Au lendemain des élections régionales, départementales et territoriales françaises, le Grand Continent vous propose une série d’entretiens croisés pour tirer le bilan de chacun de ces scrutins. Notre première étape nous emmène à La Réunion, dans les Pays de la Loire et en Corse. Particulièrement peu favorables au Rassemblement national comme à la République en marche, ces trois territoires présentent des systèmes politiques et des clivages spécifiques, qui ont vu la victoire de trois familles politiques distinctes : union des gauches, union des droites et nationalistes.
Entretiens croisés avec Christiane Rafidinarivo, enseignante-chercheuse en science politique à l’Université de La Réunion, chercheuse invitée au CEVIPOF (Sciences Po), Christophe Batardy, chercheur associé à ARENES et expert pour la Fondation Jean-Jaurès, et André Fazi, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Corse.
Quelles problématiques régionales spécifiques, quels équilibres politiques particuliers ont marqué ces élections régionales ?
Christiane Rafidinarivo : À La Réunion, les oppositions se sont structurées autour du traditionnel clivage droite-gauche. Au second tour, Huguette Bello (Pour La Réunion, soutenue notamment par la France Insoumise, GUE/NGL) s’est présentée à la tête d’une liste d’union de la gauche réunissant sa propre liste, celle des socialistes et des communistes, et celle du divers gauche Patrick Lebreton, maire de Saint-Joseph. Cette alliance lui a permis d’emporter la région aux dépens de Didier Robert, candidat de la droite et du centre, arrivé en tête au premier tour. Il ne s’agissait pas d’un accord de circonstance : entre les deux blocs, les divergences étaient réelles, alors que les projets des trois listes de gauche semblaient assez compatibles.
C’était notamment le cas en matière de projets d’aménagement, qui constituent un des enjeux majeurs de la politique régionale réunionnaise. En tant que région ultrapériphérique de l’Union européenne, l’île bénéficie d’un soutien au développement important, dont l’emploi relève pour une large part d’une compétence régionale. La mobilité, en particulier, est à la fois au centre des préoccupations de la population et au cœur de l’action politique régionale. Pendant ses deux mandatures, Didier Robert avait choisi de favoriser la voiture et le bus, notamment au travers du projet de la nouvelle route du Littoral (NLR) qui constitue aujourd’hui l’un des plus grands chantiers de France. Ce projet était venu se substituer à celui, proposé par la précédente majorité communiste, d’un réseau de tram-train ; cependant, contrairement aux prévisions, la nouvelle route du Littoral n’a pu être achevée sous la présidence de Didier Robert.
Par sa formule « nous ne sommes pas des démolisseurs », Huguette Bello s’est engagée à achever les travaux. Elle a aussi indiqué vouloir relancer la dynamique du projet de tram-trains. Enfin, en parallèle des questions de mobilité, les sujets sociaux, la précarité, l’emploi… ont joué un rôle fondamental dans un territoire qui reste marquté par des difficultés économiques et durement éprouvé par la pandémie.
On notera par ailleurs qu’il n’y a pas de mouvement indépendantiste ou nationaliste à la Réunion. Il y a eu certes un projet autonomiste porté par le Parti communiste réunionnais (PCR), mais celui-ci est passé au second plan avec la présidence de Paul Vergès (1998-2010).
Christophe Batardy : Dans les Pays de la Loire, les problématiques régionales ont été assez peu mises en avant. La présidente sortante Christelle Morançais (LR, PPE), comme d’autres présidents de région issus de la droite, a axé son propos sur la question de la sécurité, alors même qu’il ne s’agit pas d’une prérogative de la région.
Cependant, contrairement à ce qui s’est produit dans d’autres régions françaises, par exemple Provence-Alpes-Côte d’Azur ou les Hauts de France, l’élection en Pays de la Loire ne présentait ni le risque d’une victoire du Rassemblement national (RN, ID), ni un scrutin « test » pour un potentiel prétendant à la présidence de la République.
André Fazi : Je qualifierais volontiers la campagne corse de décevante, dans la mesure où les principaux clivages ne sont pas vraiment apparus. Même le clivage institutionnel – soit la question du rapport de la Corse à la République française – a finalement été évoqué de manière assez légère. Il s’agissait pourtant d’un aspect sur lequel les positions du maire d’Ajaccio Laurent Marcangeli, qui menait la liste divers droite, contraste fortement avec celles des trois listes nationalistes en course au second tour.
Les candidats eux-mêmes ne sont pas seuls responsables de ces insuffisances. Les médias ont également joué un rôle dans le processus. De fait, les listes ont axé leur campagne sur la mobilisation de leurs propres soutiens plutôt que de rechercher la confrontation, comme on le voit souvent normalement dans des campagnes de type présidentielles françaises ou américaines. C’est une stratégie qui a réussi à un candidat mais pas forcément aux autres.
La question de l’aménagement du territoire était bien évidemment au cœur des enjeux. À partir de 2021, la Collectivité de Corse (CDC) peut réviser le plan d’aménagement et de développement durable de la Corse adopté en 2015 ; c’est donc une question capitale, qui a elle aussi trop souvent été traitée de façon assez superficielle. Là encore, il y avait des positionnements très différents notamment entre Laurent Marcangeli et Gilles Simeoni (FAC, Verts/ALE ; autonomiste) mais également entre ce dernier et la liste indépendantiste Core in Fronte.
Par ailleurs, le système partisan corse se structure de façon très spécifique. Le clivage portant sur des considérations économiques et sociales, généralement dominant en France et ailleurs, est aujourd’hui largement supplanté par le clivage institutionnel et identitaire portant sur la relation que doit avoir la Corse avec la République française. C’est un système moins compliqué qu’il y a 20 ans, et les choses paraissent beaucoup plus nettes aujourd’hui. Le processus de territorialisation qui conduit aujourd’hui à une prévalence des enjeux locaux sur les enjeux nationaux a commencé très tôt, dans les années 80, et pourrait se poursuivre encore. On pourrait aboutir à un système de partis complètement territorialisé à la manière polynésienne ou néo-calédonienne, régions où les considérations nationales ont finalement peu d’importance. On ressent une sorte de ringardisation des partis de la normalité républicaine, locaux ou nationaux, qui ne remettent pas en question et ne souhaitent pas modifier sensiblement le lien à la République française. Dans cette configuration, Laurent Marcangeli a une responsabilité particulière, car de ses qualités d’opposant et de président de groupe dépendra probablement le futur de ces organisations en Corse.
La faible participation peut-elle s’interpréter comme le signe d’un désintérêt pour la politique régionale, ou au contraire comme le résultat d’une nationalisation excessive de la campagne ? La pandémie a-t-elle pu jouer un rôle ?
Christiane Rafidinarivo : Depuis le mouvement des Gilets jaunes, qui à La Réunion fut à la fois dur et relativement bref, un certain rejet des exécutifs à la fois locaux et nationaux s’exprime dans l’opinion. Certes, en 2018-2019, les solutions budgétaires trouvées par le gouvernement avaient permis de désamorcer une partie de la contestation. Mais la défiance reste, et dans le cas de La Réunion, touche également avec une certaine violence les représentants locaux et régionaux.
Les aspects majoritaires du mode de scrutin des régionales ont certes permis un regain de participation, à la faveur du clivage gauche-droite tranché selon lequel s’opposaient la liste de Didier Robert et celle d’Huguette Bello. Dans sa campagne, Didier Robert avait renvoyé Huguette Bello, ancienne membre du PCR, à une étiquette d’ « extrême gauche ». Mais la figure de Didier Robert, condamné en première instance fin mai dans l’affaire dite « des Musées régionaux », est également controversée. De leur côté, les listes de gauche ont réussi leur union, intégrant notamment la liste de l’ancienne ministre des Outre-mers (socialiste) Ericka Bareigts et du PCR. Malgré l’étiolement de l’électorat du PCR, parti historique de la gauche réunionnaise, l’électorat de gauche est relativement jeune et capable de se mobiliser – Jean-Luc Mélenchon était arrivé en tête au premier tour de l’élections présidentielle de 2017.
Christophe Batardy : Il est difficile de dire si cela a eu un effet important sur la participation, mais il est certain que les enjeux locaux ont été assez peu mis en avant. En ce qui concerne les Pays de la Loire, cette abstention nettement plus forte que lors des scrutins précédents, et plus élevée que la moyenne des régions françaises, est d’autant plus brutale que l’Ouest de la France fait traditionnellement figure de « bon élève » en termes de participation électorale.
Le problème de l’abstention est d’autant plus massif que le débat public sur ces questions est très insuffisant. En Saxe-Anhalt, au début du mois de juin, la participation dépassait 60 % ! En France, la participation à toutes les élections, hors présidentielles, est en baisse depuis les années 1970. Au premier tour des élections législatives de 1978, l’abstention était de 16 % ; en 2017, elle atteignait 56 %. La présentation des enjeux de cette campagne dans la seule perspective du scrutin de 2022, mettant en scène une multitude de « petits présidents » régionaux à la vocation nationale, a rejeté à l’arrière-plan les questions programmatiques. Difficile pour les électeurs de savoir pour quoi ils votent précisément, d’où une grande illisibilité aggravée par le très faible taux d’adhésion aux partis politiques. Si les régions ont été assez mal traitées dans cette campagne, les départements ont été davantage oubliés encore, alors que leurs compétences, notamment sociales et éducatives (RSA, collèges) sont essentielles.
André Fazi : Je ne crois pas que le rôle de la pandémie soit majeur. Les gens se sont beaucoup mobilisés lors de scrutins aux Pays-Bas ou au Pérou, pourquoi n’iraient-ils pas voter en France ? Je pense que le problème réside dans le fait que ces institutions sont mal identifiées, leur intérêt n’est pas perçu de façon très sensible, et que cela a un impact sur l’abstention.
La participation bien plus haute en Corse que dans les autres régions s’explique-t-elle par les compétences plus étendues de la Collectivité de Corse ou peut-être par le rapport complexe avec la République française ? Quels peuvent-être les autres facteurs ?
André Fazi : Ce sont deux aspects importants. La centralité et la visibilité médiatiques de la Collectivité de Corse par rapport aux conseils régionaux sont immenses. On ne voit pas les séances du conseil régional de PACA aussi régulièrement sur France 3 Provence. Il y a une visibilité et une attention qui sont beaucoup plus fortes en Corse, avec un système politique beaucoup plus clivé voire multi-clivé, du fait surtout de la présence d’une ligne de division supplémentaire relative à la situation de la région dans la République française, qui n’existe pas en Normandie ou en Occitanie par exemple. Il y a davantage de clivage et davantage de mobilisation.
Mais il faut toutefois rappeler qu’il y a 6 ans, au second tour, la participation était de 67 %, soit presque 10 points de plus que dimanche dernier. La participation est en baisse sensible en Corse également. On peut y voir à la fois l’impact du déclin de certaines forces politiques, la gauche modérée comme radicale ayant disparu au premier tour, l’effet d’un spectre politique qui devient moins large ou d’un manque de pluralisme politique, et aussi celui d’une population qui change beaucoup. Toutes les enquêtes montrent que lorsqu’un individu vient d’arriver sur un territoire, il est moins intégré politiquement ; il connaît moins de monde, a moins d’interactions, connaît moins les acteurs et les enjeux, et très logiquement, il vote moins. Or la Corse qui comptait 260 000 habitants en 1999 en compte aujourd’hui 340 000. Elle connaît une croissance démographique sans commune mesure avec les autres régions françaises, uniquement due aux migrations internes à la France.
Quels sont les principaux constrastes au plan géographique ?
Christiane Rafidinarivo : À Saint-Denis de La Réunion, le candidat de la droite et du centre Didier Robert l’a emporté très largement sur Ericka Bareigts, maire de la ville et tête de liste socialiste. Il s’était présenté aux élections municipales à Saint-Denis (Nord) en 2020. Celle-ci, ainsi que Patrick Lebreton (Sud), maire de Saint-Joseph, a rallié la liste d’Huguette Bello, maire de Saint-Paul (Ouest), qui a remporté les régionales. De manière générale, le rôle des maires dans la campagne réunionnaise a été majeur même si certains n’ont pas réussi à s’imposer. Ces stratégies montrent l’âpreté de la compétition pour se refaire ou élargir une base électorale au-delà des Régionales.
Christophe Batardy : Dans les Pays de la Loire, les résultats des scrutins départementaux montrent deux dynamiques bien distinctes. On observe une division claire entre d’une part la Loire-Atlantique, où la gauche progresse, et le Maine-et-Loire, la Sarthe et la Vendée d’autre part, où c’est la droite et le centre qui consolident leurs positions. En Vendée, la gauche perd l’unique canton (celui de la Roche-sur-Yon) qu’elle détenait encore : le nouveau conseil départemental sera composé uniquement d’élus issus de la droite. La superposition de ces dynamiques au niveau régional est à l’avantage de la droite : en pourcentage des votes exprimés, Christelle Morançais améliore le score obtenu par Bruno Retailleau (LR, PPE) en 2015.
André Fazi : Le vote corse reste sujet à des contingences locales importantes. On retiendra cependant que Gilles Simeoni réalise de bons scores dans presque toutes les communes. Si l’on prend l’exemple de Bonifacio, où il était assez loin au premier tour, le retrait du maire Jean-Charles Orsucci (centre) lui a porté un surplus de voix assez considérable. La grande force de Gilles Simeoni est sa centralité politique, son image de rassembleur et d’« honnête homme » qui lui permettent de bien figurer partout, y compris à Ajaccio où il réalise un score bien supérieur à celui qu’obtiennent ses soutiens lors des élections municipales.
En Corse, la fusion des conseils départementaux et de la collectivité territoriale en 2018 a un peu changé la donne. Classiquement, les conseillers départementaux étaient des agents électoraux influents, très présents à la semaine dans leurs cantons, au contact des maires et des habitants. Leur disparition a pu causer un handicap pour les forces politiques qui s’appuyaient sur eux. Mais on voit tout de même que les dynamiques du vote ne s’arrêtent pas aux enjeux interpersonnels et que de nombreuses personnes ont un vote de conviction. Dans un certain nombre de communes, les électeurs n’ont pas voté pour la sensibilité politique de leur maire, élu le plus proche de ses administrés. Certains maires ont fait ouvertement campagne pour l’une des listes, restent très influents, mais de façon globale il semble qu’ils n’aient plus le même impact que par le passé, ni sur le choix ni même sur la participation de leurs administrés.
Observe-t-on une recomposition du paysage politique régional ou un déplacement des équilibres au sein des différents blocs ? Quels sont les clivages au sein de ces blocs ?
Christiane Rafidinarivo : Oui. La recomposition, en réalité, a commencé à la veille du mandat d’Emmanuel Macron, d’abord avec l’affaiblissement des partis historiques de la gauche réunionnaise – PCR et Parti socialiste (PS, S&D), puis avec l’arrivée de la République en marche (LREM, RE). Une multitude de micro-partis ont émergé, propulsant des personnalités fortement appuyés sur l’échelon local. Le scrutin régional a confirmé cette recomposition. Suivant des dynamiques spécifiques au territoire ultramarin que constitue La Réunion, les mouvements et les électorats se sont recomposés.
André Fazi : Parmi les nationalistes, il y a très clairement l’affirmation d’une prépondérance de Gilles Simeoni qui n’était, à mon sens, pas attendue à ce niveau. Elle change évidemment beaucoup de choses après la quasi-éviction de Corsica Libera (indépendantiste) dont le chef de file Jean-Guy Talamoni détenait la présidence de l’assemblée de Corse. Au niveau intra-nationaliste c’est effectivement très sensible et peut-être décisif, alors que cet effet de recomposition est moins clair en ce qui concerne la gauche et la droite.
Concernant les oppositions entre partis nationalistes, il était apparu clairement pendant l’ancienne mandature que Corsica Libera était plus à gauche que les autonomistes. Cela se voit d’autant plus avec Core in Fronte, parti à la radicalité sociale et environnementale plus affirmée encore. Il est certain que les idées de gauche ne vont pas disparaître de l’Assemblée de Corse, mais elles seront portées par des indépendantistes, ce qui, évidemment, ne satisfera pas l’ensemble des électeurs de gauche en Corse. Il y a une perte de pluralité politique qui est très sensible et qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le débat démocratique.
En revanche, je crois difficilement concevable que Gilles Simeoni ou même Jean-Christophe Angelini (autonomiste) veuillent perdre de leur centralité, qui dépend aussi de leur modération idéologique sur les questions économiques et sociales. Celle-ci leur permet de séduire des électeurs venus aussi bien de la droite que de la gauche, et on les imagine mal sortir de ce schéma qui est, par exemple, celui du parti nationaliste basque.
Mme Rafidinarivo, vous évoquiez le caractère central des problématiques de mobilité dans les régions ultramarines. L’Union européenne est un acteur important du financement public de ces aménagements. Quel a été le poids des enjeux européens dans la campagne réunionnaise ?
Christiane Rafidinarivo : À la Réunion, Région Ultra-périphérique Européenne (RUP), l’Europe, c’est le nerf de la guerre ! Les fonds européens (FEDER, FSE) jouent un rôle important dans le budget régional. De plus, La Réunion administre les fonds de coopération du programme européen INTERREG important dans la zone, jouant un rôle clef dans ce domaine parmi les Outre-mers français. Le président de la commission du développement régional au Parlement européen, Younous Omarjee (LFI), est d’ailleurs Réunionnais. La droite réunionnaise est elle aussi très pro-européenne. Si les enjeux européens étaient bien au cœur des débats, c’était davantage l’affectation des dépenses sociales et d’investissement que la position à adopter vis-à-vis de l’Union européenne – perçue positivement par l’essentiel de la classe politique réunionnaise – qui était en question.
Comment s’explique le recul du Rassemblement national entre 2015 et 2021 ? Quelle est son implantation ?
Christophe Batardy : L’ancrage du RN dans le Pays de la Loire est plus faible que la moyenne nationale, et ce depuis les débuts du FN. En 2015, le FN avait réussi à dépasser 20 % des voix au second tour, contre moins de 11 % dimanche dernier. Il est possible – entre autres facteurs – que le discours assez à droite de la présidente sortante, axé sur la sécurité et parlant notamment de « lutter contre les zadistes », a pu provoquer un report d’une partie de l’électorat frontiste de 2015.
Christiane Rafidinarivo : Le cas du RN à La Réunion est paradoxal. Aux élections européennes, le Rassemblement National est arrivé premier dans toutes les communes, démontrant la présence d’un électorat large et mobilisé. Au premier tour de la présidentielle de 2017, le Front National est arrivé deuxième dans tous les territoires ultramarins et y a fait son meilleur score. Dans le même temps, il manque au parti une implantation locale, et le nombre de ses membres actifs est assez faible. Lors de ces élections régionales, la liste du RN a recueilli moins de 2 % des suffrages exprimés. Cette question a été assez peu étudiée et mériterait une étude plus approfondie.
André Fazi : Je ne pense pas qu’on puisse parler d’implantation puisque le RN n’a pas de structure en Corse, ni même de leader significatif. Ce n’est pas un hasard si la tête de liste change à chaque élection. C’est d’autant plus paradoxal lorsqu’on considère les résultats de Marine Le Pen aux élections présidentielles qui sont excellents. En Corse, Marine Le Pen a toutes les chances d’être en tête aux élections présidentielles l’an prochain, mais les structures locales n’ont jamais suivi. Cette question est peut-être plus marquée en Corse qu’ailleurs, mais elle n’est pas propre à l’île. Il y a d’autres départements français où le RN a peu de structures et de candidats locaux.
Comment se structure l’implantation territoriale du parti d’Emmanuel Macron et de ses alliés ?
Christophe Batardy : Les terres de l’Ouest peuvent au premier regard sembler favorables à la République en marche vue comme formation de centre-droit. Toutefois, dans cette perspective, le choix de François de Rugy comme tête de liste a pu créer l’ambiguïté : il a été élu à Nantes pour Europe-Écologie-Les Verts (EÉLV, Verts/ALE) sur une circonscription qui lui avait été laissée par les socialistes, avant d’intégrer le gouvernement et le mouvement d’Emmanuel Macron. Son parcours politique ces dernières années a été complexe, et il a quitté le gouvernement sur fond de scandales. Comme lui, une part importante du personnel du parti présidentiel dans la région était issue de la gauche. D’un autre côté, Matthieu Orphelin, qui conduisait la liste écologiste lors de ces élections régionales, est un ancien de LREM… ces parcours en miroir ont pu contribuer à une certaine confusion.
André Fazi : Jean-Charles Orsucci n’a pas voulu l’investiture En Marche comme il ne l’a pas voulue lors des municipales de 2020. Lors des élections municipales, aucune liste n’avait l’investiture En Marche ni n’avait cherché à la demander. D’ailleurs, on peut observer que Jean-Charles Orsucci en a profité pour se positionner plus à gauche qu’en 2017. Parce que l’espace était plus ouvert, mais aussi parce que se revendiquer d’Emmanuel Macron en Corse n’est pas politiquement avantageux.
Comment interprétez-vous la « prime au sortant » souvent évoquée dans le commentaire des résultats de cette élection ?
Christophe Batardy : Une évidence d’abord, plus profonde qu’il n’y paraît : les électeurs qui se sont déplacés étaient plus motivés que ceux qui ne se sont pas déplacés. Concrètement, les électeurs qui s’opposaient aux partis en place, de gauche ou de droite, et particulièrement ceux qui n’étaient pas favorables aux majorités régionales, se sont davantage abstenus que les autres… Par contraste, les taux d’abstention parmi les sympathisants de LFI ou du RN sont très élevés. Comme aucune nouvelle force d’opposition n’a pu surgir au sein des régions, seuls ceux qui ont voulu reconduire la majorité sortante se sont mobilisés.
André Fazi : Écoutez, je trouve cette idée de prime au sortant un peu gênante : en 2017 c’était le dégagisme : il fallait absolument « dégager les sortants ». En 2020, l’immense majorité des maires restent en place malgré certaines conquêtes écologistes marquantes, et cette année on parle de prime au sortant… C’est un peu dur de croire que les Français et les Corses changent de dispositions psychologiques tous les ans. Il faut corréler cela à la qualité de l’offre. Si les challengers ne sont pas capables de proposer une offre intéressante, il n’y a aucune raison qu’ils réussissent à s’imposer. Dans les communes, plus de 70 % des habitants se disent satisfaits ou très satisfaits de leur maire : pourquoi voudraient-ils en changer ? De plus, même si la participation est différente en Corse et dans le reste de la France, lors des élections régionales le sortant jouit de sa plus grande notoriété ; il concentre sur lui les attaques mais dispose une visibilité supérieure.
En Corse, les listes indépendantistes ont fait autour de 15 % au premier tour, chose difficilement imaginable il y a quelques années. Pensez-vous que les mandatures précédentes des nationalistes ont rassuré les Corses sur cette famille politique ?
André Fazi : Oui. Le fait d’avoir cessé les actions violentes et clandestines et d’avoir accédé au pouvoir a nécessairement créé une dynamique de normalisation. Mais je ne pense pas qu’il faille surinterpréter ces 15 % du vote indépendantiste du premier tour. Aujourd’hui, l’autonomisme a une telle centralité et une telle normalité qu’il n’est pas surprenant que certains électeurs nationalistes se tournent vers une offre un peu plus radicale. Cette offre est représentée notamment par Core in Fronte qui depuis 2017 a été, de mon point de vue, le meilleur opposant, et de loin, à la majorité nationaliste. On a beaucoup parlé de la progression des indépendantistes, passés de 10 à 15 % entre les premiers tours de 2015 et de 2021, mais on oublie peut-être celle des autonomistes, qui ont progressé de 17 % à 42 % !
Dans le contexte actuel, les partis nationalistes disposent certainement des meilleurs leaders, les plus convaincants et (dans les cas de Gilles Simeoni) les plus rassurants et rassembleurs, qui arrivent à rallier des électeurs de toutes sensibilités idéologiques. Cela a étonné de nombreux observateurs qui trouvaient le bilan de la majorité sortante décevant. Toutefois, l’unique sondage proposé par les médias est venu démentir cela et les résultats le démentent encore aujourd’hui. Enfin, en politique, si l’on a intérêt à jouer de ses propres atouts, on bénéficie également des faiblesses de ses adversaires : or, on a pu constater un effondrement très frappant des forces politiques qui ont dominé la Corse par le passé.