L’éternelle semaine des princesses prolétariennes
Dans Die Woche (La semaine), Heike Geißler, née en 1977 en Allemagne de l'Est, décrit une époque où tout part en vrille. Où les mardis ne suivent plus les lundis. Tel un sismographe, elle détecte les problèmes de nos sociétés, à la recherche d’une possible révolte. Un roman qui soulève de nombreuses questions sans y apporter les réponses.
« Nous essayons de changer de système, dans tous les sens du terme. Nous essayons de vivre ce que nous voulons vraiment vivre. Si vous pouviez arrêter de nous déranger. Si vous pouviez enfin cesser de consacrer toute votre attention et tout votre capital à nous déranger dans ce processus », clament haut et fort la narratrice et son amie Constanze. Deux « princesses prolétariennes, issues du milieu ouvrier », d’une quarantaine d’années, à la recherche d’une possible forme de révolte.
Dans leur tête, ça tourne. Sans relâche. Une véritable tempête. Ne plus dissimuler les problèmes, ouvrir les yeux, sentir, nommer, changer les choses… renverser la table. Un flux de conscience de la première à la dernière page. Ce roman, composé de courtes phrases, de brefs dialogues, de monologues intérieurs, de nombreuses références littéraires, psychologiques et sociologiques, est un commentaire ultra-lucide sur notre époque, dont émane une force rare.
Arrivées depuis longtemps dans la dure réalité des choses, loin de tout rêve de princesse, il ne reste plus à ces deux amies qu’à réécrire les vieux contes de fées. « Nous balançons nos crinolines et dépoussiérons nos jeans. Nous sommes des princesses comme on n’en trouve pas dans tous les livres. Mais attendez, nous nous inscrivons dans les livres. Nous dévoilerons tous les secrets », promet ainsi la narratrice dès le début du roman.
Les deux femmes partagent un appartement à Leipzig, ville où démarraient en 1989 les manifestations du lundi contre le régime de la RDA, qui finissait par s’écrouler peu de temps après. Aujourd’hui, 30 ans après la chute du mur, la ville a changé. Heike Geißler, née en 1977 dans la ville saxonne de Riesa et qui vit aujourd’hui à Leipzig, en a fait sa propre expérience. Les vieux immeubles délabrés datant de l’époque des fondateurs ont été restaurés et transformés en Airbnb. Victimes de la gentrification, Constanze et son amie font partie des vieilles locataires « gentiment délogées » et vivent désormais, dans un autre quartier, avec les deux jeunes fils de la narratrice, qu’elle élève seule après un mariage raté. « Comme je ne laisse pas mon mari entrer dans le texte, je dois maintenant être celle qui leur prépare le petit déjeuner, et leurs tartines pour l’école », dit-elle non sans humour, probablement pas mécontente que le conte du prince charmant soit lui aussi mis au placard.
À la place des maris, les deux femmes partagent leur appartement avec deux étranges colocataires : la mort, et l’enfant invisible. La mort est une personne plutôt inoffensive qui picole beaucoup et a besoin de se reposer, squattant le canapé du salon. L’enfant invisible, est une sorte de voix intérieure de la narratrice, qui a en revanche de grandes ambitions : il se bat pour naître, promettant de tout mieux faire dans la vie – un vague espoir quelque part enfoui qui se manifeste régulièrement mais auquel la narratrice semble avoir du mal à croire elle-même.
Et pourtant les deux femmes veulent se battre contre à peu près tout ce qui cloche dans le monde actuel : hyperconsommation, crise migratoire, violences contre les femmes, guerres, inégalités sociales… Mais leur ennemi principal, ce sont les lundis, qui prennent de plus en plus de place en se substituant aux autres jours de la semaine. Des lundis où l’on manifeste à nouveau dans la ville, non plus pour la liberté et la démocratie, mais « contre les étrangers ». Ces lundis où les manifestants d’extrême droite (Pegida pour les nommer) plongent la ville dans le chaos et dont la haine « fait lentement mais sûrement disparaître l’émotion, l’emphase et la cohésion dans les caniveaux de la ville ».
À côté des princesses prolétariennes, des géants font leur apparition dans ce conte, qui, à chaque nouveau lundi, vire de plus en plus au cauchemar. Les géants installent un manège en plein centre-ville de Leipzig. « Un carrousel à chaîne appartenant aux grandes gueules, avec d’énormes écrans plats à la place des sièges, sur lesquels défilent politiciens locaux et internationaux. Comme une chaîne d’info, impossible à éteindre. (…) Un cadeau pour tous ceux qui ne posent pas de question », expliquent les géants qui font tourner le manège de plus en plus vite en faisant voler en éclat valeurs démocratiques et cohésion sociale.
Mais que faire pour lutter contre ces lundis ? Comment combattre le retour du racisme en Allemagne, et partout ailleurs dans le monde ? Telle est la principale question que pose ce roman. « Nous ne savons pas comment être à la fois polis et fermes. En fait, nous ne l’avons jamais su. (…) Nous avons tout au plus appris à adopter des postures impuissantes », explique la narratrice en partageant pleinement l’impuissance et le désarroi de sa génération. « Des gens désabusés et dépassés, avec lesquels on ne peut pas faire de bonne politique, ni de bonne révolte. Ou peut-être que si ? »
Impitoyable, Heike Geißler dresse un état des lieux de nos sociétés occidentales, pointant du doigt peurs, doutes et dilemmes, en soulevant un tas de questions sans pour autant y apporter des réponses. De même que les lecteurs, les personnages doivent les trouver par eux-mêmes. Tandis que la narratrice se plonge dans les livres de Jacques Derrida ou de Viktor Klemperer, son amie Constanze traite ces questions avec autodérision en proposant des séminaires pour chacun des problèmes rencontrés, tels « Jumpstart Anti-Fear : séminaires contre la peur « .
« Partie 1 : La peur de l’ambivalence. Partie 2 : La peur de l’envahissement par les étrangers. Partie 3 : La peur de la sexualité fluide. Partie 4 : la peur du changement en général. Partie 5 : la peur du changement linguistique. Offre promotionnelle de 4 semaines avec garantie de remboursement.”
Bienvenue dans le monde sarcastique du coaching ! Mais au final, ce sont les formes classiques de protestation qui apportent un peu d’espoir dans ce sombre scénario. Ainsi, les deux femmes ne se lassent pas d’aller chaque lundi, à la contre-manifestation de Pegida. Et elles écrivent. Des lettres, parce que « ça se fait comme ça depuis des siècles ». Des messages sur des draps qu’elles brandissent lors des manifestations. « On remplit le monde de textes. Beaucoup de textes, s’exclame Constanze, nous ne pouvons pas nous retenir. »
Et cela vaut aussi pour Heike Geißler qui ne cesse d’attirer l’attention sur les dysfonctionnements sociaux et politiques en écrivant des livres très personnels et expérimentaux. Comme dans son très remarqué roman-reportage Saisonarbeit (Travail saisonnier), sur les conditions de travail chez Amazon. Avec Die Woche elle propose un roman à thèse, proche d’un manifeste politique, ce qui lui a d’abord valu des critiques lorsqu’elle en a présenté des extraits au prix Ingeborg Bachmann, l’un des plus importants prix de littérature allemande contemporaine. Nominé pour le prix de la Foire du livre de Leipzig quelques mois plus tard, le livre a été salué pour sa langue virtuose, sa construction littéraire, son originalité et son propos, venant d’une auteure ayant « vraiment des choses à dire ». En effet, un roman important qui, par la force des mots, s’oppose à ce silence de plus en plus fatal face aux multiples dangers menaçant les démocraties partout actuellement.