages échouant pour diverses raisons. On apprend l’histoire de Małgorzata, qui ne voulait de personne et a rompu ses fiançailles, celle de Maryśka, qui a d’abord dessiné des cœurs en l’air avec Antek et l’a épousé (ce que sa sœur regardait jalousement), pour être ensuite abandonnée par lui, devenir folle et parler aux morts, ou encore celle de Henia, que son amant Mirek embombine, séduit et chasse finalement alors qu’elle abandonne sa fille pour le suivre.

Horreur racontée par la poésie

Un atout indéniable de la prose de Honek est son langage très original et poétique, dans lequel elle combine des descriptions des instincts primaires de ses personnages, des moments naturalistes, avec des réflexions touchant à des questions générales sur le sens de l’existence. Cette langue poétique, comme la mort dans Białe noce, lie toutes les histoires que nous découvrons, et ressemble un peu à une voix de l’au-delà. Qui nous parle ? Le chapitre principal est raconté par Andrzej, qui, comme nous l’apprenons au fil du temps, a décidé de mettre fin à ses jours. Cela soulève une question : à qui le lecteur a-t-il déjà parlé ? Avons-nous communiqué avec un fantôme ? À qui raconte-t-il cette histoire ? Et les autres personnages ? Nous découvrons les différentes perspectives, mais les chemins de tous les personnages mènent au cimetière.

Sources
  1. Urszula Honek, Białe noce, Wołowiec, Czarne, 2022, p. 80
  2. Urszula Honek, Białe noce, Wołowiec, Czarne, 2022, p. 39
  3. Urszula Honek, Białe noce, Wołowiec, Czarne, 2022, p. 35
  4. Urszula Honek, Białe noce, Wołowiec, Czarne, 2022, p. 37-38
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