La parole en crise
Pour évoquer littérairement la pandémie, on peut bien entendu faire le choix de se concentrer sur la manière dont la crise sanitaire a impacté l’existence et la psychologie des individus – c’est ce qu’ont voulu faire, avec plus ou moins de bonheur, les innombrables journaux de confinement. On peut aussi essayer de capter des faits sociaux, des faits de discours, de rendre compte de la manière dont la crise hystérise le monde. C’est, indirectement, ce à quoi s’attache, avec une grande réussite, ce nouveau petit livre.
Dans Un fou de Leslie Kaplan, la narratrice et son petit-fils Hélio sympathisent dans le TGV avec un jeune homme, Simon, qui affirme être fou. Plus tard, le président de la République réalise quelques visites surprises dans un collège, dans un lycée, à la Sorbonne, aux Invalides parmi un groupe de touristes, ou sur les gradins d’un cirque, et tient à chaque fois des propos étranges, vides, creux, décalés. Mais l’Élysée révèle que ces interventions sont le fait d’un imposteur et non du véritable président, un imposteur dans lequel Hélio et la narratrice croient reconnaître Simon. Ensuite, une nouvelle série de happenings ont lieu, cette fois réalisés par des gens normaux, déguisés en président : une actrice, une ouvrière, une caissière, etc., qui tiennent également des propos sur la marche du monde, la société, la culture, l’hôpital… Ce mouvement de prises de parole publiques se révèle vite incontrôlable ; la police peine à le réprimer ; un climat d’agitation s’installe dans le pays ; des associations se créent à tout propos ; des groupes réactionnaires réclament le retour à l’ordre, le « droit au nombril » et l’abolition de l’angoisse ; et puis, enfin, le mouvement gagne les enfants, qui se mettent à écrire des graffiti sur les murs (« cantine = nul », « pipi caca », « Hélène est moche »). Il est cette fois durement réprimé (arrestation pour « suspicion de terrorisme », « matraquages », « grenades ») ; bref, « on vivait un drôle de moment ».
Quand on entend l’autrice s’exprimer publiquement sur ce petit ouvrage, elle en donne une interprétation qui est, me semble-t-il, moins intéressante que celle qui se dégage à sa lecture. Leslie Kaplan propose de lire son livre au prisme d’une opposition entre les paroles vides et creuses de Simon-Macron dans la première partie, et les paroles pleines, censées, des gens ordinaires dans la deuxième partie : autrement dit il s’agit pour elle d’une réflexion sur les conditions de « la parole en démocratie », sur la corruption qu’induit un certain rapport autoritaire, vertical – jupitérien – à la parole, et sur l’« espoir » que représentent la prise de paroles des anonymes et des enfants et la reconquête démocratique d’un droit à parler. Cette lecture est d’ailleurs proche de celle que formule, à l’intérieur du récit, ce personnage de philosophe néo-hégélien qui croit diagnostiquer que l’on est passé « du discours vide à l’affirmation concrète ». Or les discours de Simon-Macron dans la première partie, et ceux des anonymes de la deuxième partie, frappent surtout, selon moi, par leur homogénéité. Certes le « président » dit des bêtises, mais il ne dit pas que cela ; on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un certain fond de vérité dans l’idée que « Quand on est enfermé… / On ne peut pas être soi-même. / Même quand c’est dans un endroit agréable », et que par conséquent « il ne faut pas enfermer ». L’argumentation ne va certes pas très loin, et pourrait appeler des discussions (on pourrait soutenir qu’il y a peut-être des situations où il faut « enfermer », par exemple pendant une pandémie…), mais les discours de la seconde partie, même si leur orientation générale (défense de la culture, des services publics…) les rend sympathiques, ne sont guère plus élaborés (« Alors que la seule politique / C’est la politique du Y’a pas / Y’a pas de lits. / Y’a pas de personnel ») ; du reste ces mêmes discours sont troués par des énoncés tout aussi absurdes que ceux du président (l’ouvrier dit : « Vive les clowns. / Vive les boulons. / […] Vive les ampoules, mes chers compatriotes. Vive le fil de fer et tout le reste. Vive l’industrie. Vive la France »). Au fond, l’identité de traitement stylistique entre les deux séries de discours (des phrases-paragraphes très brèves, des structures souvent nominales) empêche autant les uns que les autres de devenir pleinement une parole politique, et les condamne tous à tourner (plus ou moins, et peut-être un peu plus dans la première partie, soit, mais quand même) à l’empilement de slogans creux ou d’énoncés vagues. Ce que montre ce livre, quoique Kaplan en dise, c’est la manière dont l’agitation, la frénésie, l’hystérie sociale, condamnent toute parole politique à la démonétisation, vacuité et à l’inaudibilité – qu’elle soit le soit la parole du pouvoir ou celle de l’opposition. C’est, finalement, une proposition forte, intéressante, stimulante, mais qui ne correspond pas à celle que l’autrice tente de dégager à propos de son propre livre. Elle est certainement plus pessimiste.
Ce livre, je viens de le laisser entendre, est aussi un livre sur l’agitation et l’hystérie, et ce n’est pas son moindre mérite que de capter cette dimension de notre époque. Ses quatre-vingt-quinze pages très aérées, écrites dans un style très vif, ennemi de la périphrase, du détour et de la lenteur, se lisent vite – deux trajets un peu longs en métro y suffisent, j’en atteste – : l’ouvrage est écrit pour un temps où on n’a pas le temps. Il est aussi écrit pour un temps où toutes les passions sociales sont exacerbées, portées à incandescence par la gravité, réelle ou perçue, des enjeux, et où le discours moral, en particulier le discours d’ordre, prolifère – car l’« hystérie » que le livre diagnostique reste, globalement, une hystérie réactionnaire, celle des partisans de l’ordre, du marché et de la police. Le livre travaille le souvenir de la crise des Gilets Jaunes et de sa répression brutale, mais aussi celui des excès de l’anti-terrorisme post-Charlie : l’arrestation d’un enfant pour « suspicion de terrorisme » rappelle évidemment la manière dont l’anti-terrorisme a été massivement utilisé, dans la séquence post-2015, pour restreindre les libertés publiques. On a en mémoire la facilité avec laquelle tombaient à l’époque les condamnations pour « apologie du terrorisme ». C’est aussi, évidemment, la pandémie qui est en toile de fond. Il y a plusieurs éléments dans l’ouvrage qui y font allusion de manière assez directe : Simon-Macron rappelle que « nous sommes en guerre », le développement sur l’enfermement renvoie aux confinements, le happening des étudiants envahissant des lieux publics en criant « Y’a trop de monde ! Y’a trop de monde partout ! » évoque les jauges et les limitations de contacts ; surtout, le diagnostic qui est fait de cette « peur larvée, sans nom, […] peur sociale, peur métaphysique, peur de la vie, peur de la mort, peur du voisin le plus proche, peur de l’étranger inconnu, peur peur peur », renvoie très exactement à ce qui fut, pendant près de deux ans, l’une des passions dominantes du corps social. Et plus généralement, s’il y a bien un événement récent qui a installé la société française – et celles d’autres pays, évidemment – dans un état de tension nerveuse permanente, qui a mis en crise nos représentations les plus élémentaires (de l’autre, de l’espace public, du risque, de la vie, de la mort…), c’est bien celui-là. Pour évoquer littérairement la pandémie, on peut bien entendu faire le choix de se concentrer sur la manière dont la crise sanitaire a impacté l’existence et la psychologie des individus – c’est ce qu’ont voulu faire, avec plus ou moins de bonheur, les innombrables journaux de confinement ; on peut aussi essayer de capter des faits sociaux, des faits de discours, de rendre compte de la manière dont la crise hystérise le monde. C’était déjà ce à quoi s’attachait, dans une veine allégorique et drôle, « L’aplatissement de la terre », de la même autrice, publié sur Médiapart en mars 2020 : il y était question de notre planète qui s’aplatissait – sous l’effet du trop grand nombre de platitudes proférées – de sorte que, au-delà du bord, les gens tombaient dans le vide : il fallait confiner pour empêcher ça. Et c’est, un peu plus indirectement, ce à quoi s’attache, avec une grande réussite, ce nouveau petit livre.