Il faut du temps 1. Le temps, aujourd’hui, à Marioupol, c’est au moins 1 200 morts civils (sans doute beaucoup plus), l’impossibilité d’enterrer les gens (on enterre ceux qu’on peut dans des fosses communes), il y a plus de 200 000 habitants, sans eau, sans électricité, bientôt sans nourriture (pas encore), les gens vivent (survivent, non, vivent) dans les caves, et comme les assauts frontaux ont échoué, et qu’ils vont échouer, nous en sommes à ce que je disais, la destruction systématique des villes, avec, spécialement, comme à Alep, des frappes sur les hôpitaux, les écoles, c’est-à-dire très clairement sur les femmes et les enfants, pour écraser les gens, pour ruiner leur moral. C’est ce qui s’est passé à Grozny : une ville rasée totalement, une population traumatisée, réduite à la misère, et, là, on met en place un pouvoir « local » (qui, en l’espace de quelques années, allait échoir à Kadyrov).
C’est visiblement la même chose sur Tchernigov, et sur Kharkov, et ce sera sans doute pareil, à un moment ou l’autre, sur Kiev. — Les troupes russes sont à 15 km, à Irpen’… Et moi, au nom d’Irpen, je ne peux pas m’empêcher d’entendre un poème magnifique de « Seconde naissance » de Boris Pasternak, un de ses plus grands poèmes, « L’Été » (que je suis bien incapable de traduire), parce que c’était, là, en 29-30, un lieu de datchas, de forêts… En 1930, Pasternak y était venu, avec des amis. Il parlait de ce séjour comme d’un « banquet de Platon pendant la peste », parce que le « banquet (ou le festin) pendant la peste », c’est une pièce de Pouchkine — extraordinaire. Les chars y sont, à Irpen, et les maisons sont détruites.
Je dis que Poutine va tomber, j’en suis certain. Ça n’aide pas, de dire ça. Parce que, quand, il va tomber, personne ne le sait. — Dans un mois, dans deux mois, — dans un an ? En attendant, au jour au jour, il faut subir. Et subir ça. Il faut bien comprendre ce que c’est, Poutine. Dans la violence, c’est Assad. — Mais cette violence, nous la connaissons même d’avant, et ça aussi, il faut le dire : Milosevic, c’était la même violence.
Mais ce n’est pas que cette violence, que je ne peux pas nommer aveugle, dès lors qu’au contraire, elle s’attaque à ce qui est le plus faible, le plus essentiel de l’humanité. Non, cette violence aux yeux grands ouverts. C’est aussi une vision du monde : le patriarche de toutes les Russies, Kirill, sans doute le prélat le plus corrompu de l’histoire russe, explique, par exemple, qu’il était légitime et nécessaire de se lancer dans cette « opération militaire », parce que, l’Occident, c’est le règne des parades gay. La haine fasciste de l’homosexualité. Et voici, une vidéo : c’est une réponse à une lettre ouverte écrite contre la guerre et signée aujourd’hui par 1500 personnes, d’étudiants et d’anciens étudiants du MGIMO (Institut des relations internationales de Moscou — qui forme l’élite des diplomates russes) — et il faut s’imaginer ce que ça veut dire, aujourd’hui, en Russie, de signer une protestation contre la guerre. Et donc, ce que vous voyez, c’est une réponse, d’étudiants qui soutiennent la guerre et s’adressent à Zélinski en lui rappelant la fraternité aux combats de leurs grands-parents et en lui demandant de « dénazifier » son pays tout en reconnaissant l’indépendance des états du Donbass. Je ne vous traduis pas le texte, parce que, ce qui compte, ce n’est pas le texte, c’est la mise en scène. — Et vous avez trois jeunes gars, en complet veston, qui parlent, l’un après l’autre. Trois mecs. Pendant que les filles, sagement, sont à l’arrière et se taisent. — C’est une petite video de rien du tout, mais ça dit plein de choses : le monde de Poutine est aussi celui-là, celui où les femmes sont des ventres pour produire les mâles qui prononceront des discours bien cadrés et qui feront la guerre.
L’économie, au jour le jour, s’effondre. L’euro est à 145 roubles, c’est-à-dire que la monnaie a perdu en quinze jours la moitié de sa valeur.
Le pays continue de se fermer : Meta (Facebook et Instagram) a été déclaré « organisation extrémiste » (sic) et tout sera bloqué à partir du lundi 14. La répression continue, avec une violence croissante, contre les gens — toujours nombreux — qui sortent pour protester. L’État propose de nationaliser les biens des entreprises qui se sont retirées (il y en a plusieurs centaines… mais toujours pas Yves Rocher, évidemment). Un oligarque russe, Vladimir Potanine, a dit que si ça se faisait, ça ferait revenir la Russie à 1917… Ce qui est intéressant dans cette prise de position, c’est que Potanine (qui, avant la guerre, possédait 28 milliards de dollars) est, parmi cent autres choses, le président de la Ligue de hockey de nuit (ça s’appelle comme ça), ligue qui a été créée parce que Poutine y joue ses matches et qu’il est fou de hockey… Il est un des très très proches de Poutine. Le fait qu’il se permette de protester publiquement contre une prise de décision de son chef est en soi le signe que ça ne va pas du tout dans les cercles les plus restreints du pouvoir. — Or, non seulement ça ramènera le pays en 1917 et ça va obérer pour très longtemps son avenir, puisque les entreprises, dès lors, vont hésiter à revenir, — mais, en plus, c’est une décision stupide pour la raison que, ce qu’ils vont nationaliser, ce sera quoi ? les murs et les stocks existants ? — le savoir-faire, il est parti avec les entreprises.
Un autre signe : Air Astana (l’aviation kazakhe) a interrompu, à son tour, ses vols vers la Russie. — On se souvient du camouflet de Poutine au Kazakhstan. Le Kazakhstan n’est indépendant que formellement : il est, en fait, économiquement, chinois. L’espace de l’empire russe, que Poutine s’acharne à recréer, ne passera plus par là, — et ce n’est pas la Chine, visiblement, qui aidera la Russie.
L’économie russe s’effondre, on reparle d’un mot soviétique, le « déficit », c’est-à-dire de l’absence d’un produit. — Mais cet effondrement, il joue sur le temps long. Sur le temps court, Poutine ramène des troupes et du matériel militaire de tous les coins de la Russie, et le rouleau compresseur, à coups de bombes de 500 kilogrammes, voire d’une tonne, écrase les villes d’Ukraine. Et, inlassablement, l’état-major envoie des troupes pour couper le pays en deux, et, oui, il y a de petites avancées. Chaque kilomètre coûte des dizaines de morts, des deux côtés — mais surtout du côté russe. Mais, en Russie, — c’est une autre constante de l’Histoire, — on n’a jamais fait attention à l’individu, et jamais fait attention aux pertes. On avance, la première ligne est décimée, on envoie la deuxième, et la troisième, et ainsi de suite. C’est une machine de mort.
Deux temps : le temps court, où chaque heure vaut des centaines de vies brisées. Un temps long, indéterminé, qui verra l’effondrement du régime de Poutine. Et ça, en attendant : tenir.