Cet entretien contient des éléments de l’intrigue du film Le Chant du Loup.
Après la chute du bloc communiste, l’hyper-puissance américaine semble avoir fait disparaître l’arme nucléaire de nos horizons pendant une trentaine d’années (Crimson Tide, qui peut rappeler le Chant du Loup étant peut-être le dernier film à imaginer les prémisses d’une catastrophe nucléaire). Seuls restaient des scénarios dystopiques — de La Route à Hunger Games — évoquant les mondes qui sortiraient d’un cataclysme. Le Chant du Loup raconte au contraire l’engrenage qui pourrait mener à la catastrophe, en faisant le choix d’une forme de réalisme. Comment ce scénario vous est-il venu ?
Pour moi il y a deux niveaux d’inspiration. C’était d’abord l’inspiration plus intime d’un drame que j’avais en moi depuis longtemps : deux personnes qui se connaissent extrêmement bien ne peuvent pas se parler et néanmoins, doivent arriver à se comprendre. C’est en arrivant dans un sous-marin pour la première fois, que j’ai compris que c’était le dispositif qu’il me fallait pour mettre en place ce drame.
D’autre part, quand j’étais en visite dans ce sous-marin, un peu par hasard puisqu’il se trouve que le commandant avait apprécié Quai d’Orsay et voulait que j’en signe une version pour son équipage, on m’a emmené dans la salle des missiles. Et dans cette pièce qui contient seize gros tubes numérotés, c’est-à-dire les fusées qui contiennent elles-mêmes plusieurs têtes, j’ai eu un moment d’arrêt. J’ai retrouvé le sentiment que l’on peut avoir dans une église ou dans une chapelle tout en ne pouvant m’empêcher de penser à ma fille qui à l’époque avait huit ans. Je me suis rendu compte qu’elle n’avait pas conscience de vivre dans un monde où ces choses-là existaient. Et pire, que ces choses-là étaient majeures et structuraient notre monde. Bref, je me suis rendu compte qu’elle allait un jour en avoir conscience, et qu’il faudrait qu’elle vive avec cette idée.
J’ai ressenti une espèce de frisson, entre l’angoisse et le choc que l’on peut ressentir devant la vérité. C’était une évidence qui m’apparaissait, au sens cartésien. J’ai toujours été travaillé par cette question de ce que les enfants devaient porter, ce qui est fait en leur nom et qu’ils ne savent pas. Quoi qu’il en soit, l’image de ces seize fusées toujours prêtes à partir — puisque c’est la base de notre dissuasion — et de ma fille qui l’ignorait m’a frappé.
Et vous avez décidé de tirer toute la potentialité cataclysmique de cette idée ?
Je pense que quand on réfléchit à un système en tant que metteur en scène ou scénariste, il faut le pousser au maximum. Il y a quelque chose de stimulant intellectuellement à essayer de comprendre comment fonctionne notre dissuasion nucléaire en la mettant à l’épreuve de situations imprévues. La dissuasion est un vrai système de pensée qui est fondé sur le modèle du doute cartésien. Elle se traduit par une question : comment faire en sorte qu’aucun scénario ne permette à aucun pays d’infliger à la France des dommages inacceptables sans subir en retour des dommages inacceptables ? Il s’agit donc d’une attitude de doute actif pour imaginer tous les scénarios possibles et les rendre impossibles. Évidemment, faire la liste de tous les possibles ne peut être fait de façon ultime : l’exercice est à renouveler en permanence.
C’est cette création spontanée de scénarios militaires qui aboutit à l’idée qu’il faut des sous-marins. Si on n’a que des forces nucléaires terrestres ou aériennes, et comme les avions ont besoin de bases fixes, il y a un scénario dans lequel un pays détruit ces forces. Dans ce cas, il peut, dans un deuxième temps, imposer un dommage inacceptable sans réponse inacceptable. La solution à ce problème est le sous-marin, et le concept de permanence à la mer. Mais de là découle qu’absolument personne – j’insiste — ne sache où est le sous-marin. Car sinon, de nouveaux scénarios sont possibles : par exemple, quelqu’un prend en otage la fille du président ou d’un amiral, et tente de lui extorquer l’information qui permettrait de détruire le sous-marin. C’est improbable, mais c’est possible. Cela doit être rendu impossible : le commandant du sous-marin fait son propre itinéraire, ne le donne à personne, et reste indétectable tout du long. L’ordre, de surcroît, est rendu irréversible pour dissuader tout ennemi de se lancer dans un scénario de chantage. Tout ce qui surprend, paraît aberrant, porteur de risque, dans la doctrine de dissuasion — en France comme dans tous les pays dotés de l’arme nucléaire — est le fruit de ce doute hyperbolique.
L’autre question, c’est comment faire pour que cette annihilation de scénarios dans la tête de l’ennemi potentiel fonctionne. Plus j’observais les marins dans le sous-marin, plus je voyais qu’ils étaient formés, eux, pour savoir ne pas avoir de doute. Car c’est un métier dans lequel le premier réflexe, si l’on reçoit un ordre du Président, c’est de se dire que l’on vit un cauchemar. Aucun sous-marinier de SNLE ne souhaite la guerre nucléaire. Ils savent très bien que s’ils reçoivent l’ordre de lancer la bombe, il est déjà trop tard : leur famille n’existe déjà plus. Ils sont entraînés en permanence à faire un geste de guerre de manière à ce que l’ennemi sache qu’ils sont capables de le faire afin, justement, que ce geste de guerre n’ait jamais lieu. C’est une démarche intellectuelle à plusieurs niveaux. Leur mission est d’abord de garantir qu’ils sont capables techniquement de le faire, ce qui implique évidemment des répétitions et des entraînements quotidiens. Mais il faut aussi qu’ils soient moralement capables de faire ce geste, c’est-à-dire d’assumer de recevoir un ordre et de l’exécuter. Il s’agit donc d’entraîner une conscience humaine.
Il m’a semblé intéressant d’interroger ce qu’il se passerait si l’ordre était donné pour une raison qui s’avérait erronée. D’autant plus si l’un des acteurs de la chaîne de commandement le savait. J’ai voulu situer les personnages à la pointe de la conscience humaine qui sait qu’elle fait partie d’un ensemble plus vaste avec une mission encore plus vaste dont le but est de faire en sorte que le jour J elle ne doute pas. Les mettre face à l’une des limites du système de dissuasion.
Mon pressentiment est que c’est là que se joue le vrai enjeu de notre époque : la différence entre l’homme et la machine. On dit toujours que l’être humain est faillible et qu’il sera remplacé par la machine. Cependant, une chose est sûre : si ce sont des algorithmes, aussi puissants et bien pensés qu’ils soient, qui sont chargés de déclencher ou non la guerre atomique, alors nous aurons une guerre atomique. Les seuls qui sont capables de sauver le monde sont aussi ceux qui l’ont mis en danger en créant ces armes : les humains.
La seule issue favorable devra venir de la fine pointe de la conscience humaine. La guerre nucléaire dépend de personnes qui s’entraînent toute leur vie pour avoir la conviction inébranlable qu’à un moment donné, ils appliqueront un système. Et en même temps, il faut que ces personnes soient aussi, in fine, capables de mettre en doute le système de façon exceptionnelle. Est-ce possible, et comment ? C’est cette question-là que j’ai voulu poser dans le film. Il ne s’agissait pas de savoir si c’est bien ou pas d’avoir une dissuasion ; ce sont des questions qu’on ne peut pas traiter dans un seul film, et je préfère laisser le public y répondre. Mais ce qui me paraît clair, c’est qu’il est impossible de modéliser d’avance cette pointe fine de la conscience humaine. Il est impossible de la transcrire en algorithme.
Cette réversibilité de la conscience humaine c’est à la fois être capable d’appuyer sur le bouton et en même temps de s’en empêcher. C’est extrêmement scénarisable parce que cela permet de vraiment d’individualiser ce genre de situation de catastrophes globales et de manière curieuse, il y a aussi quelque chose de cela avec Poutine. Les médias traitent beaucoup plus le conflit comme sa guerre que comme celle de la Russie : comment envisagez-vous ce retour de l’individu, ou du moins cette concentration sur une figure, un personnage de grand méchant ? Est-ce que cela pourrait donner matière à un scénario ou est-on trop dans Docteur Folamour ?
Dans ce cas, c’est peut-être un peu trop individualisé. Cependant, il ne faut pas oublier que dans le Léviathan, nous, en tant que société et individus, nous déléguons notre pouvoir à des individus, à des consciences. C’est aussi le cas dans la démocratie : nous déléguons notre pouvoir à un individu dont on ne peut pas savoir à l’avance comment il va réagir dans une situation extrême. C’est vrai pour Poutine aussi, on ne peut pas savoir à l’avance ce qu’il va penser de ceci ou de cela – en dehors même de la question de savoir s’il a, ou non, toute sa raison. Ce n’est pas modélisable de l’extérieur. Par la suite on peut avoir des faisceaux d’indices sur des choses, on peut analyser l’histoire. Est-ce que c’est scénarisable ? Tout est scénarisable. Est-ce que c’est un bon scenario ? Je ne sais pas.
Vous parlez de cette dualité de l’homme face à la machine mais dans Le Chant du loup n’y a-t-il pas quelque chose de l’homme face au système lorsqu’il s’agit de décider ? L’individu étant imprévisible donc potentiellement dangereux aussi, n’est-ce pas rassurant qu’il y ait une structure quand on parle notamment de nucléaire ?
Le mieux serait avant tout que cela n’existe pas. Et que de manière générale les armes n’existent pas.
Lorsque j’ai vu ces bombes et que j’ai pensé à ma fille j’aurais préféré qu’elles n’existent pas. Non seulement parce qu’il y a la possibilité qu’un jour il y ait une apocalypse nucléaire mais aussi parce qu’il faut vivre avec cette idée. On vit dans un monde où on a construit des choses qui peuvent tuer des millions de nos semblables en une décision. C’est difficile d’assumer cela.
Que ces armes existent maintenant n’empêche pas le fait que ce n’est pas trop tard pour les interdire. Mais le problème est le suivant : il faudrait se demander par quoi on remplace l’arme atomique si l’on veut maintenir la paix entre les grandes puissances. Un commandant de sous-marins disait que 3000 ans de civilisations et de philosophie n’ont pas apporté la paix dans le monde, contrairement à la dissuasion ces 70 dernières années.
Mais revenons à l’homme face à la machine. Chanteraide, le héros, est un type dont l’ouïe ne cesse de s’opposer à des machines qui lui disent le contraire de ce qu’il perçoit. Ce film n’avait de sens qu’en France où l’on continue de faire confiance aux hommes dans l’appareil militaire.
Pourquoi est-ce spécifique à la France ?
Cela vient d’un mélange de manque de moyens, d’intuitions profondes, de bricolage, et d’un certain cartésianisme sous-jacent. Malgré l’existence de sonars et de machines, les commandants de sous-marins ne prennent pas de décisions tant qu’ils n’ont pas regardé dans les yeux l’« oreille d’or ». Et malgré tout, cette confiance dans l’humain est fragile. Et c’est en cela que sa dualité avec la machine est intéressante. C’est précisément ce que j’ai voulu mettre en scène dans le film : les hommes — qui se conçoivent et qui doivent agir, dans l’instant fatal, comme des machines — face à la machine. À un moment donné, les premiers doivent transgresser les informations que leur donne cette dernière, car ils ont aussi une conscience.
L’homme ne doit pas être remplacé par une machine et en même temps il doit tendre à se comporter comme une machine tout en gardant sa faculté propre — que n’a pas une machine — à savoir la conscience. Comment trouver cet équilibre ?
En effet, ce n’est pas simple. Pour être efficace à plusieurs je pense qu’il faut une organisation dans laquelle l’individu s’efface devant les missions collectives, à condition qu’il n’oublie jamais qu’il peut toujours revenir à cet état de conscience d’individu. Mais il faut le faire à bon escient car on ne peut sans cesse critiquer le processus collectif. C’est compliqué : précisément, on ne peut pas en écrire l’algorithme, on ne peut pas en définir à l’avance les règles. En un mot, on ne peut pas poser à l’avance que chacun peut transgresser une règle s’il a un doute car on peut toujours avoir toutes sortes de doutes. C’est justement le fait que ce n’est pas algorithmisable qui est important. Il faut qu’une chose qui n’est pas algorithmique y compris dans les grandes décisions humaines demeure en permanence.
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On a l’impression d’assister à un jeu de miroir un peu méta entre les scénarios militaires et ceux de cinéma : un film peut-il alerter l’opinion comme le fait un conflit bien réel ?
En tout cas, le conflit ukrainien fait écho à la fiction. Au moment où je réfléchissais à mon scénario, l’hypothèse d’un coup de force russe sur un pays limitrophe me paraissait crédible. D’un point de vue narratif, cela permettait d’imaginer un scénario dans lequel l’Europe était indirectement menacée. J’avais été particulièrement pessimiste puisque j’imaginais l’invasion d’une partie du territoire finlandais, qui est dans l’Europe mais pas dans l’OTAN. Je l’avais notamment choisie parce qu’il y a des petites îles qui ne sont pas des enjeux majeurs pour les capitales européennes de l’Ouest mais dont l’annexion briserait l’intégrité européenne dans son principe. L’escalade justifiait un avertissement nucléaire russe — tout à fait crédible par ailleurs dans ce type de situation, comme on l’a vu récemment — dont j’avais besoin dans la construction de mon histoire.
Dans Le Chant du Loup les ordinateurs des sous-marins sont presque tous cassés et dans Quai d’Orsay, l’existence du chiffre est un gag récurrent par son obsolescence. La seule puissance nucléaire de l’Union est-elle à ce point dépassée ?
Je ne dirais pas qu’elle est obsolète, parce que cela marche. Mais je pense que cela marche de manière un peu fragile. Ça repose sur un personnel qui sait encore faire marcher des machines obsolètes et sait déjà faire fonctionner des équipements de pointe. Il me semble que ce que j’ai mis dans le Chant du Loup n’est pas hors propos.
C’est le fruit d’une politique du bricolage permanent. La longévité du matériel induit que l’on ne cesse de superposer les systèmes : par exemple, les sonars sont en permanence améliorés mais l’ordinateur quadragénaire est toujours encastré dans le mur de la salle des machines. Un sous-marin c’est un palimpseste de technologies. Il y des objets qui datent d’il y a trente ans, qui sont branchés sur des objets qui n’ont qu’un mois qui eux-mêmes dépendent d’un dispositif d’il y a dix ans. Il n’y a que les hommes — et des hommes très expérimentés — qui peuvent faire fonctionner tout cela. C’est vraiment un savoir humain. Le commandant et son second inspectent et vérifient en permanence que tout marche.
Les Français occupent une sorte de position médiane. D’un côté, les Américains sont en permanence dans l’investissement technologique. Même si les choses fonctionnent, ils les remplacent sans cesse par du neuf. Les Russes, au contraire, conservent tout ce qui marche jusqu’à ce que cela ne marche plus. La France est entre les deux : on aime bien quand même rester à la pointe donc on bricole entre les deux et on superpose les choses. Il faut donc des personnes assez fortes, dont l’habileté dépend – comme beaucoup de choses dans notre pays – de la qualité de nos filières de formation. Si les techniciens et les ingénieurs commencent à être moins formés, ce ne sera plus la même histoire.
L’un des principaux retournements du film est que le faux tir nucléaire était une opération sous faux drapeau. On perçoit la vitalité narrative de ce schéma, qui permet de nombreux rebondissements. Est-ce que c’est une vraie inquiétude de la part des décideurs militaires de se faire avoir par une puissance qui se ferait passer pour une autre ou un groupe terroriste qui se ferait passer pour un État ? Ou est-ce que c’est vraiment le scénariste qui a pris le pas sur le canal géopolitique que vous étiez en train de construire ?
Je répondrais oui aux deux questions. Après tout, Trump, qui était encore à la Maison Blanche il y a un peu plus d’un an, a dit peu après le déclenchement du conflit en Ukraine qu’il fallait attaquer la Russie avec des avions américains sous drapeau chinois… Il traîne un peu partout du matériel post-soviétique disponible pas très cher. Le fameux chef de cartel colombien El Chapo disposait de sous-marins pour transporter ses cargaisons de drogues : ils n’étaient pas nucléaires, bien sûr, mais cela signifie que son organisation est capable d’en acheter, et que ses hommes sont capables de les faire opérer. Bref, tout cela pour dire qu’un sous-marin lanceur d’engins coûte environ 200 millions d’euros… Comme quoi, le scénario du Chant du Loup n’est pas complètement impossible : le film ne va pas changer les scénarios de défense en France mais c’est bien de déployer des scénarios, des idées.
Il existe en France une « Red team » composée d’auteurs qui travaillent avec le Ministre de la Défense pour imaginer des scénarios, des perspectives à quarante ans. Est-ce que ce recours à la fiction est un signe que nous sommes entrés dans une période d’incertitude totale — une forme d’interrègne — qui oblige les pouvoirs publics à imaginer toutes les alternatives, même les moins probables ?
Je pense que ce n’est pas spécifique à notre époque. On a toujours besoin d’imagination lorsque l’on est chargé de la défense. L’une des raisons de la défaite de 1940, c’est le manque d’imagination d’une grande partie de notre état-major qui a été incapable de saisir de nouvelles approches tactiques. Ce recours à des spécialistes de la fiction n’en est pas moins intéressant : il montre que les militaires sont désormais conscients de l’importance de l’imagination.
On est sorti de la Guerre Froide qui était une sorte de partie d’échecs géante, où les deux protagonistes cherchaient sans cesse à avoir plusieurs coups d’avance pour gagner. Pendant ces trente dernières années, l’ancien bloc de l’Ouest n’a-t-il pas cessé d’oublier comment jouer aux échecs ? Le manque d’imagination était-il devenu une norme ?
Ce n’est pas seulement les États-Unis. Le rêve de l’après-guerre était justement de mettre en place un système dans lequel les guerres du XXème siècle n’existeraient plus. Je pense que cette projection fait aussi partie de ce qu’on appelle la dissuasion, du moins dans le sens d’un système qui gèle les conflits. Ce n’était peut-être pas un manque d’imagination, mais le fait que l’imagination était canalisée par ce rêve-là. Aujourd’hui, la réalité nous rappelle que cela n’est pas si simple. Il y a toujours une forme de paresse à se dire que les Américains vont nous protéger – peut-être moins en France que dans d’autres pays européens d’ailleurs. Reste donc ce rêve de l’après-guerre, que je comprends par ailleurs. Mais sommes-nous en train d’en sortir ? C’est possible. Ce qui est certain, c’est qu’il faut remettre l’imagination au travail.
Il faudrait même appliquer au réel des questions que l’on se pose dans la fiction. Une « loi » des fictions grand public veut qu’une arme qui apparaît dans un film à l’acte 1 sera toujours utilisée à l’acte 3. Est-ce que cela n’est pas le cas aussi dans la vie réelle ? C’est toute la question de la dissuasion.
Pour l’instant la diplomatie semble impuissante face à Poutine qui s’est joué de ses règles pour finalement toujours refuser l’engagement. Est-ce que les mots ont toujours de l’importance lorsque le camp d’en face fait recours à la force ? Pour aller plus loin, si votre alter-ego Arthur Vlaminck devait rédiger un discours pour la ministre des Affaires étrangères à l’ONU, comment est-ce qu’il s’y prendrait aujourd’hui ?
La diplomatie est toujours essentielle puisque nous n’avons que deux outils à notre disposition : la diplomatie et la guerre. Même quand on est dans une phase de combat, il est très important de maintenir la diplomatie. Même lorsque les négociations n’aboutissent pas, c’est important qu’elles aient lieu. On ne peut pas reprocher aux gens qui maintiennent le canal de la parole de le maintenir, même si elle ne produit pas de résultat aujourd’hui.
La question de la mise en scène de la diplomatie me paraît autre. Je retiens de mon expérience en la matière qu’à chaque fois qu’une négociation change la donne, elle était secrète. Quand je vois à la télévision qu’il y a une discussion entre deux personnes, je me dis que cette discussion ne sert probablement pas à grand-chose. Pour une raison simple : quand vous mettez en scène une négociation, vous perdez vos marges de manœuvre. Vous savez qu’à la sortie vous allez devoir communiquer et rendre compte à des groupes de pression, notamment les opinions publiques. Vous calculez vos coups non plus en fonction de l’objectif à atteindre, mais en fonction des réactions que susciteront les commentaires. Et la personne en face le sait. Elle peut en jouer.
Les mots sont par ailleurs essentiels dans toute guerre, pour s’opposer à la guerre lexicale que mène l’ennemi. Un exemple flagrant est bien sûr celui de Poutine et ses séides qui parlent de « dénazifier l’Ukraine ». On ne peut pas laisser flotter des discours qui tendent à déshumaniser une partie de la population.
En revenant sur l’importance des mots, on trouve dans le discours du patriarche Kirill une idée de guerre sainte menée par Poutine. Faut-il s’inquiéter davantage quand le summum du théologico-politique s’associe au nucléaire ?
Le langage qui agrège autorité religieuse et puissance atomique est très inquiétant. Car il ne s’agit dès lors pas seulement d’un mouvement stratégique ou d’une menace tactique – on est face à un enjeu de civilisation.
Quelles seraient les perspectives de sortie de crise ?
J’espère qu’une issue va apparaître mais pour l’instant je ne la vois pas. C’est justement le véritable rôle de la négociation : faire apparaître une idée qui n’existait pas avant. C’est un vrai travail. Il faut espérer que les négociateurs soient assez bons. Il y a un moment où l’acuité humaine joue vraiment. Il n’y aurait pas eu la Première Guerre mondiale s’il y avait eu plus d’imagination et moins d’aveuglement à cette époque-là – mais sommes-nous meilleurs que nos ancêtres du siècle précédent ?
Tous les états-majors s’imaginaient une guerre rapide à l’époque. Est-ce que Poutine de la même manière pourrait être en train de se payer d’illusions ? Et cette asymétrie entre la guerre qu’on imagine avant qu’elle ne commence et celle qu’on mène n’est-elle pas fertile en catastrophes futures ?
Tout à fait. Au moment où a éclaté la Première Guerre mondiale, les protagonistes de l’époque ont été victimes de deux illusions : d’une part, la croyance que la guerre serait courte ; d’autre part, l’idée que la guerre était inéluctable. La plupart des pays étaient par conséquent convaincus qu’il valait mieux que la guerre ait lieu tôt, afin d’empêcher les autres de s’armer davantage. Cela a entraîné une précipitation dans la guerre.
Quand tous les protagonistes pensent que la guerre aura lieu, c’est fini. C’est pour cela que maintenir la diplomatie est extrêmement important. Ce n’est pas seulement pour anticiper ce qu’il faudra faire à la fin des combats. C’est aussi pour soutenir, en permanence, l’idée qu’une autre voie est possible.
Je pense qu’un peu de mystère, parfois, ne serait pas mal non plus. Je ne sais pas s’il a été très habile de la part de Biden de dire à l’avance qu’il n’interviendrait pas directement. Il en aurait eu la conviction sans le dire, ça aurait été aussi bien. Je ne sais pas tout ce qu’il sait, mais j’ai l’impression que le mystère ne fait pas de mal dans ces cas-là. Dévoiler trop ses cartes à l’avance n’est pas toujours une bonne chose.
Dans la doctrine de la dissuasion, les choses sont ciselées de manière assez habile. Le président est censé envoyer la bombe seulement lorsque les intérêts vitaux de la France sont menacés mais il n’y a pas de définition écrite de ces « intérêts vitaux » : c’est à son appréciation. Et je pense que c’est souhaitable. Évidemment que si on commence à écrire ce que sont les intérêts vitaux, n’importe qui peut calculer et jouer avec les limites.
De ce point de vue, le rapport des Européens à la guerre est plutôt une bonne chose. Le fait qu’on soit un continent traumatisé par les conflits est encore quelque chose qui anime nos imaginaires
Le fait que les Européens n’aient pas envie d’aller en guerre est une bonne chose mais on en revient à ce que l’on disait tout à l’heure sur la conscience qui doit être capable d’une souplesse imprédictible, qu’on ne peut pas algorithmiser. Je crois qu’il faut à la fois être capable de déclarer la guerre et ne pas vouloir le faire. Il y a une force de l’esprit qui doit toujours être tendue comme un arc, me semble-t-il. Si un conquérant a affaire à des pacifistes, il a tous les pouvoirs. S’il est en de belliqueux forcenés il lui est facile de les piéger.
Les réponses ne s’élaborent qu’au présent et entre humains imprédictibles. Poutine n’est pas modélisable. Biden s’est peut-être trop fait modéliser. Macron je ne sais pas et tant mieux peut-être.
Le Chant du Loup n’est pas tout à fait un film catastrophe mais est-ce que vous auriez trois films catastrophes à recommander ?
Je n’aime pas trop les dystopies. Je travaille sur un film de science-fiction mais je lutte en permanence pour ne pas faire une dystopie. Alien peut-être. King Kong aussi. Et l’hilarant Idiocracy.