Au printemps 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) fut la cible de nombreuses critiques. Dirigeants politiques et essayistes lui reprochèrent son inefficacité et la partialité de son directeur général, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus en faveur des autorités chinoises. Ces attaques prirent un tour particulièrement virulent dans la bouche du président des États-Unis mais elles constituent une version extrême des coups de boutoir récurrents portés contre le système onusien et le multilatéralisme. 

Dans le même temps, la pandémie et la crise sanitaire actuelle nous ont rappelé, si besoin en était, que les frontières des États n’arrêtent pas davantage les virus que les fumées toxiques, les nuages radioactifs ou les flux financiers. Par ailleurs un nombre important de difficultés et de conflits «  localisés  » trouvent leurs causes et ont des conséquences bien au-delà des territoires où ils se déroulent. Les accidents dans les usines-ateliers du monde asiatiques sont le fruit de l’organisation de la production manufacturière au sein de laquelle les donneurs d’ordre des grandes marques occidentales font travailler, via des sous-traitants en chaîne, les travailleurs pauvres à l’autre bout du monde. Les attentats terroristes sont une expression spectaculaire de la manière dont s’exportent des conflits localisés. Ces conflits, mais aussi la misère endémique dans certaines régions du monde, encore accrue par les changements climatiques récents, suscitent d’importants flux migratoires. On pourrait multiplier de tels exemples.  Dans notre monde composé d’États-nations, la plupart des questions ne peuvent trouver de solutions satisfaisantes dans les limites étroites des frontières nationales. Les associations et organisations internationales sont nées, dès le XIXè siècle, de cette prise de conscience.

Entre global et national 

Leur fondation dans le courant du XIXè siècle s’inscrit dans un double contexte de globalisation et de construction des États-nations. Les premières organisations internationales libérales se développent durant la période d’essor du capitalisme mondial et d’expansion de la conquête coloniale. Dans le même temps, elles accompagnent le renforcement des États-nations européens. Internationales, ces organisations le sont d’abord parce qu’elles se saisissent d’un problème ou d’une cause qui concernent plusieurs de ces États et qui ne peut trouver une solution satisfaisante dans le cadre étroit de chacun d’entre eux. Cela n’a pas d’abord impliqué que ces organisations aient été internationales dans leur composition. Les premières sociétés contre l’esclavage qui voient le jour dans la première moitié du XIXe siècle sont dominés par des activistes britanniques. Le Comité international de la Croix Rouge (CICR), créé en 1863, est composé d’habitants d’un seul quartier de Genève parlant au nom d’un universalisme humanitaire1. Le premier internationalisme ouvrier, celui de l’Association internationale des travailleurs, fondée en 1864, est essentiellement européen2

La question de la diversité nationale des membres de ces associations comme moyen de garantir leur internationalisme devient un enjeu croissant dès la seconde moitié du XIXè siècle. Elle se marque par une sorte de nationalisation de l’international. Cela se marque tout particulièrement dans la mise sur pied d’organisations intergouvernementales, mais concerne aussi les associations non officielles, qu’on appelle maintenant les ONG. À la différence de la première, la seconde internationale ouvrière regroupe des partis socialistes nationaux et devient le lieu de conflits entre les différents modèles nationaux. Les premières organisations intergouvernementales poursuivent l’objectif d’apporter une réponse à des questions spécifiques, souvent techniques, qui concernent un nombre limité de pays. La Commission du Danube dont les origines remontent à 1856, l’Union télégraphique en 1865 ou encore l’Union postale en 1871 relèvent de cette catégorie3. Leur fondation accompagne la mise en place de frontières nationales plus étanches et de législations plus contraignantes à mesure que l’autorité des États se renforce. Elles sont d’ailleurs des hauts lieux d’affirmation, voire même de constitution des nationalismes4. Toutefois, l’existence de ces associations présuppose et renforce des réseaux d’acteurs internationaux liés par des savoirs et savoir-faire communs  : les communautés épistémiques5.

La pandémie et la crise sanitaire actuelle nous ont rappelé, si besoin en était, que les frontières des États n’arrêtent pas davantage les virus que les fumées toxiques, les nuages radioactifs ou les flux financiers.

SANDRINE KOTT

Dès l’origine, les Organisations internationales sont donc le lieu d’une tension  : elles trouvent leur raison d’être dans la défense de valeurs et de causes internationales comme la paix, les droits humains, la santé globale, la justice sociale universelle et elles sont des lieux d’élaboration et de diffusion d’un savoir commun. Dans le même temps, elles sont de plus en plus clairement organisées selon des logiques internationales et constituent des lieux où s’expriment avec force les compétitions entre des modèles présentés comme nationaux, des arènes où sont défendus des intérêts nationaux tels qu’ils sont perçus par les dirigeants de ces mêmes nations. Cette tension est particulièrement nette dans les grandes organisations intergouvernementales  : la Société des nations (SDN) fondée en 1919 et l’ONU en 1945. L’article 2 de la charte des Nations Unies affirme ainsi : «  Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations unies à̀ intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État.  » Les États sont les principaux financeurs des organisations intergouvernementales en proportion de leur produit intérieur brut, ce qui fait des États-Unis le plus gros financeur du système onusien. Quand ils les honorent, souvent avec retard, les États tendent toutefois, depuis quelques décennies, à diminuer leurs contributions récurrentes fixes au profit de financements volontaires sur projets spécifiques, ce qui limite l’autonomie budgétaire des organisations. Dans l’ensemble, ces budgets sont d’ailleurs très en deçà de ceux des grandes agences gouvernementales des pays riches. Les organisations sont par ailleurs dépendantes des États pour rassembler la documentation dont elles ont besoin pour élaborer les politiques qui fondent leur mandat. À cet égard, les réticences récentes des autorités chinoises à livrer des informations sur le Covid sont loin d’être une exception. Ce sont enfin les États qui ratifient et appliquent les normes internationales  ; ce sont eux qui mettent en œuvre les mesures élaborées par les secrétariats permanents, discutées et adoptées par les assemblées générales dans lesquelles siègent des représentants des gouvernements nationaux. L’Organisation internationale du travail constitue un exemple paradigmatique des blocages induits par une telle situation. En 1919, les représentants italiens et français s’étaient déclarés favorables à une application automatique des conventions adoptées à l’Assemblée internationale du travail à tous les États membres. Sous l’influence des représentants britanniques et étasuniens, cette application a été soumise à la ratification des États. Jusqu’à aujourd’hui, cette procédure obère gravement la diffusion de ces normes. À ce jour, les États Unis ont ratifié 14 des 190 conventions internationales du travail, la France 128.

Si le système multilatéral tel qu’il fonctionne est donc entravé par les États-nations, tout particulièrement les plus puissants d’entre eux, cela ne signifie pas toutefois que les missions et objectifs internationalistes qui fondent l’existence de ces organisations – justice sociale pour l’Organisation internationale du travail, santé global pour l’OMS ou encore éducation du plus grand nombre pour l’UNESCO -aient été abandonnées. 

À quoi servent les organisations internationales et comment les réformer ?

Cette tension entre les objectifs affichés par les organisations internationales et la réalité des équilibres de pouvoir auxquels elles sont soumises alimentent depuis les origines un état de crise permanent. L’ONU comme la SDN créées à l’issue de deux guerres mondiales ont été définies comme des «  clubs de vainqueurs  », voire des institutions permettant aux États les plus puissants d’assurer leur domination mondiale et la protection de leurs intérêts impériaux.  Dès 1919, les Bolchéviques, qui n’avaient pas été invités à rejoindre la nouvelle organisation, de même que les gouvernements allemand et mexicain, la considéraient comme une association destinée à assurer la domination impérialiste des puissances capitalistes. Le rôle joué par les administrateurs coloniaux dans la commission des mandats de la Société des nations chargés d’administrer les anciennes colonies allemandes ou les territoires issus du démembrement de l’Empire ottoman et placés sous tutelle de la SDN semble leur donner raison. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU représentent jusqu’à aujourd’hui les grandes puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale. 

Pourtant, quand on s’intéresse au fonctionnement réel des institutions internationales, les conclusions doivent être nuancées. Ainsi, mêmes mal représentés dans les institutions de la SDN, les gouvernements des pays d’Amérique latine ont utilisé très précocement l’enceinte qu’elle leur offrait pour faire triompher certaines de leurs revendications et profiter de l’expertise qu’elle offrait dans certains domaines  : l’hygiène en particulier. Les pays asiatiques comme la Chine ou le Siam ont pu y renégocier les traités inégaux qui leur avaient été imposés par les puissances occidentales. Les représentants indiens à la SDN n’ont pas, comme l’attendaient les représentants britanniques, soutenu les projets de la puissance coloniale mais ont affirmé très tôt un droit à la décolonisation et au développement6. Les gouvernements des pays sortis de la colonisation ont d’ailleurs massivement rejoint l’ONU, lieu de reconnaissance de leur souveraineté politique récemment acquise. L’Assemblée générale a été une tribune pour exprimer leurs revendications en matière de souveraineté économique, de développement et de redistribution globale7

Car si les organisations internationales n’ont ni le pouvoir ni les moyens de résoudre les problèmes du monde, elles peuvent les rendre visibles et tenter de proposer des solutions. Les pays du Nord n’ont pas besoin de l’OMS pour fabriquer et acheter leurs vaccins mais les messages incessants envoyés par l’Organisation sur la nécessité de développer aujourd’hui une campagne de vaccination mondiale permet de favoriser une prise de conscience et constituent un levier pour l’action. Ces activités sont peu spectaculaires mais elles sont indispensables, y compris pour assurer la paix. On lit fréquemment que, parce qu’elle n’a pas su empêcher la Seconde Guerre mondiale, la SDN aurait échoué dans sa mission. Encore une fois, il importe de dépasser les apparences. D’une part, en offrant des lieux de discussion, les organisations multilatérales ont permis d’éviter des conflits directs, en particulier durant la guerre froide. Mais surtout, l’activité de la SDN, comme celle de l’ONU repose sur une définition large de la paix. Dans la constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) fondée en 1919, la justice sociale est vue comme la condition de la paix : la même chose peut être dite de la section d’hygiène de la SDN qui donnera naissance à l’OMS. 

Si les organisations internationales n’ont ni le pouvoir ni les moyens de résoudre les problèmes du monde, elles peuvent les rendre visibles et tenter de proposer des solutions.

SANDRINE KOTT

Depuis leur fondation, les organisations internationales, via leur secrétariat et les missions d’expertise qu’ils ont commissionnées, ont produit des savoirs, élaboré et proposé des solutions. Dans les contextes favorables, ils sont parvenus à les diffuser, voire à les imposer.  Si elles ne sont en aucun cas des espaces de gouvernance mondiale, les organisations ont pu contribuer à organiser le monde8.  La question est donc de savoir comment renforcer l’influence et le pouvoir des acteurs qui portent ces missions au sein et autour de ces organisations  : les secrétariats en particulier, sans pour autant accroître la distance qui les sépare des sociétés.

L’internationalisme contre le néolibéralisme global

Or c’est précisément ce projet internationaliste qui a été profondément remis en cause depuis la fin des années 1970 et le triomphe progressif des logiques néo-libérales qui tournent le dos aux objectifs de coordination internationale pour encourager, au contraire, la concurrence entre les États sur un marché mondial faiblement régulé. Certaines organisations internationales dominées par les pays développées, comme la Banque Mondiale ou l’OCDE,  ont participé àce changement de paradigme, quand elles ne l’ont pas directement  encouragé.  D’autres, en charge de l’avancement social et culturel mondial, en sont les victimes. Elles sont d’ailleurs confrontées à un recul de pouvoir de leurs composantes. Les États ou les syndicats pour l’OIT tripartite sont affaiblis face à de nouveaux et puissants acteurs économiques. Leur capacité d’influence se marque en particulier par un accroissement des financements privés par le biais des grandes fondations. Ceux-ci ont toujours existé et ils ont permis de faire utilement avancer des projets. La création et le fonctionnement de la section d’hygiène de la SDN qui donnera naissance à l’OMS après la Seconde Guerre mondiale a ainsi reposé sur le financement quasi-exclusif de la fondation Rockefeller. Toutefois, du fait du retrait des États, la part de ces financements privés s’est accrue ainsi que leur pouvoir d’influence sur les orientations des organisations. Près d’un quart du budget de l’OMS est désormais d’une manière ou d’une autre dépendant de la fondation Gates qui impose un agenda qui n’est pas nécessairement celui de la «  santé pour tous  » promu pas son actuel directeur général.

Sur un autre front, le travail normatif international est concurrencé par une activité de labellisation privée. Les normes internationales du travail élaborées par des représentants désignés par les gouvernements et les syndicats (employeurs et employés) sont contournées par les grandes multinationales qui recourent à des agences de certifications privées qui leur attribuent des labels de «  bonne conduite  » de manière souvent opaque.  Ceux-ci ne garantissent en aucun cas que les ouvriers, souvent des ouvrières, placées en bout des chaînes de valeur ne meurent victimes de l’absence de politique d’hygiène et de sécurité sur leur lieu de travail. Au Bangladesh, où cette situation a fait des milliers de victimes, l’OIT travaille maintenant étroitement avec les autorités locales pour organiser une inspection du travail efficace. Mais cette action ne peut se développer sans l’appui des populations qui, au Sud comme au Nord, sont affectées par les systèmes mondiaux de sous-traitance. La mobilisation récente et fructueuse des travailleuses domestiques, femmes et migrantes en faveur d’une convention protégeant leur activité et statut professionnel, témoigne du fait que l’internationalisation des causes demeure un levier efficace      pour  appuyer l’action des grandes organisations internationales. Davantage que d’une prise de conscience des États, c’est d’un retour en force de l’internationalisme porté par des acteurs sociaux engagés collectivement pour des causes communes qu’il faut attendre la sortie de crise du système multilatéral. 

Sources
  1. Voir sur le CICR Irène Herrmann, L’humanitaire en questions  : réflexion autour de l’histoire du Comité international de la Croix Rouge, Paris, Cerf, 2018.
  2. Fabrice Bensimon / Quentin Deluermoz / JeanneMoisand (eds.), Arise Ye Wretched of the Earth : The First International in a Global Perspective, Leiden 2019
  3. Sur ce point et sur ce qui suit, voir Madeleine Herren, Geschichte der internationalen Organisation, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2009 et Bob Reinalda, Routledge History of International Organizations : From 1815 to the Present Day, Routledge 2009.
  4. Glenda Sluga, Internationalism in the Age of Nationalism, Philadelphia 2013.
  5. Pour un aperçu bibliographique sur cette notion, voir par exemple Meyer Morgan, Molyneux-Hodgson Susan, « « Communautés épistémiques » : une notion utile pour théoriser les collectifs en sciences ? », Terrains & travaux, 2011/1 (n° 18), p. 141-154. DOI : 10.3917/tt.018.0141.
  6. Sur tout cela voir les contributions rassemblées dans le volume suivant  : Olga Hidalgo-Weber, Bernard Lescaze, (sous la dir.de), De la SdN à l’ONU  : cent ans de multilatéralisme à Genève (1919-2019), Editions Suzanne Hurter, Genève, 2020.
  7. Guillaume Devin, Frank Petiteville, Simon Tordjman (sous la dir. de), L’Assemblée générale des Nations Unies, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
  8. Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris, Le Seuil, 2021.