Entre le monde chinois et le monde musulman
Emmanuel Lincot signe un ouvrage riche et équilibré proposant à un lectorat informé, sans être spécialiste, une approche de temps long des liens entre monde chinois et monde musulman.
Chine et terres d’Islam retrace sur la durée les enjeux géopolitiques des relations sino-musulmanes. Dans cet ouvrage, le sinologue Emmanuel Lincot revient sur l’histoire des diverses communautés musulmanes en Chine ainsi que sur les liens avec le monde musulman. Il contribue ainsi à décentrer l’approche de l’islam, en mettant l’accent sur son pendant asiatique, et à montrer les liens centenaires entre ces deux mondes, prenant un pas de côté vis-à-vis des récits centrés sur l’occident. Cet ouvrage touffu, riche en références françaises et internationales, comble un vide dans la littérature francophone sur le sujet. Il est le fruit de nombreuses années de travail, nourri des voyages de terrain ainsi que de ses recherches et séminaires menés à l’Institut Catholique de Paris et à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques.
Allant au-delà d’une analyse géopolitique étroite, cet ouvrage adopte une approche transversale s’apparentant à une histoire globale des liens entre mondes chinois et musulmans. Son parcours historique s’ouvre avec les débuts de la pénétration de l’islam en Chine, d’abord par la voie maritime au VIIème siècle, et la bataille de Talas (751) opposant le califat Abbasside à la dynastie Tang. Il nous amène alors jusqu’au projet de nouvelles routes de la soie de l’actuel président chinois Xi Jinping. En plus de riches développements aussi bien sur l’histoire chinoise, ses franges musulmanes, que sur les liens diplomatiques avec le monde islamique, Emmanuel Lincot retrace les nombreux transferts d’idées, de savoir-faire, ainsi que de population entre ces deux mondes. Influences mutuelles certes, mais aussi altercations entre des systèmes sociaux et philosophies profondément différentes, malgré certaines tentatives d’hybridation comme le Han Kitab, corpus de textes islamiques développé au XVIIIème siècle par des lettrés chinois musulmans nourris de confucianisme. Brassant lieux de mémoires, œuvre d’arts, ou classiques littéraires, l’auteur trace les liens entre héritages philosophiques, patrimoniaux et enjeux géopolitiques.
Malgré de nombreux sauts dans l’espace et le temps, la région du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, a une place centrale dans l’ouvrage. Cette région, dont le nom en chinois signifie « nouvelle frontière » a été historiquement pour Pékin un front pionner qui nourrit l’orientalisme chinois et qu’il faudrait pacifier. Stratégiquement située au cœur de l’Eurasie, la région est aussi d’un champ de force opposant, au 19ème siècle, les puissances impériales russe, anglaise et chinoise dans le contexte du Grand Jeu. C’est enfin une région à l’histoire prestigieuse, qui a vu naître la dynastie turque des Qarakhanides. Aujourd’hui, le Xinjiang constitue un axe pivot des intérêts stratégiques chinois en Asie Centrale et sa sécurisation s’avère cruciale pour le développement des Nouvelles routes de la soie. La région est notamment le point d’ancrage en Chine du corridor stratégique sino-pakistanais, établi depuis 2015, et reliant le port de Gwadar à Kachgar. Ce corridor assure un accès à l’Océan Indien et aux hydrocarbures du Moyen-Orient, limitant le risque de blocus des approvisionnements par des puissances concurrentes. Le Xinjiang est aussi aujourd’hui au cœur de l’actualité du fait des crimes contre l’humanité perpétués par la Chine à l’égard des populations turcophones et musulmanes de la région, en particulier les ouïgours. Plus d’un million d’entre eux ont été incarcérés dans des camps de travail et de rééducation depuis 2016. Comme l’ouvrage le montre bien, cet acharnement n’est pas nouveau. La Révolution Culturelle (1966-76) avait été particulièrement violente au Xinjiang et après la chute de l’URSS en 1991, Pékin a fait le choix d’une politique du frapper fort, visant à étouffer toutes velléités d’indépendance ou de politisation de l’islam.
Chine et terres d’Islam dépasse toutefois les frontières du Xinjiang pour souligner à la fois la diversité du monde musulman chinois mais aussi l’évolution des relations entre la Chine et les pays musulmans. C’est notamment le moment de la Conférence de Bandung (1955) et son héritage qui apparait là central. La Chine veut ainsi se présenter comme l’émissaire des pays du sud face aux puissances occidentales. Cette tendance s’est accélérée lors des 30 dernières années. Avec l’ouverture de l’économie et l’entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce (2001), la Chine est devenue bénéficiaire nette de la mondialisation économique. La chute de l’URSS (1991) lui a permis de convoiter les régions proches de Moscou. Pékin se présente désormais comme une alternative au monde occidental, avec son propre réseau de plateformes internationales, qu’il s’agisse des forum Sino-arabe ou sino-africain ou encore de l’Organisation de Coopération de Shanghai créée en 2001 et visant notamment à lutter contre « le séparatisme », « l’indépendantisme » et « l’extrémisme » en Asie Centrale, pour contribuer à la pacification du Xinjiang. Les pays musulmans tendent à souscrire à ces institutions alternatives et plus largement à la diplomatie pragmatique de Pékin, qui ne s’encombre pas de considérations humanitaires, religieuses etc. La Chine fait affaire aussi bien avec l’Iran que l’Arabie Saoudite, faisant fi de la fracture entre chiites et sunnites, et elle s’est empressée de reconnaître le nouveau régime Taliban en Afghanistan. Potentiel obstacle aux bonnes relations avec le monde musulman, la question ouïgoure reste par ailleurs taboue dans les relations entre la Chine et les pays du Moyen-Orient, ces derniers ne voulant pas mettre en danger leur relations avec Pékin.
Les six chapitres thématiques de l’ouvrage d’Emmanuel Lincot peuvent être divisés en deux grandes parties, la première se concentrant sur l’histoire intellectuelle des mondes chinois et musulmans, leur patrimoine et structures sociales, la seconde sur les questions géopolitiques et diplomatiques.
L’auteur situe d’abord le point d’ancrage de son récit : les confins musulmans chinois du Xinjiang. Région ouvrant la Chine à l’Asie centrale, elle incarne depuis des siècles l’altérité pour les chinois han. Emmanuel Lincot retrace l’histoire de cette région, en commençant par l’âge d’or de la culture ouïgoure durant les décennies qui suivent la bataille de Talas (751), mettant en avant son cosmopolitisme aux origines turco-mongoles ainsi que ses relations, parfois tendues parfois harmonieuses, avec le monde chinois.
Passant à la question des structures sociales et héritages culturels, Lincot présente les tensions au cœur de l’identité des musulmans chinois. Alors que les multiples inspirations philosophiques et religieuses du monde musulman se retrouvent autour de la transcendance et de la prière, en Chine c’est l’art du geste, une recherche du juste milieu par les rites et l’étiquette dictée par une église-état confucéenne (dont le Parti communiste s’est fait l’héritier) qui structure la société. Malgré ces différences, la stabilité impériale, aussi bien du côté chinois que musulman, permet de créer un espace d’échange sans précédent qui se maintiendra pendant des siècles : les routes de la soie qui s’esquissent dès l’âge d’or de la dynastie Tang et de celle des Abbassides. Cette ébauche de mondialisation permet la circulation des objets, idées et inventions. Les grandes innovations chinoises sont alors transmises à l’occident via le monde musulman : la poudre, le compas, le papier et l’imprimerie. Des produits issus de ces routes se retrouvent aussi dans la peinture européenne de la renaissance. La Chine restera ainsi jusqu’au XVIIIème siècle le premier exportateur de produits de luxe au monde.
Cet équilibre est mis à l’épreuve par la mise en place de route maritimes directes après la prise de Malacca par les portugais au XVIème siècle, les européens supplantant les marchands arabes dans l’Océan Indien. A terme, le choc avec les puissances européennes amène la ruine de l’ordre social traditionnel, les guerres de l’opium de la moitié du XIXème siècle incarnant cette brutalisation de la société chinoise. L’ébranlement est aussi intellectuel avec la diffusion des idées révolutionnaires occidentales, aussi bien dans le monde musulman qu’en Chine, via des revues telles que Le Phare du Caire ou la Nouvelle Jeunesse de Chen Duxiu. Des accommodements idéologiques entre islam, marxisme, mais aussi tradition chinoise, voient alors le jour et nourrissent les développements politiques de l’Eurasie tout au long du XXème siècle.
Les trois derniers chapitres de l’ouvrage retracent l’histoire diplomatique des liens entre mondes chinois et musulmans des luttes anti-impérialismes du 20ème siècle aux nouvelles routes de la soie. La conférence de Bandung de 1955, quelques années seulement après la fin de la guerre civile chinoise et la victoire du parti communiste (1949), apparait comme un moment fondateur. Dans le contexte de guerre froide, Bandung structure le Tiers-Monde avec la Chine en tête des non-alignés. Cela permet à Pékin de gagner en autonomie vis-à-vis de Moscou et de s’affirmer sur la scène internationale, notamment via la progressive normalisation des relations avec les pays musulmans. La poussée diplomatique chinoise, qu’elle passe par l’appui fourni aux guérillas d’inspirations maoïstes, le soutien à la cause palestinienne, ou de premiers contacts diplomatiques avec l’Indonésie de Sukarno, le Front de Libération National Algérien, ou l’Égypte de Nasser, va s’accélérer à la fin des années 1960. La normalisation des relations avec les États-Unis et l’intégration de la République Populaire Chinoise au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971 sellent alors cette phase de normalisation diplomatique.
La mort de Mao (1976) et les réformes économiques initiées par Deng Xiaoping dans les années 1980 ouvrent une nouvelle montée en puissance de la Chine sur la scène internationale. La nécessité de s’alimenter en hydrocarbures l’amène à se rapprocher des pays du Moyen-Orient, région qu’elle aborde de manière pragmatique ; mettant en avant le principe de non-ingérence pour naviguer les antagonismes entre voisins. La Chine collabore avec l’Iran mais aussi l’Arabie Saoudite ou Israël. Alors que la crise de 2008 met à mal le Consensus de Washington, elle émerge comme une véritable puissance mondiale au modèle de développement alternatif. Que ce soit via des organisations internationales sino-centrées, comme l’Organisation de Coopération de Shanghai ou les forums sino-arabe ou sino-africain, ou à travers ses investissements croissants, Pékin renforce ses liens avec le monde musulman. La Chine n’hésite ainsi pas à utiliser son arsenal commercial et financier pour créer une relation de dépendance avec ses partenaires. Au risque d’aller à l’encontre de son principe de non-ingérence, Pékin renforce aussi son poids militaire à l’étranger, pour assurer la sécurité de son voisinage, de ses approvisionnements et de ses investissements. Elle mène des exercices anti-terroristes en Asie Centrale et des opérations anti-piraterie dans le Golf d’Aden, organise des évacuations massives de ses ressortissants, avec appui militaire, depuis la Libye ou le Yémen, et installe même des bases militaires hors de ses frontières, à Djibouti et au Tadjikistan. En plus de ces leviers économiques et militaires, la Chine adopte aussi des méthodes d’influence plus douce. Elle ouvre des Instituts Confucius et développe des programmes de bourses étudiantes pour booster son soft power. Elle s’appuie aussi sur des relais d’influence, notamment dans le monde musulman, pour se présenter comme une alternative crédible au monde occidental et pour contrer les critiques de sa politique intérieure sur la scène internationale.
Ces stratégies d’influence, multiples, font que la politique de Pékin à l’égard de ses minorités musulmanes, un point d’accrochage majeur avec l’occident, est paradoxalement absente dans ses liens avec le monde musulman. Retraçant l’histoire moderne du Xinjiang, qu’il s’agisse des liens entre la Russie et la première république du Turkestan, ou des velléités japonaises sur les ressources de la région, l’auteur décortique à la quasi-paranoïa de Pékin quand il s’agit du contrôle de ce front pionnier, reposant depuis les années 1950 sur des méthodes coloniales. La mise sous cloche actuelle de la région et l’assimilation forcée des populations non han, alliant mobilisation des masses et rééducation de type maoïste à une cybercratie fondée sur des technologies modernes de surveillance, montre une fois de plus que la société ouigour n’a pas de place dans la politique de développement et sécurisation de Pékin. Malgré cette palestinisation du Xinjiang, pour reprendre la thèse de l’intellectuel Wang Lixiong présentée par Lincot, le silence du monde musulman sur la question est le signe selon l’auteur que l’islam comme expression d’unité politique reste un mythe.
Contre l’idée d’une Chine isolée sur la scène internationale dans le contexte de pandémie, voit-on alors émerger un front commun anti-occidental l’alliant au monde musulman, comme le prévoyait le politologue américain Samuel Huntington ? La situation est bien plus complexe que cela, nous répond Emmanuel Lincot dans ses réflexions finales. Les nouvelles routes de la soie incarnent cette complexité, entre vision intégratrice et compétition d’influence : projet d’investissements massif visant à connecter l’Eurasie, et au-delà, il vise aussi à contrecarrer l’avancée de « forces antichinoises » aux contours flous. Reste à voir comment cette stratégie survivra dans le monde post-pandémie. Par ailleurs, si le 11 septembre 2001 a marqué une forme de divorce entre monde occidental et monde musulman, et que la pandémie de Covid-19 éloigne aussi la Chine de l’occident, la relation entre ces deux mondes reste ambivalente. Si la Chine entend conforter l’influence qu’elle a gagné dans le monde musulman lors des 20 dernières années, elle rencontre toutefois des difficultés à naviguer une zone conflictuelle, aux opinions publiques fluctuantes. Et bien qu’ elle se veuille, dans la continuité de l’esprit de Bandung, porte-parole des émergeants, elle fait aussi face à la compétition occidentale, mais aussi à celle des puissances indienne, russe ou turque.
Chine et terres d’Islam est en définitive un ouvrage riche et équilibré proposant à un lectorat informé, sans être spécialiste, une approche de temps long des liens entre monde chinois et monde musulman. L’ouvrage permet de développer une curiosité pour ces enjeux tout en donnant envie d’approfondir certains éléments, qu’il s’agisse de la situation contemporaine tragique du Xinjiang ou le rôle du continent africain dans les liens avec la Chine.