Cet entretien est la transcription d’un échange entre Navid Kermani et Péter Nádas qui s’est tenu le 27 janvier 2022 dans le cadre de la Nuit des Idées et de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
Lors d’une conférence des écrivains que j’animais en 2014, vos collègues ont réfléchi à ce qui caractérise l’Europe pour eux et en ont tiré trois mots : « le roman, un oiseau et les violons ». Péter Nádas, êtes-vous d’accord et auriez-vous quelque chose à ajouter ?
Péter Nádas
Je dois dire que c’est étrange. Cela semble propre aux poètes. Il y a quelque chose qui me dérange tout de suite : on associe l’Europe à la culture, à Shakespeare, à Bach… et à bon droit. Mais avec l’approche culturelle, on ne pense pas aux guerres, aux destructions, aux génocides, ni d’ailleurs au colonialisme. Pourtant, il faut souligner que ce sont deux phénomènes qui vont ensemble. Si je devais dire quels sont les termes que j’utilise pour caractériser l’Europe, cela ne relèverait sûrement pas du domaine des lettres. Il y a un écart entre l’histoire et l’histoire des arts, qui est d’ailleurs un lien problématique. Ni l’une ni l’autre ne peuvent être laissés de côté.
Quant à vous, Navid Kermani, est-ce que ces trois termes vous parlent ?
Navid Kermani
Je vais rebondir sur ce que vient de dire Péter Nádas. D’une certaine manière ces trois termes peuvent nous enfermer dans une compréhension normative de l’Europe et jouent certainement un rôle à cet égard. Au-delà des crimes, des catastrophes et de ce qui se passe encore aujourd’hui aux frontières de l’Europe, il y a effectivement l’envie de créer un monde meilleur. Cette vision fait partie de ce continent, lui appartient. Aussi sommes-nous peut-être responsables de ces idéaux et donc de la fureur qui animaient les personnes qui ont voulu mettre en œuvre ce monde meilleur.
Il y a deux Europe dans la même Europe. L’Europe de l’horreur, ce que l’on voit à Lesbos, aux frontières entre la Pologne et la Biélorussie, l’Europe des push-backs et du refoulement. Des personnes dorment dans la forêt et sont repoussées. Il y a aussi les horreurs qui ont marqué l’histoire de l’Europe et cela n’est pas totalement isolé de la culture européenne. Où est-ce que le roman est apparu ? Ce n’est pas en Scandinavie mais à l’intersection entre le monde Arabe et l’Europe, en Andalousie, avec Cervantès. Il ne s’agissait pas d’une époque naïve politiquement mais d’une époque d’hégémonie et d’appropriation. Nous nous trouvons aujourd’hui à Berlin. On sait que les camps de concentration n’étaient pas des lieux de culture mais les personnes responsables des camps de concentration l’ont fait au nom de la culture. Le discours à l’époque était que l’Amérique était barbare et que l’Allemagne était la terre des opéras. C’est ce que disait Goebbels à l’époque, en usant de la référence à la culture allemande, au paysage culturel allemand, opposé à une Amérique barbare.
Pour toutes ces raisons, je pense qu’il est important de ne pas considérer cela comme deux faces de la même médaille, de les opposer de manière simpliste mais de réfléchir à la dialectique des Lumières. Ces deux dimensions sont indissociables et leur combinaison, c’est l’Europe d’aujourd’hui. Une Europe que nous souhaitons défendre même s’il faut aussi reconnaître qu’elle possède des déficits intrinsèques.
Vous avez évoqué l’idée à la base de la formation de l’Europe, l’histoire terrible du continent. Est-ce que ce sont justement ces horreurs qui ont entraîné la création de l’Union européenne ? Perdons-nous parfois de vue ce contexte qui a favorisé l’Union ?
Péter Nádas
Non, je ne pense pas que l’on perde de vue cela. Je pense que c’est un pilier important. Il y a des controverses sur l’histoire et les modes de vie qui peuvent aboutir à des disputes mais tant que l’Europe est pilotée par l’Union, on a la semi-garantie de la pérennité de la paix à l’intérieur des frontières. Cependant, l’Union ne peut pas garantir que tous les obstacles et divisions qui existent au sein de l’Union sont surmontables. Il s’agit là d’une grande tâche et elle nécessitera encore des siècles de travail. Il faut qu’on nous accorde ce délai. Nous avons tellement fait de choses graves par le passé.
Vous êtes né pendant la Seconde Guerre mondiale en 1942. Vous êtes originaire d’une famille juive communiste en partie. Vous avez assisté en 1989 à la chute du mur et de ce moment où, soudainement, l’Europe s’ouvre. Quelles étaient vos attentes à l’époque ? Comment envisagiez-vous l’avenir ?
Péter Nádas
Je n’avais pas de grands espoirs. Je ne les partageais pas avec mes compatriotes car ce n’était pas une révolution de citoyens mais plutôt un grand effondrement de l’empire soviétique, de l’empire russe. Sans cet effondrement, on aurait continué à vivre à l’Est, à vivre ici à l’Est de Berlin. Avec ce système socialiste et de non-économie. Il n’y aurait pas eu de rupture. Il y a néanmoins le grand effondrement de ce royaume qui encore aujourd’hui n’a pas assumé les faits et continue d’essayer de mobiliser une grande armée. Dans les États baltes et en Pologne on a peur et à juste titre 1.
Tout cela m’inquiète. Je suis né pendant la guerre et mes premiers souvenirs en sont tirés. J’ai été amené prêt d’un mur qui s’est effondré et derrière ce dernier est survenu un événement historique. J’en ai juste gardé un souvenir, comme un tableau : il y a eu du feu, des explosions. Tout ce que je dis, c’est sous la devise d’une catastrophe. Je ne peux pas faire abstraction de cela, et je ne voudrais pas le faire, ce n’est pas ma volonté.
Donc c’est en quelque sorte l’élan d’origine de tout ce que vous faites, l’écriture, la prise de photos ? Cela s’inscrit toujours dans ces aspects catastrophiques ?
Péter Nádas
En effet, je dois dire que c’est négatif mais à partir de la catastrophe il faut réussir à se soulever. La vie dans la catastrophe n’est pas composée uniquement de celle-ci mais comprend une grande force en elle. Une force non contrôlée qui est également très importante.
Vous dites que l’Europe est un projet séculaire qui a tiré sa forme actuelle des catastrophes historiques dont elle est responsable. C’est tiré de l’un de vos discours. Vous décrivez là le principe d’une idée fondatrice de l’Europe : devons-nous effectuer un retour au source pour renouveler notre vision, l’idée européenne ?
Navid Kermani
Je pense en effet qu’il est important de bien connaître les événements historiques, sans quoi nous serons incapable de comprendre et de rendre compte situation actuelle. Je peux vous présenter mon parcours. J’ai grandi en RFA avant la réunification et je ne connaissais absolument pas l’Europe de l’Est. Nous ne savions rien à son propos à l’époque. De fait, nous en savions plus sur le Nicaragua que sur la Pologne. Malheureusement, c’est aujourd’hui encore le cas. Trente ans après, il y a toujours une division, une scission et c’est un scandale. Il convient aussi d’évoquer l’ambivalence. L’évolution de la RFA est liée également au refus de l’Est. Il s’agissait d’un refus conscient et l’Allemagne n’était pas considérée comme un pays appartenant à l’Europe de l’Ouest. Le pays s’identifiait jusque dans les années 1920 et 1930 comme une culture et un pays qui rejetait l’Occident. La perception que l’Allemagne avait d’elle-même n’était pas celle d’un pays occidental.
Ce positionnement violent de l’Allemagne au sein de l’Occident avec l’Amérique et la France, ne fut pas le résultat d’un hasard mais d’une politique menée par un chancelier qui venait de l’ouest de l’Allemagne, Konrad Adenauer, qui s’est toujours intéressé à la France. Cela a entrainé également une perte de contrôle et d’intérêt historique puisqu’on s’éloignait des terres où l’Holocauste avait eu lieu. Ce drame n’a pas été mené à Cologne ou à Stuttgart mais à Lemberg ou à Minsk et dans bien d’autres villes. Nous ne vivions pas dans les maisons concernées par l’Holocauste. En Lituanie, 50 % de la population de Vilnius a été assassinée. Ce tournant vers l’Ouest a été considéré comme une libération pour l’Allemagne de l’Ouest mais désormais, avec le retour de l’Est, cette ignorance entraîne une difficulté de compréhension à plusieurs niveaux. Il nous faut donc d’un côté nous intéresser non pas tant à la fondation de l’Union qu’à l’histoire du XXème siècle.
Aujourd’hui, on se rend compte que nombre de jeunes gens s’intéressent à l’Europe. Quand est-ce que la crise de l’Europe a commencé ? Il me semble que c’est au cours du moment, décrit par Peter Nadas, où une nouvelle génération est arrivée. La génération de Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Les générations précédentes, jusqu’en 1968, avaient eu comme processus de socialisation la Seconde Guerre mondiale, comme Helmut Kohl etc… Cela signifie que cette fondation politique était effectivement motivée par la guerre. La nouvelle génération ne connaissait pas cette guerre et s’est donc essoufflée. On n’a pas lutté pour une constitution européenne, l’Europe a été réduite à l’Euro. Est-ce que l’Euro va réussir ? S’il échoue, c’est l’Europe qui échouera. Penser que l’Union se réduisait à sa dimension économique a été tragique.
À l’heure actuelle, nombre de jeunes ont l’impression qu’il s’agit de paroles vidées de sens. On pense à tort que l’Europe a réussi beaucoup de choses et a dépassé la crise. Plus personne ne pense qu’Allemagne et France pourraient à nouveau se faire la guerre, donc nous avons besoin d’un nouvel argument pour le projet européen. Cette nouvelle motivation, il ne faut pas la chercher dans le passé mais dans l’avenir. Cela se constate par exemple en regardant le modèle social des forces considérées comme anti-européennes. Il ne s’agit pas là de la guerre mais de redéfinir la solidarité.
Nous arrivons donc à la question des valeurs européennes. Navid Kermani vous avez souvent été aux marges de l’Europe pour des reportages, vous avez écrit des livres, échangé avec des réfugiés, vous connaissez bien la route des Balkans. Quelle est l’image que l’on a de l’Europe depuis ces marges ?
Navid Kermani
Tout d’abord, j’aimerais constater que nombre de réfugiés du Proche-Orient ou de l’Afrique quittent leur pays pour venir en Europe et non pas en Russie ou en Arabie Saoudite. Visiblement l’Europe a toujours un certain pouvoir d’attraction qu’il faut prendre au sérieux et je crois qu’elle n’a pas conscience de cette force d’attraction qu’elle exerce. On parle de migration économique, mais qu’est ce que cela signifie ? Bien évidemment, chaque réfugié n’est pas forcément victime de persécution politique. Lorsqu’on parle avec les personnes, on se rend compte que plusieurs points exercent une certaine attraction, des éléments qui n’existent pas dans leur pays d’origine ou en Russie. L’Europe est plus à même d’attirer des personnes si l’on pense à l’économie de manière plus large, à la sécurité sociale, la justice sociale, la protection face à la torture, la liberté d’expression. Je pense qu’il s’agit là d’un appel qui nous est lancé.
Je peux vous raconter une situation concrète. Je faisais un reportage en Irak. L’État Islamique approchait de l’endroit où je me trouvais et je discutais avec un homme barbu portant un turban qui parlait en persan. Son habitus ne correspondait pas du tout à celui européen et il m’a raconté son voyage à Londres avec le Grand Ayatollah afin que ce dernier reçoive des soins. Pour mon interlocuteur, Londres c’était la liberté. Il m’a dit dans des mots proches de ceux-ci : « Au sein du Conseil de coopération du Golfe, où tout le monde à la même culture, nous n’arrivons pas à nous entendre. En Europe, avec toutes les différences que l’on constate là-bas, tous les traumatismes historiques, toutes les rivalités de l’Histoire, malgré tout vous réussissez à développer une vision commune. » Je crois que nous n’avons pas conscience du fait que nous avons une mission pour nous, pour l’Europe. En regardant le Proche-Orient on voit que ce qui se passe est à ce qui s’est passé en Europe après la Première Guerre mondiale, avec une l’homogénéisation des populations et certaines chassées de leur lieu d’habitation. On voit que l’Europe reste un modèle.
En 2012, l’Union européenne a obtenu le prix Nobel de la paix. Dans l’exposé des motifs, il était écrit que l’Union et ses prédécesseurs contribuaient depuis plus de six décennies à promouvoir la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits humains. Cela a une certaine force d’attraction, cette forme d’Europe, ces valeurs européennes sont bien évidemment confrontées à un examen difficile si on les compare à la réalité et à ce qui se passe à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne avec des réfugiés qui meurent là bas et sont refoulés. Que fait-on avec nos valeurs européennes ? D’après vous, quelles sont ces valeurs ?
Péter Nádas
Les valeurs européennes ont une longue histoire. Elles sont le fruit d’une histoire culturelle et en même temps liée à la guerre, aux faits militaires, aux guerres de religion. À partir de ces grands flux, le judaïsme, le christiannisme, la culture grecque, tout cela donne lieu à quelque chose qui finalement forme des valeurs. Grâce aux Lumières s’est aussi ajoutée l’habitude de considérer les droits de l’Homme comme des valeurs. On a pensé que la valeur de l’être humain à sa naissance n’était pas une valeur que l’on pourrait répliquer mais une valeur inaliénable. Beaucoup de valeurs sont aussi dans le champ de l’éthique.
Il y a aussi une très grande dispute qui a eu lieu dans l’histoire européenne : que faire des valeurs éthiques face à l’histoire ? Est-ce que, à titre d’individu, je dois d’abord agir pour mes valeurs ou réfléchir puis agir ? Notre manière de nous expliquer les choses ainsi que celle d’expliquer des choses aux autres sont aussi importantes. À l’âge classique, on ne pensait pas grand-chose des valeurs de Socrate ou Platon car ils étaient à la quête du savoir, pas à la quête de l’opinion. Faire de la démocratie dans le sens moderne du terme sans avoir recours à la formation d’opinion est impossible. On ne peut plus se passer des opinions.
Quelles sont selon vous les valeurs, l’idée européenne ? Quels en sont les critères ?
C’est facile, il faut juste arrêter de mentir encore et encore. Lorsque quelqu’un prend la parole en public, il profère tout de suite des mensonges. En arrêtant, nous deviendrons tous plus crédibles. Je parle de moi-même, pas de politique. Si je profère des mensonges, si je vous raconte quelque chose de merveilleux mais de faux, je ne suis pas crédible.
Navid Kermani, quels sont les critères que l’Europe doit utiliser de nos jours pour exprimer ces idées confirmées par le Prix Nobel en 2012 ?
Navid Kermani
Je préfère ne pas parler de valeurs mais plutôt de lois, qui sont des valeurs qui ont été transformées en textes juridiques. On retrouve des valeurs dans la constitution des États de droit. L’existence des tribunaux européens est très importante et c’est un domaine considéré comme tel par nombre de personnes. La prévalence du droit européen sur le droit national est un élément central car si on se débarrassait de cet élément-là, l’Europe s’effondrerait. Dans les constitutions, on retrouve ces belles valeurs. Les tribunaux peuvent trancher si quelqu’un viole ces valeurs. C’est une approche beaucoup plus intéressante que de formuler des valeurs très générales auxquelles adhéreraient 95 % des représentants politiques mais sans vraie mise en œuvre. S’il s’agit de lois, cela devient extrêmement concret.
Des juristes formés et des personnes intègres peuvent dire si tel ou tel acte va dans le sens de la loi européenne. Je pense donc que par rapport aux valeurs européennes c’est l’élément important à l’heure actuelle. Il s’agit là également des défis qui se posent à nous suite aux changements qui ont eu lieu en Pologne et en Hongrie concernant l’État de droit.
Souvent les nouvelles générations qui ont reçu ce cadeau qu’est l’Union européenne, apprécient la réalité de la vie européenne et ne considèrent pas les pays voisins comme des ennemis. Les jeunes voyagent et nombre d’entre eux, du moins ceux des villes, sont polyglottes. Si on met en œuvre ce que demandent les partis anti-européens, cette vie et ce mode de vie ne serait plus possible. Que veulent les partis anti-européens ? On a tout de suite une image très concrète de la réalité très cosmopolite européenne avec l’égalité homme-femme, une Europe ou l’homosexualité est acceptée du moins du point de vue officiel. On ne parle plus de la mère patrie étant donné que 50 % des élèves n’appartiendraient pas à cette patrie si on en appliquait la définition. On le voit dans les programmes politiques des partis anti-européen. On voit dans le programme d’extrême droite français la volonté que les musulmans quittent le pays. C’est la rhétorique appliquée et elle ne correspond pas au droit européen. Veut-on vivre dans une Europe où la moitié des élèves de Berlin et bien d’autres deviendraient des citoyens de seconde classe ? Ou veut-on garder cette Europe au sein de laquelle l’origine ne détermine pas la possibilité de participation politique mais bien plus la loyauté ou le respect des lois ?
Vous évoquez une approche très cosmopolite et on a vu ce qui s’est passé avec l’espace Schengen lors fermeture des frontières durant les premiers confinements. Vous décrivez une situation très concrète qui est rejetée par nombre de personnes comme les populistes de droite. En Hongrie, quel est le point de vue qu’on a sur une argumentation comme celle de Navid Kermani ?
Péter Nádas
Je ne voudrais pas réagir sur de tels questionnements car cela veut dire que c’est bel et bien d’en haut que l’on octroie quelque chose et qu’on oblige quelqu’un à s’enthousiasmer. En dépit de tous les aspects qui nous lient, il existe des frontières, comme celles, religieuses, entre l’orthodoxie et le catholicisme. Même si c’est de moins en moins le cas, cela reste une présence très forte dans les esprits. Il y a aussi de grandes différences historiques et des grandes pentes temporelles, des glissements temporels.
Je dois dire qu’il existe entre cinq à six points de rupture où l’Europe s’avère bel et bien de nature différente et en même temps nous avons très peu de connaissances à cet égard. Les Allemands de l’Ouest connaissent très peu l’Est. La pauvreté de leur connaissance est incroyable. C’est comme si je ne cherchais pas à connaître mes voisins pauvres, que je ne cherchais pas à savoir pourquoi ils sont pauvres. Vous avez mentionné que le Nicaragua était plus connu que la Pologne ou la Roumanie. Bien sûr, car son orientation politique était davantage en harmonie avec l’orientation politique de l’Europe de l’Ouest. Par rapport à cela, l’autre partie de l’Europe n’en était pas du tout au courant : comment est-ce que j’ai mené à bien ma vie sous le régime de la dictature ? Qu’est ce que j’ai fais lorsque je résistais ? Quelle vie avait-on si l’on résistait ? Après la chute du mur, les kremlinologues ne devenaient d’un coup plus intéressant. Les journalistes experts en la matière ont tous disparu. On a investi et chercher des nouveaux marchés mais on ne s’occupait plus du savoir et de la connaissance.
Cette non-communication a fait perdre beaucoup de choses. Il faut des préalables et des connaissances, de l’information pour pouvoir communiquer. C’est cela qui fait défaut lorsque je lis les journaux allemands ou français. Le savoir n’est pas là, il fait défaut. Les citoyens de nos jours sont des citoyens de seconde classe qui ne connaissent pas leur histoire. Leur histoire n’est pas intéressante d’un point de vue touristique. La Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie ne sont pas intéressantes. Ce ne sont pas les pays qui ont une existence au titre de destinations de vacances. Donc ils n’existent pas dans la communication. On n’y tourne pas de film, on ne forme pas des gens pour faire des visites guidées. On n’apprend pas les langues, ni la géographie, ni les anecdotes par rapport à un tel pays. Tout cela disparaît de l’angle de vue.
Les représentations et connaissances ne sont pas aussi réciproques entre les régions. Les intellectuels hongrois, roumains et polonais savent très bien ce qui se passent à Berlin, Paris ou dans d’autres villes. C’est malheureusement resté une voie à sens unique. Ce qui manque est un savoir systématique. Cela fait aussi défaut de la part des universités.
Ce n’est pas vraiment de l’ignorance mais un manque d’intérêt. On ne veut pas savoir comment cela va pour les parents pauvres. Il existe de principe un non-intérêt littéral. Les écarts se creusent encore et encore, comment pouvons-nous être étonnés ? C’est surprenant car, malgré leur amour de la liberté, les Hongrois ne veulent pas être libres, ils souhaitent avoir un dictateur. Ce dernier a été non seulement autorisé par Angela Merkel et l’Union mais ils ont créé le contexte dans lequel il a pu s’inscrire : le PPE, au sein duquel il a eu les mains libres pendant dix ans. Ils ont participé à ce mauvais jeu.
Est-ce que les États-Unis et leurs métropoles nous sont plus proches culturellement que nos voisins directs de l’Ouest ?
Navid Kermani
Je pense que ce n’est pas seulement la question de la pauvreté mais aussi des horreurs qui ont eu lieu dans ces pays. Il ne s’agit pas seulement des parents pauvres. Si l’on regarde l’histoire du XXème siècle et de siècles précédents elle n’a pas été pacifique. Cependant, si on la compare avec la pluralité, la violence et la fréquence des événements négatifs qui ont eu lieu dans un pays comme la Biélorussie qui a été un champ de bataille pour tous les groupes qui l’ont traversé, sa population a été complètement anéantie à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pour comprendre les pays Baltes comme ils le sont à l’heure actuelle, il est important de regarder d’où venaient les invasions dans l’Histoire : plutôt de l’Est. Après 1989, la Biélorussie ne s’est évidemment pas tournée vers l’Occident puisque la peur était encore là, la peur saisissait encore les corps. En tout cas, en tant qu’Allemand lorsqu’on se rend en Pologne, on est obligés d’aller à Auschwitz. On ne peut pas l’éviter une fois en Pologne et on préfère donc aller à Bruxelles. À Vilnius, dans la moitié des maisons vivait une famille juive auparavant, pas seulement certains quartiers mais presque la moitié de la ville. La langue Yiddish nous rappelle toujours quelque chose car elle a une histoire marquée par la terreur et l’horreur. On préfère donc aller au Nicaragua, car cela ne nous rappelle rien du tout.
Je crois qu’il y a effectivement une psychologie des peuples, une psychologie collective. D’une certaine manière en Allemagne, sur le plan psychologique, on se trouvait dans une situation idéale pour la psychanalyse. En effet, d’un côté il n’y avait plus aucun tabou, on pouvait se pencher sur l’histoire mais cette dernière était loin. Tandis qu’à l’Est c’était l’inverse. On vivait dans l’histoire réelle, on vivait dans des maisons, où ont eu lieu des drames, mais on n’avait pas le droit d’en parler dans la sphère publique. Je crois que cela entraîne d’autres problèmes. Si on avait des maisons de vacances en Pologne, comme nous en avons en France ou en Italie, nous serions directement confrontés à cette histoire.
Tant que nous parlons de psychanalyse, faisons en sorte que l’Europe s’assoie sur le divan et demandons-nous ce que nous pouvons faire avec les différents que nous avons abordé. Quelles sont les visions pour l’Europe ? Comment réunir les mémoires et les identités ? Comment trouver un récit européen commun ? Avec cette polyphonie, a-t-on besoin d’un récit unique ?
Péter Nádas
Je ne pense pas qu’on en ait besoin car il y a les différences linguistiques qui représentent différentes valeurs. Il nous faut cependant à tout prix un dictionnaire qui définisse les termes et nous indique comment ils sont compris dans les différentes langues. Je m’explique : lorsqu’un politique d’extrême droite français arrive en Hongrie et dit “Liberté, Égalité, Fraternité”, la foule qui est là, d’extrême droite aussi, ne souhaite pas la fraternité et l’égalité. Eux préfèrent être les seuls qui règnent et donc Jean-Marie Le Pen ne peut recueillir que de la protestation. La foule ne le connaît pas et lui ne connaît pas la foule. Les deux doivent se connaître, tout comme les socialistes, les communistes. Les démocrates chrétiens encore davantage car ils ont oublié de suivre Jésus, qui a disparu de leur champ de vision. Il faut qu’on puisse analyser la situation névrosée voir schizophrène, comprendre comment une telle situation a pu voir le jour. C’est une tâche sérieuse mais qui a aussi des aspects ridicules comme cette scène avec Jean-Marie Le Pen devant le parlement hongrois.
J’essaye de jouer mon rôle en tant qu’écrivain en ce qui concerne le langage. Pendant toute ma vie je me suis efforcé en ce sens, je ne peux guère faire plus.
Que pensez-vous de votre littérature d’un point de vue politique ?
Elle est hautement politique mais en même temps dans mon activité d’écrivain je dois rester une personne intègre, je ne peux pas tomber dans la généralisation. Je reste donc fidèle à moi-même, au niveau de ce qui se retrouve autour de moi.
Pensez-vous aussi que nous aurions besoin d’un dictionnaire ? Quelle serait sa forme ?
Navid Kermani
J’observe simplement que de nouveaux mots sont créés avec l’apparition d’un langage technocratique. On revient peut-être ici à l’idée du mensonge. Les médias utilisent ces mots. Il peut s’agir de faire un dictionnaire des mots que l’on utilise pour décrire des catastrophes, des scandales.
Si l’on regarde aussi la crise actuelle dans laquelle nous nous trouvons tous et toutes, personne ne considère qu’il ou elle est irrationnel. Chacun pense agir de manière rationnelle. Le Pen en Hongrie est un bel exemple. Ce qui est intéressant, c’est de reconnaître dans quelle mesure nos propres actes sont irrationnels. Si l’on regarde ce que fait l’Europe, on le constate à de nombreux niveaux. Cela fonctionne aussi pour l’Allemagne. Nous sommes exposés à l’irrationalité de nombre de crises. Les connaissances dont nous disposons nous montrent que nous avons besoin d’une solution qui ne soit pas nationale. Comme des virologues et des représentants politiques l’ont expliqué, le virus ne s’arrête pas aux frontières nationales. On peut se faire vacciner à 99 % mais tant que certains ne sont pas vaccinés, il y aura des mutations. La politique européenne tient à maintenir les brevets sur les vaccins et fait donc le contraire de ce qui serait rationnel. Quelle est la réaction spontanée face à la crise ? Lorsque le virus commence à se répandre en Italie, pourquoi est-ce que l’Allemagne ne fournit pas les masques à l’Italie ? On pense d’abord à nous-mêmes. Cela a pour conséquence que la crise se déchaîne d’autant plus durement. Il y a une vraie irrationalité de nos actions. Il est plus important de proposer un masque à ses voisins avant de l’utiliser soi-même. C’est la même chose pour les vaccins.
D’une certaine manière, c’est la même chose pour la crise climatique, qui est avant tout gérée à l’échelle nationale. Nous parlons ici d’objectifs nationaux climatiques sans nous demander comment nous pourrions prévenir ces problèmes. Il ne s’agit pas de réfléchir aux objectifs nationaux mais aux objectifs mondiaux. En cela notre attitude actuelle est un vrai comportement irrationnel. Tout le monde accuse l’Europe de ne pas réussir à faire telle ou telle chose et donc, pour certains, affaiblir l’Europe encore plus pour qu’elle fasse encore moins serait une bonne solution. C’est le cas si on s’intéresse à la question de la politique étrangère.
Il faut saisir notre propre irrationalité plutôt que de s’intéresser à celles des autres et des opposants politiques. Pourquoi est-ce que nous célébrons la présidence française du Conseil ? Je pense que c’est parce qu’il y avait des individus qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont réfléchi à la manière de créer la paix. Ils savaient qu’une fois la guerre finie il faudrait mettre quelque chose en place pour créer plus de dépendance entre les économies.
Je pense qu’il y a également des personnes à l’heure actuelle qui, de mon point de vue, agissent de manière rationnelle mais sont perçus comme des utopistes. Pour moi, les personnes qui à leur époque ont été considérées comme des irrationnels, visionnaires, romantiques étaient au final les personnes qui agissaient de la manière la plus rationnelle qui soit. En Europe, il n’y a pas de personne plus rationnelle que Kant mais ce qu’il a proposé à son époque semblait très irrationnel pour ces contemporains. Jean Monnet a réussi à traduire cela dans la réalité. Pourquoi est-ce que nous avons un droit européen ? Une constitution européenne qui précise que la dignité de l’être humain est inaliénable ? C’est grâce aux penseurs, poètes, visionnaires etc… puisqu’ils ont réussi à développer leur pensée. L’Europe n’arrive pas a mettre en place une politique étrangère commune mais ce n’est pas dans l’intérêt des différentes nations. Nous avons besoin d’une politique politique étrangère commune. Sans cette politique étrangère il y aura des dégâts puisque les petits pays européens sont soumis à d’autres forces. Ce que le nationalisme plaide va donc à l’encontre des intérêts nationaux.
Des éléments destructeurs se produisent. Nous passons d’une crise à l’autre. Malgré tout, si l’on considère l’Union comme un espace des possibles, quelle est la vision qui vous apparaît ?
Péter Nádas
Je n’ai malheureusement pas de vision. Peut-être seulement sur tout le travail accompli. Sans tout cela, rien ne serait possible, ça ne marcherait pas. Nous avons besoin de différenciation. Il faut que nous puissions nous exprimer de manière différenciée afin de ne pas tomber dans la simplification de la politique à l’heure actuelle. La politique des partis n’est pas la politique dans le sens classique. De nos jours, le langage politique se développe de manière populiste et donne des promesses que nous ne sommes pas à même de tenir.
Tout s’est mondialisé, il n’y a plus de langues différentes. Elles ont été remplacées par cette non-langue. On continue à penser de manière non différenciée.
Ma seule vision serait donc de faire un pas de plus vers la différenciation, réfléchir sur nos différences, oser ne pas mentir. Oser parler avec des ambiguïtés pour rester optimiste. Pour les êtres occidentaux il s’agit de maîtriser leur angoisse, de bien gérer la mauvaise humeur, toujours garder le sourire. Dans aucune langue européenne il n’y a de mot pour demander à quelqu’un de ne pas sourire. Ma seule vision par rapport à tout cela est qu’il faut réfléchir aux choses.
Pour vous, est-ce qu’il y a d’autres termes qui apparaissent liés à cet espace de possibilités ?
Navid Kermani
Je crois que chacune et chacun ne peut parler qu’en se basant sur ses propres compétences. En effet, le terrain sur lequel nous travaillons est un terrain où nous essayons de saisir la réalité qui est extrêmement complexe et qu’on ne peut résumer par des formulations simplistes. On n’essaie pas d’opposer à ces formulations simplistes d’autres formulations simplistes mais nous essayons de défendre la complexité. La culture essaye de le faire, la littérature aussi, les gens qui voyagent et racontent ce qu’ils voient, ceux qui écrivent des romans. Il s’agit donc de décrire la réalité au plus près de la vérité pour s’opposer au mensonge évoqué par Péter Nádas.
Rester au plus près de la réalité et de la vérité pour décrire la réalité, montrer justement la complexité de cette réalité. Il faut montrer ces différentes dimensions historiques, et montrer également sa brutalité et sa vulgarité sans forcément le traduire dans des actions politiques. Il s’agit pour moi de la base de l’action politique.