Ce que nous a légué Claudio Napoleoni

« Que faire ? est la question qui désormais se pose à un être humain qui ne se tient plus dans la subjectivité. »

Nous publions la traduction française de la Postface de Dominique Saatdjian à la réédition du Discours sur l'économie politique de Claudio Napoleoni.

Claudio Napoleoni, Discours sur l'économie politique, Paris, Classiques Garnier, 2019, 192 pages, ISBN 2406089584

                 

                            « … Que nous ne nous fixions pas sur un seul aspect des choses, que nous ne soyons pas prisonniers d’une représentation, que nous ne nous lancions pas sur une voie unique dans une seule direction […] Que nous acceptions de nous arrêter sur des choses qui à première vue paraissent inconciliables. »1

Ce qui m’importera ici tient en une question. Une question qui, selon moi, retentit comme l’aboutissement du cheminement de Napoleoni2. Cette question est la suivante : que faire ?  Napoleoni aborde la question, en particulier dans l’intervention qu’il fit le 11 octobre 19863 à Cortona mais aussi le 11 janvier 1988, en prenant la parole dans le cadre du séminaire organisé par le PCI en vue de réfléchir, en commun avec les parlementaires de la Gauche indépendante dont Napoleoni fait partie, à la convention programmatique du PCI4. Et il répond à cette question – avec les moyens qui sont les siens en cette fin des années 80, à la veille de la chute du Mur de Berlin et du bloc soviétique, d’une façon qui peut paraître modeste, mais là-dessus je reviendrai. 

Pour Napoleoni, «  Que faire  ?  » est la question qui désormais se pose à un être humain qui ne se tient plus dans la subjectivité (c’est-à-dire qui se tient hors d’ «  une théorie qui pose le sujet au centre de ses catégories  »5), et de l’objectivité qui va de pair. À savoir à un homme qui n’est plus ni dominé ni dominant, à un homme détaché de toute référence à la domination6, que ce soit la domination de l’objet par le sujet ou la domination du sujet par l’objet. Accompagnant la pensée de Marx Napoleoni va alors se déplacer sur un terrain dont il n’est pas certain qu’il ait mesuré en son temps toute l’extraordinaire singularité.

Il y a de la part de Napoleoni, on le sait, une lecture extrêmement attentive de l’œuvre de Marx, en particulier, pour nous, en ce qui concerne la relation entre le sujet et l’objet, la domination de l’un par l’autre et l’aliénation qui s’ensuit. Il semble que la finesse de la pensée de Marx7, finesse que Napoleoni ne manque jamais de souligner, fasse ressortir plus vivement encore les limites de la pensée de Marx. 

De quoi s’agit-il  ? L’idée de fond est la suivante  : si l’on en reste, comme Marx, à la contradiction sujet-objet et au dépassement de cette contradiction, l’aliénation, loin de se résoudre dans le re-devenir sujet du sujet objectivé par l’objet, l’aliénation demeure. Elle demeure parce que l’on ne sort pas du cercle sujet-objet, avec domination de l’un par l’autre et inversement. Selon Napoleoni, l’aliénation ne se trouve donc pas tant (ou pas seulement) dans le devenir objet du sujet par l’objet qu’il produit ou dans l’annulation de l’objet par le sujet, que dans ce qui conditionne cette relation sujet-objet, à savoir la définition de tout ce qui est, homme compris, comme étant productible, et ce sur la base de toute la tradition occidentale depuis Platon et Aristote. 

Pour envisager la libération, c’est-à-dire la sortie de l’aliénation, Marx, parce qu’il est en quelque sorte prisonnier d’une conception subjective du monde, a besoin de l’artifice de la dialectique, c’est-à-dire de la contradiction posée comme moteur de l’histoire. C’est seulement de cette manière qu’il peut envisager la réunification du sujet – qui redevient le maître de l’univers qu’il aurait été originellement, alors qu’il a été précédemment anéanti dans le processus productif  ! En outre, Napoleoni remarque qu’à cette fin Marx fait même volontairement abstraction d’un élément nouveau, extérieur et impersonnel, sur lequel le sujet n’a pas tous les pouvoirs  : le marché et ses mécanismes8, et qu’il préfère, pour sauver le sujet, s’en tenir aux rapports anciens de production. C’est le «  défaut théorique  » de Marx, remarque Napoleoni9. Conclusion  : la Révolution censée nous libérer ne vise qu’à la restauration du sujet, qu’à l’affirmation absolue de l’homme comme sujet, par-delà la dialectique. Par conséquent, l’aliénation demeure. Quant à la libération, elle n’est pas incomplète, elle est illusoire, de même que la fin de la domination est illusoire  : la définition de l’objet comme quelque chose de productible n’a en rien disparu. 

Selon Napoleoni, la libération de l’homme, la sortie de l’aliénation, doit donc être conçue d’une façon radicalement différente10. Il s’agirait d’effectuer un pas de côté par rapport à la subjectivité et à la domination qui lui est substantiellement associée  ; de cesser de regarder le réel comme quelque chose de productible – un pas de côté qui nous permettrait de penser enfin ce qui plus que jamais devrait nous apparaître comme ce qui n’est justement pas à côté.

Et c’est là que se pose la question «  Que faire  ?  » – Y répondre relève d’une «  tâche  », pour Napoleoni. D’une tâche plus éthique que politique, à partir du moment où politique ne renvoie plus qu’à une action déterminée par un sujet au sens, par exemple, de Lénine, lorsqu’en 1902 il repose la question de Tchernychevski Que faire  ?. Cette fois, il s’agit d’une tâche éthique, parce que la fin du XXe siècle nous met devant une situation nouvelle. Napoleoni en suggère quelque chose dans la troisième partie du Discours  : «  Après Marx, écrit-il, et après l’échec de l’espérance de libération à travers le déploiement des contradictions et de leur résolution, Heidegger donne la première analyse de la production moderne en dehors de l’illusion d’une subjectivité perdue qu’il faudrait récupérer.  »11 

Napoleoni fait référence au travail de Heidegger sur la technique. Par la technique il ne faut évidemment pas comprendre l’application technologique de la science ; par la technique Heidegger cherche à signifier que tout ce qui est, homme inclus, ne peut apparaître que comme fonds (Bestand)12 d’énergie « disponible à l’emploi »13. En fait, Heidegger parle plutôt de l’essence de la technique, le Gestell, dont la traduction en français par l’Arraisonnement ou le Dispositif voudrait rendre l’idée à la fois de sommation et de mise à disposition. Ici, l’objet et le sujet se confondent définitivement et disparaissent en tant que tels comme fonds disponible, disponible à rendre toujours plus efficace un fonctionnement généralisé qui n’a pas d’autre fin que lui-même, le fonctionnement. Quant aux dysfonctionnements – en économie, ce serait les « crises systémiques », – ils en font partie intégrante ; ils ne remettent pas en question le fonctionnement en tant que tel, mais son efficacité, et en appellent à sa remise au point en vue de son optimisation (toujours en termes d’efficacité). Pour ce qui est de produire ou d’être productif, cela n’est plus mesuré, à son tour, qu’à l’aune du fonctionnement. 

Si nous restons dans la perspective de Napoleoni, une telle économie générale du monde14 (ou plutôt de l’im-monde, en une signification qui ne relève pas ici de la morale), a trouvé dans le marché et son impersonnalité son foyer pulsatile. 

À quoi en arrive Napoleoni  ? À l’évidence de la disparition sans retour du sujet, donc. À l’évidence qui en découle de remettre en question les catégories ou les modèles traditionnels tels que le développement ou encore le travail comme, je cite Napoleoni, «  axe central de la vie de l’homme et de la société  »15. Et à une possibilité qui s’offre alors à lui, laquelle le ramène à sa question initiale  : que faire  ? 

Deux choses à remarquer ici et elles sont indissociables  : 

  1. l’énormité de la remise en question – ou du pas de côté (ce qui pourrait avoir à voir avec ce que Heidegger appelle le «  saut  ») – opéré par un homme de la gauche italienne, dont les analyses se sont nourries de la lecture de Marx et, plus tard sans doute, de Heidegger, par un homme qui est un économiste et non un philosophe – ce qui après tout fut peut-être sa chance, si l’on se rappelle la relation des «  philosophes  » de son époque à Marx comme à Heidegger  !
  2. l’absence, de la part de Napoleoni, de tout ce qui peut ressembler à une critique de la technique – l’aliénation est là, brute, massive, il s’agit de nous en extraire  ; et nous en extraire, cela suppose de penser autrement. En étant attentif au fait que penser autrement, ce n’est surtout pas tourner le dos à la réalité technique – en sortir (pour aller où  ?) ou s’y opposer. «  La technique est au centre du monde moderne, je cite Napoleoni16, et nous ne pouvons en aucune façon (parce que cela serait illusoire, stupide, ridicule, pathétique, et de toute manière condamné à l’échec) imaginer un monde qui retourne en arrière, un monde qui n’assume pas la technique comme un élément irréversible.  »

En finir avec la primauté du développement, donc, dans la mesure où la compréhension du développement étant essentiellement de l’ordre de la compétitivité économique, le développement n’engendre aucun «  progrès  » (la satisfaction des besoins n’étant pas sa fin), mais au contraire une régression – sur le plan humain, un renforcement de l’aliénation. C’est pourquoi Napoleoni indique qu’il n’est pas question de changer simplement de mode de développement (par une révolution ou par une réforme  !), mais de constituer un autre modèle qui ne soit plus conditionné par le développement et ses impératifs, de «  faire  », dit-il, un autre modèle qui soit conditionné par «  autre chose  »17

Et redéfinir la place du travail dans nos existences, c’est-à-dire en finir avec le travail comme axe de la vie humaine et sociale, dans la mesure où le travail est soumis aux «  mécanismes  » du marché. Travailler, en effet, ne signifie plus que produire – et Napoleoni va jusqu’à discerner la consommation non pas comme l’aboutissement, mais comme un moment de la production, laquelle tient tout. Si, par conséquent, consommer c’est encore produire, alors l’être humain est un travailleur, c’est-à-dire un producteur, y compris  lorsqu’il consomme. Autrement dit, à l’heure de la technique, le «  travail  » a un caractère total ou absolu. 

Une fois arrivés à ce point qui paraît vertigineux, pourrait s’offrir à nous la possibilité d’une nouvelle manière de nous rapporter à l’homme et d’un rapport différent, non «  subjectiviste  » donc, entre l’homme et le monde. C’est en direction de cette possibilité – de cette «  tâche  », comme il la nomme assez souvent dans le Discours et dans Cercate ancora – que Napoleoni regarde alors.

Napoleoni a bien vu que la technique n’est pas neutre, à savoir un simple instrument au service des hommes, que sa seule fin est elle-même. Il a bien vu, également, que l’aliénation dont il s’agit, dès avant Marx, est une aliénation plus essentielle dont le système capitaliste ne présente qu’un visage, celui que Marx a mis au centre de sa pensée mais auquel il s’est arrêté, une aliénation qui s’incrit dans ce que Heidegger appelait le «  destin de l’être  » (dont le Gestell est la figure la plus extrême ), et dont, par conséquent, il ne suffit pas de vouloir se libérer pour s’en libérer. 

Pourtant, il semble que Napoleoni ne puisse se résoudre à ne pas vouloir faire quelque chose  ; or, vouloir est au centre de la subjectivité  ! Il pose explicitement la question  : Pouvons-nous faire quelque chose  ? – Je pense que oui, répond-il18

Ce qu’il disait de Marx et de son «  heureuse incohérence  »19 vaudrait-il alors également pour lui  ? 

À vrai dire, il s’agit moins de que faire  ? que de comment faire  ? Certes, faire demeure, mais l’accent est d’abord mis sur la manière de s’y prendre. Napoleoni veut présenter une perspective programmatique à la gauche italienne et, surtout, au parti communiste20. Pour commencer, dit-il, il faudrait considérer le progrès technique, à travers ses bienfaits pratiques incontestables, comme un instrument, c’est-à-dire quelque chose n’ayant pas soi-même pour fin : un instrument qui nous aiderait en particulier à nous libérer du travail. En nous trouvant ainsi libérés du travail, nous libérerions également le travail. 

On pourrait croire entendre ici l’écho d’un passage de Gelassenheit, le discours que Heidegger fit en 195521. Et puisque Napoleoni se place lui-même dans l’horizon ouvert par Heidegger, on peut aller y regarder… 

Dans ce passage, Heidegger dit l’attitude à tenir, selon lui, devant la technique – il appelle cette attitude la «  Gelassenheit  »  :  «   Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu’on en use. Mais nous pouvons en même temps les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous avons de plus intime et de plus propre. » 

Mais dans le commentaire qui suit le discours, Heidegger précise, et il s’agit toujours de la Gelassenheit : «  Nous ne devons rien faire, seulement attendre.  » 

Faire ou attendre – de quel côté trouve-t-on Napoleoni ?

Si l’on continue de s’inscrire dans l’horizon de la pensée de Heidegger, il ne s’agit donc même pas de chercher comment faire autrement, il s’agit de ne pas faire  ! Plus encore  : il s’agit de s’extraire de toute relation à faire et à ne pas faire. Car faire, cela sous-entend que l’on s’appuie encore et toujours sur une représentation subjective et productive du monde, une représentation d’après laquelle l’homme est le lieu où se concentrent toute la force et toute la volonté productives, ce que saint Thomas d’Aquin, traduisant Aristote, c’est-à-dire l’adaptant à une modernité qui lui était étrangère, nommait la «  cause efficiente  ». Autrement dit, avec faire on reste même en deçà de la technique, au sens où celle-ci «  déborde  » l’homme et l’intègre dans un processus plus vaste de production où il épuise son humanité à servir, à son insu, souvent même convaincu du contraire, au bon fonctionnement de la technique. On se coupe ainsi de toute possibilité de se rapporter à la technique en tant qu’elle n’est pas à notre disposition. 

(Exemplaire ici est la révolution soviétique, bloquée à l’intérieur de la subjectivité, de la «  domination  », dirait Napoleoni, et, plus encore, à l’intérieur d’une représentation totalement instrumentale de la technique. À la question Que faire  ? qu’il pose en 1902, Lénine répond en des termes qui, s’ils visent d’abord comment prendre le pouvoir politique, revêtent toute leur signification «  économico-technique  », si je puis  dire, un peu plus tard, en 1920, une fois pris le pouvoir politique  : «  Sans instaurer en Russie une technique perfectionnée, plus élevée qu’auparavant, il ne saurait être question ni de rétablissement de la vie économique, ni de communisme. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, car sans électrification il est impossible de perfectionner l’industrie. C’est là une tâche de longue haleine, qui exige au moins 10 ans… »22)

Alors, finalement, en cherchant comment faire (ou quoi faire…), Napoleoni tombe-t-il dans une contradiction ? Je suis convaincu que non, qu’il a parfaitement conscience que la contradiction de son propos ou de sa proposition n’est qu’apparente, parce qu’il sait devant quoi il se trouve, à savoir la duplicité du phénomène : d’une part, le Gestell et la «  catastrophe  », dit-il23, qui va avec, d’autre part autre chose, vers quoi précisément il regarde et avance en tâtonnant. C’est bien pour cela aussi qu’il déclare qu’il faut faire face à la technique et à sa « malice intrinsèque  »24, sans se dérober en recourant aux anciennes catégories de pensée. Cette conscience, elle me semble clairement apparaître par exemple à la fin de la troisième partie du Discours, quand Napoleoni, après avoir cité Emanuele Severino, conclut ainsi : 

«  Lisons Severino, encore une fois  :  » […] se contredire est le fait d’être convaincu (certain) à la fois de la thèse et de l’antithèse  : au sens où les deux restent face à face non enlevées, parce que, quoique leur identification apparaisse non enlevée, l’une des deux n’est pas capable par ailleurs de s’imposer sur l’autre. « 

Telle pourrait bien être notre condition présente. En résulterait-il la possibilité de définir une « tâche » ? La possibilité s’annonce-t-elle d’un rapport différent, non « subjectiviste », entre l’homme et le monde, mais capable toutefois, en vertu de ce qui échappe aujourd’hui à la contradiction, de s’appuyer sur des « forces réelles » ? Nous l’ignorons, mais, si ce que nous avons pensé en écrivant ces pages n’est pas dépourvu de sens, la question peut être posée. » 

À vrai dire, il n’y a même pas de contradiction, parce que la «  thèse  » et l’«  antithèse  », si l’on garde par commodité ce vocabulaire-là, se présentent ensemble, en même temps, sont les deux faces d’un même visage, celui du nihilisme, le double aspect du Gestell – tête de Janus –, comme l’indique Heidegger. 

Au regard de cela, les propositions de Napoleoni reproduites dans Cercate ancora et concernant la sortie du capitalisme ne doivent pas nous embarrasser. Je ne crois pas, en effet, que Napoleoni, en envisageant de manière plus «  pratique  » les changements que peuvent engendrer des «  forces réelles  », fasse à son tour abstraction du marché et de son inépuisable capacité totalisante. Il faut les prendre pour ce qu’elles sont, des propositions exprimées en des circonstances où il est question de tenter de réfléchir et de faire réfléchir à la possibilité d’une action politique (libératrice) à l’heure de la technique et une fois sauté le verrou de la subjectivité

En déclarant qu’il existerait désormais une opportunité de redéfinir ou de définir le rapport entre travail productif et «  temps de vie  » ou travail «  libre », l’apport des femmes dans un monde jusqu’alors régi par la production et la domination, ou un rapport hors-domination à la nature, Napoleoni ne semble pas faire preuve de la radicalité d’un Pasolini devant ce que celui-ci appelait une «  mutation anthropologique  » – par quoi Pasolini soulignait combien le caractère absolument totalisant et totalitaire du néo-capitalisme atteignait, à travers la consommation, jusqu’à l’humanité de l’homme sans qu’une réplique soit encore possible. Mais, répétons-le, Napoleoni parle lors de rencontres et de débats ayant pour fin de restructurer la gauche italienne et ce hors des catégories de pensée qui ont habituellement cours jusque-là – si tel n’était pas le cas, ce qu’il avance sur le travail, sur l’apport des femmes et sur la nature ne constituerait qu’un discours humaniste25 (c’est-à-dire subjectiviste) de plus au sein de la rationalité technique.

En fait, à travers la question de la possibilité d’une action politique à l’heure de la technique, c’est la signification de l’engagement qui se modifie. Si nous sommes désormais sur un plan où l’être humain n’est plus défini à partir de la subjectivité, l’engagement d’un intellectuel et économiste italien comme Napoleoni ne peut plus être et n’est plus le même que l’engagement promu par l’humanisme et les Lumières de la raison et dont les intellectuels français furent les principaux représentants… Sur ce plan, l’engagement est à la mesure du destin de l’homme (je reprends une  formulation de  Napoleoni dans Cercate ancora26) – et non plus à la mesure de la société, c’est-à-dire d’une réalité capitalistico-bourgeoise (et, au-delà, d’une réalité néocapitaliste  « technique ») au centre de laquelle se trouve l’économie. En passant sur un autre plan, la place de l’économie serait d’emblée redimensionnée, il ne s’agirait plus d’en faire un absolu, et, à moins d’en élaborer la refondation radicale, inexistante encore, dit Napoleoni, on pourrait même en envisager la fin ; c’est une question très ouverte, répète Napoleoni27, en renvoyant également aux intuitions de Keynes à ce sujet2829.

Rappelons-nous qu’à la fin de la troisième partie du Discours, Napoleoni indique que derrière l’aliénation marxienne causée par le capitalisme et par la subordination de tous les acteurs au mécanisme objectif du marché et à l’abstraction de la valeur (à travers la confusion de l’objet et du sujet comme étant productibles), il y a l’abandon, dit-il, de ce que Heidegger appelle l’Abschied30, et qui n’est pas, comme paraît l’avoir lu ici Napoleoni, la séparation d’avec l’être mais, tout au contraire le détachement vis-à-vis de l’étant : cela, poursuit Napoleoni de façon étonnamment juste alors qu’il vient de commettre cette confusion, empêche de reconnaître une altérité plus essentielle, la relation entre l’homme et l’être, et une aliénation d’une tout autre ampleur puisqu’elle atteint précisément notre relation à ce que c’est qu’être.

Et c’est bien devant cette aliénation-là – dont la technique ou, encore, l’obsession du fonctionnement est le nom – que l’engagement de Napoleoni a lieu.

Si nous l’oublions, alors les propositions de Napoleoni sont rapidement rattrapées par la technique et ses dispositifs, à savoir : 

  • la rationalisation renforcée de la nature à travers l’écologie ;
  • l’intégration totale des femmes au dispositif technique, à des fins de production et de consommation ;
  • l’intégration du travail libre (ou du temps « libéré » du travail) à la forme technique de la production, laquelle fait de tout être humain un « travailleur », quoi qu’il  « fasse » ou ne «  fasse » pas.

En revanche, si nous envisageons les propositions de Napoleoni sur un plan où il y va du «  destin » de l’homme et de l’être, et non plus sur un plan où priment la force et la volonté productives, alors il s’agit d’une tout autre histoire. Où il serait possible de regarder vers ce que pourrait signifier être libre aujourd’hui, c’est-à-dire au sein même du dispositif technique – déjà : rien de ce que l’on a connu jusque-là par être libre et qui renvoyait à la volonté (de produire, de faire) du sujet « créateur » et forcément masculin –. La liberté se trouverait dans la relation à être, dans la modulation de cette relation à être. Au regard de cette relation et de toutes ses modulations possibles, création et procréation ne sont plus des critères déterminants et discriminants ; il doit donc devenir absolument évident que la femme a tout loisir de travailler aux modulations de cette relation, et ce ni plus ni moins que l’homme31

«  Attendre » doit être compris au sein de cette relation « destinale » ou de cette autre histoire. Il n’est évidemment pas question d’attendre quelque chose comme on fait quelque chose. Attendre, ici, c’est, ayant le temps, être attentif à être. Mais Napoleoni ne va pas jusque-là. Ce qui ne l’empêche pas de comprendre qu’il faut déplacer également l’action politique du plan de la subjectivité vers un plan où il s’agit du « destin » des hommes, c’est-à-dire : de passer de la signification initialement grecque de la politique, et reprise par la modernité, à une signification où il est question de rendre à l’être [les hommes et les choses]. Il comprend que c’est désormais en direction de l’être que la politique doit agir – et par conséquent en partant d’une compréhension du «  faire » ou de l’action qui ne soit plus subjective – C’est à réfléchir à de telles questions que Napoleoni invitait la gauche italienne en 1988, de sorte qu’elle requestionne en même temps ses propres fondements issus des Lumières, de l’humanisme et de la Révolution industrielle. Mais nous savons aujourd’hui qu’elle n’a guère pris ce risque : elle n’a pas abandonné la subjectivité, convaincue de pouvoir aménager le fonctionnement technique et ses mécanismes et produire une société dont les valeurs seraient la bienveillance, l’entraide, la convivialité32. Comme si finalement, ainsi que le pensait Hume, la société était un club. Mais la société n’est pas un club, affirme Napoleoni plus proche ici de Smith que de Hume33– et d’Illich. 

J’ajouterai, pour conclure provisoirement, que Napoleoni a également souligné, en faisant une nouvelle fois à sa manière écho à Heidegger, que l’homme est un « être fini » – pour Heidegger, la finitude est celle de l’homme et de l’être –. Finitude contraire à toute la tradition occidentale, précise Napoleoni, et finitude non négative puisqu’ouvrant au souci d’être, contrairement à l’in-finitude propre au sujet et à sa volonté (pensons à ce que disait Descartes de la volonté), qui nous borne à faire34. Il suffirait peut-être, dit Napoleoni, d’« accepter » cette finitude, pour cesser de vouloir dépasser ou aménager, vainement, l’arraisonnement technique – et commencer à nous engager résolument en direction de ce que Heidegger encore appelle la Gelassenheit

Napoleoni a parfaitement perçu la signification politique de la Gelassenheit, comme en témoigne le passage suivant de Critique aux critiques : «  Si l’emploi “politique” de concepts heideggeriens ne risquait pas d’exposer à de graves malentendus, on pourrait dire que se présente aujourd’hui la possibilité de se tenir en rapport avec l’ensemble des significations que recouvre le mot Gelassenheit. Établir une position politique […] passe en effet par l’abandon progressif de toutes les structures dans lesquelles existe aujourd’hui la domination. »35.

Mais cela, Napoleoni est mort avant de pouvoir le dire, alors que c’est de là qu’il parle, qu’il nous dit ce qu’il a à nous dire. 

Sources
  1. Heidegger, Gelassenheit, Édition intégrale, tome 16, p. 526. Traduction française A. Préau, in Questions III, Gallimard, Paris, 1976,  p. 176.
  2. Surtout dans Cercate ancora (Editori Riuniti, Rome, 1990), mais aussi, évidemment, dans le Discours sur l’économie politique, Garnier, Paris, 2019 (trad. fr. M. Amato et D. Saatdjian).
  3. Cercate ancora, p. 33 sqq. et, en particulier, p. 50 sqq.
  4. Ibid., p. 94 sqq
  5. Ibid., p. 60 sqq.
  6. Ibid., p. 47.
  7. Sa richesse, jusqu’à sa complexité ou son «  heureuse incohérence  » (ibid. p.74).
  8. Ibid., p. 44 et p. 90.
  9. Ibid., p. 45.
  10. Ibid.
  11. Discours, p. 150.
  12. Napoleoni, op. cit., p. 132.
  13. Napoleoni, Discours, p. 150.
  14. «  “Économie”. “Hier, un violent disciple de Balzac souffletait Vauvenargues (…) pour avoir dit que ce n’est pas assez d’avoir de grandes facultés, qu’il faut en avoir l’économie : et remarquez qu’économie ne veut dire là qu’ordonnance, distribution, bon emploi et non épargne.“ Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, t. 7, 1863-69, p. 123. » Trésor de la languefrançaise informatisé (TLFi), art. «  économie  ».
  15. Cercate ancora, p. 95.
  16. Ibid., p. 50.
  17. Ibid., p. 97.
  18. Ibid., p. 50.
  19. Ibid., p. 74.
  20. Ibid., p. 95
  21. Cf. sopra, p. 1.
  22.  Lénine, Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du parti, 21 novembre 1920.
  23. Discours, p. 166.
  24. Napoleoni, op. cit., p. 50.
  25. «  Mais si l’on pense que la libération est possible, comment la penser sinon comme une nouvelle manière de se rapporter à l’homme, en dehors de la tentation du subjectivisme et, par conséquent, des chemins frayés ou suggérés par l’«  humanisme  »  ? D’où l’on peut considérer légitime la question […] : comment regarder de manière différente le rapport entre l’homme et le monde, différente de celle établie par la perspective production-appropriation-domination ?  » (Discours, p. 166)
  26. Napoleoni, op. cit., p. 53.
  27.  Ibid., p. 65 sq.
  28. Keynes, dans Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930)  : « Surtout, ne nous exagérons pas l’importance du problème économique, ne sacrifions pas à ses nécessités supposées d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente. Ce problème devrait rester une affaire de spécialistes, tout comme la dentisterie. Si les économistes pouvaient parvenir à se faire considérer comme des gens humbles et compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveilleux. »
  29. Napoleoni, op. cit., p. 65.
  30. Napoleoni, Discours, p. 152.  «  L’Abschied consiste à prendre congé de l’étant dans la marche pour la sauvegarde de l’être.  » Cf. Was ist Metaphysik  ? Édition intégrale, tome 9, p. 310 sq. [Qu’est-ce que la métaphysique ?, in Questions 1, Gallimard, Paris, 1974, p. 82, trad. modifiée]  : «  Das Opfer ist der Abschied vom Seienden auf dem Gang zur Wahrung der Gunst des Seins. Das Opfer kann durch das Werken und Leisten im Seienden zwar vorbereitet und bedient, aber durch solches nie erfüllt werden. Sein Vollzug enstammt der Inständigkeit, aus der jeder geschichtliche Mensch handelnd – auch das wesentliche Denken ist ein Handeln – das erlangte Dasein für die Wahrung der Würde des Seins bewahrt. Diese Inständigkeit ist der Gleichmut…  » –  « L’offrande est le détachement vis-à-vis de l’étant, détachement qui n’est tel que dans la mesure où l’on chemine vers la sauvegarde de la faveur de l’être. L’offrande peut être certes préparée et aidée en œuvrant et en agissant au sein de l’étant, mais elle ne pourra jamais être portée à son achèvement de cette manière. Son achèvement s’origine dans l’insistance à partir de laquelle chaque homme historial, dans son faire – et la pensée essentielle est aussi un faire – sauvegarde le Dasein requis pour la sauvegarde de la dignité de l’être. Le nom de cette insistance est le calme courage… »
  31. Rimbaud, Lettre du voyant : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »
  32. «  J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité […] Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil  », écrivait Ivan Illich en 1973, dans La Convivialité.
  33. Napoleoni, Cercate ancora, p. 82-83.
  34. La finitude ouvre, l’in-finitude ferme.
  35. C. Napoleoni, Critica ai critici (1986), in Dalla scienza all’utopia, Bollati Boringhieri editore, Torino 1992p. 215.
Crédits
Ce texte est la traduction française de la Postface à la réédition du Discorso sull’economia politica de Claudio Napoleoni, Orthotes, Salerno 2019. L’édition française du Discours sur l’économie politique a été publiée en 2019 aux éditions Garnier (trad. franç. de Massimo Amato et Dominique Saatdjian).
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