Anatomie d’une âme abîmée

« Voilà la véritable énigme du livre : non pas pourquoi Klaus est comme il est, mais ce que c’est que d’être Klaus, ce que c’est que d’être cette personne qui, en dépit de ses désirs frustrés et de ses rêves torturés (dont un nous sera raconté, vers la fin), a une manière de maîtriser sa vie qui, se dit-on parfois, lui évite d’être malheureux. »

Marie Maher, Klaus Klaus, Alma Éditeur, 2022, 144 pages, ISBN 9782362796029

Klaus Klaus a des faux airs de Meursault. Le narrateur éponyme du roman de Marie Maher vit seul, à Paris, dans un appartement qu’il vient de recevoir en héritage après la mort de son oncle. Le regard qu’il porte sur le monde et que nous restitue une syntaxe hachée, fébrile, suffocante à force de manque d’air, à la lourdeur calculée, consiste essentiellement dans la captation de faits bruts et mal hiérarchisés et de sentiments immédiats non ressaisis par l’analyse, le tout semé d’énoncés gnomiques tantôt naïfs, tantôt vaguement absurdes (« Ce qui est vivant doit être maltraité, même un peu »). Sa propre voix, par le jeu des discours rapportés, se fait perméable aux voix d’autrui et les incorpore. Son univers est suffisamment peu peuplé et peu meublé pour qu’un langage maniaque, obsessionnel, puisse prétendre en rendre compte exhaustivement. Son imagination qui côtoie la folie lui fait combler les vides de son existence : le protagoniste finit par remplir son appartement de fantômes d’êtres humains et d’un chien qui n’existe pas, puisque Klaus n’a pas « franchi le pas » de l’adopter, mais qu’il ne le caresse pas moins sur le siège passager de sa voiture.

Cependant Klaus a cette capacité de projection dans l’avenir qui manque au héros de L’Étranger de Camus, car il n’est pas du genre à vivre au jour le jour : au contraire, il s’enferme et nous enferme avec lui dans la perspective angoissante d’une vie toujours semblable pendant les trente-six ans que, pense-t-il, il lui reste à vivre (avant d’atteindre l’« âge butoir » de quatre-vingt-deux ans). Inertie et retour du même, qu’emblématisent d’inlassables longueurs de bassin, puisque le seul loisir de Klaus Klaus est de pratiquer la natation (et d’écouter de la musique classique, puisqu’elle au moins « n’empêche pas de penser »), et que signale aussi un certain épaississement du langage dans la répétition inélégante, sans variation, des mêmes mots et des mêmes syntagmes pour décrire les mêmes choses, les mêmes objets (« la table », « la chaise », « la cafetière »), les mêmes actions (« franchi le pas ») ­– mais pourquoi changer de mots, après tout, si les choses dont on parle sont restées les mêmes et sont vouées à demeurer ? Quand l’événement arrive, c’est-à-dire quand passe dans sa rue la fille aux « millions de cheveux » (encore un syntagme obsessivement repris), et qu’elle lui plait, tout le problème devient de savoir si l’ébranlement érotique restera compatible avec l’engluement volontaire dans une routine aussi rassurante qu’étouffante – et ce problème ne trouvera pas de réponse avant les dernières pages du livre.

Mais Klaus doit retourner dans son village, pour régler la succession de son oncle. Dans cette deuxième partie (sur quatre) du roman, occasion de troubles flash-backs, le récit gagne en profondeur et en puissance en esquissant la trajectoire passée de son héros. Il y est question de son enfance, de son adolescence, et, sans que ces choses-là soient directement nommées, d’une famille brutale et sans amour, de maltraitances, d’insultes, de séquestration. On comprend que c’est là ce qui explique l’âme désaccordée du Klaus adulte. Le texte, dans cette séquence, se fait plus dur et plus violent, chaque page est plus crispée et tendue que la précédente, mais en même temps le filtre bizarrement euphémisant du regard adolescent empêche le récit de tourner tout à fait au glauque – et de ce point de vue il faut saluer l’exercice d’équilibrisme en quoi consiste l’élaboration d’un texte qui parvient à être éprouvant sans être absolument insupportable. Au bout du compte, heureusement, il y a le départ du personnage loin de sa famille – un départ que rêve et que programme déjà le héros enfant lorsqu’il adopte son son surnom, Klaus Klaus, où une étonnante rêverie onomastique nous fait entendre « un vent, une ouverture, un souffle, une fuite ». Mais on a du mal à ne pas y entendre aussi la clôture, à ne pas y lire l’enfermement futur du personnage dans son quotidien poisseux à Paris.

Le roman ne s’épuise pas dans la généalogie des cassures de son héros. Il ne se donne pas à lire comme un récit d’enquête, comme la résolution d’une vieille énigme : la bizarrerie de Klaus ne fait pas d’emblée l’objet d’une interrogation. Elle est simplement là ; on la constate, on s’en étonne, on se familiarise avec elle ; si elle trouve ultérieurement une explication, c’est comme de surcroît. Et si le récit évite de donner à son dispositif narratif un caractère trop lourdement démonstratif et de se complaire dans un misérabilisme apitoyé, et s’il peut être qualifié, au bout du compte, d’humaniste, c’est précisément parce qu’il fait droit à l’univers de son protagoniste, avec son histoire – terrible – mais aussi et surtout avec son présent, ses obsessions maniaques, ses désirs informulés, sa douce folie qui guette, son rapport au monde aussi bégayant que son nom. Voilà la véritable énigme du livre : non pas pourquoi Klaus est comme il est, mais ce que c’est que d’être Klaus, ce que c’est que d’être cette personne qui, en dépit de ses désirs frustrés et de ses rêves torturés (dont un nous sera raconté, vers la fin), a une manière de maîtriser sa vie qui, se dit-on parfois, lui évite d’être malheureux.

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