L’Europe romane : le plurilinguisme comme langue européenne
"Plurilinguisme (des individus), multilinguisme (des groupes sociaux) et mélange de langues différentes dans le même discours sont des situations normales, quotidiennes de l'histoire européenne de l'âge médiéval." Lorenzo Tomasin présente son nouveau livre, Europa romanza, une "micro-histoire des langues romanes".
Europa romanza présente, dans ses sept chapitres, de nombreux documents d’archive écrits par – ou centrés sur – des personnages relativement peu connus du panorama scientifique, qui ont vécu pendant l’automne du Moyen-Âge, aux XIVe et XVe siècles (à l’exception du dernier chapitre, avec lequel on entre, avec une sorte de hors-programme musical, dans l’âge moderne). Ces protagonistes insolites amènent le lecteur dans des situations linguistiques bien réelles et plutôt particulières, qui sont à la fois l’objet et l’intérêt principal de ce livre.
La Venise marchande des premières années du XIVe siècle ; la Mer Égée parcourue par des bateaux et des tensions belliqueuses ; la Méditerranée occidentale et ses trafics, entre les Baléares et l’embouchure de l’Arno ; le York de la fin de l’ère médiévale où Anglais et Français cohabitent dans les us et coutumes de la bourgeoisie aisée et de la noblesse ; la Suisse qui élargit ses frontières de la région germanique à la partie francophone : il s’agit de contextes dans lesquels les langues romanes entrent en contact entre elles ou avec d’autres langues européennes (dans un sens large que nous préciserons) pour des raisons et dans des contextes indépendants de la littérature, à laquelle on attribue parfois le monopole des échanges linguistiques. Ce mélange des langues pratiqué à des fins esthétiques, expressives et en somme poétiques, est en effet une constante de la littérature européenne, déjà à cette époque. Le cas de Dante, qui écrit quelques vers en provençal dans le chant XXVI du Purgatorio, lorsqu’il fait parler le troubadour Arnaut Daniel est célèbre ; et le cas d’un autre poète provençal est à peine moins célèbre : c’est Raimbaut de Vaqueiras, qui un siècle avant Dante, compose un descort dans lequel chaque cobla est écrite dans l’une des langues romanes utilisées à l’époque dans la production littéraire de l’Europe occidentale (provençal, français, italien, gascon, galicien). Sans compter que le mélange des langues vulgaires et du latin, même avant le triomphe – entre le XVe et le XVIe siècle – de la poésie macaronica et de la “flamboyance” d’un Rabelais, est toujours présent dans la littérature médiévale (même si le latin avait un statut différent de celui des vernaculaires de l’Europe médiévale, et qu’il est possible dans ce cas de parler d’une forme particulière de de linguisme mixte).
Qu’en est-il en dehors de la littérature ? Que se passe-t-il dans les domaines dans lesquels écrire dans une langue ou dans l’autre n’était pas une question d’adhésion ou de respect d’une convention littéraire codifiée, mais répond à d’autres logiques, plus concrètes et moins filtrées par la réflexion ? Dans les représentations plus habituelles et conventionnelles du Moyen-Âge, le Sprachmischung est souvent évoqué comme une condition nécessaire dans des domaines tels que le commerce ou la navigation. Mais une attention limitée a été accordée jusqu’ici aux témoignages concrets portant sur ces situations linguistiques. C’est de ce type de constats que découle le dessein global de ce livre. Le choix des personnages et des épisodes dépend ici des expériences de recherche de l’auteur, visant à déterminer des cas d’alloglossia médiévale (je m’y suis moi-même penché dans le passé, en particulier en cherchant des exemples de textes en italien ancien écrits par des non-Italiens ; mais le cadre méritait d’être élargi à une échelle pertinente).
La littérature a souvent représenté dans l’histoire des langues ce que, dans l’histoire tout court, ont représenté les grandes institutions, les États et leurs manifestations plus illustres. Une histoire-bataille, en quelque sorte : une histoire officielle qui depuis plusieurs décennies a été complétée, dans le travail des historiens, par une histoire privée ou micro-histoire qui souvent s’est révélée une source non moins riche et intéressante par rapport à d’autres pistes de recherche plus traditionnelles.
« Micro-histoire des langues romanes » pourrait être une bonne manière de qualifier ce livre, qui entend dialoguer d’un point de vue insolite avec certains grands courants de la philologie romane (une discipline ancienne et glorieuse, qui connaît une florissante tradition allemande et italienne, malheureusement beaucoup moins développée en France où elle n’est presque plus enseignée, et qui mériterait d’être redécouverte et valorisée. Lorsqu’on pense à la philologie romane en effet, on pense surtout à l’étude de certaines lignées de la littérature médiévale caractérisées habituellement par une ouverture considérable qu’aujourd’hui nous qualifierions d’internationale (même si le terme est anachronique lorsqu’on l’applique au Moyen-Âge), et dotées d’une valeur fondatrice par rapport aux grandes traditions de la littérature européenne.
Mais la philologie romane et ses moyens scientifiques et conceptuels ne s’adaptent pas seulement à l’étude de la poésie lyrique provençale (avec toutes ses ramifications françaises, italiennes, catalanes, etc.) ou de l’épopée chevaleresque, des fabliaux en ancien français ou du khargjat mozarabe. Les problèmes et les méthodes qui caractérisent cette discipline peuvent en effet s’étendre à des domaines externes à la littérature, des domaines qui permettent d’investiguer certains aspects de l’histoire culturelle européenne de manière très féconde.
Il existe depuis longtemps déjà, une philologie mercantile – c’est-à-dire une philologie tournée vers l’étude des textes commerciaux médiévaux – largement développée en Italie. Sa raison d’être a toutefois été fondée surtout sur la recherche de textes linguistiquement purs, c’est-à-dire sincères, selon le sens que ce mot avait déjà dans la philologie des dernières décennies du XIXe siècle : des témoins, en d’autres termes, qui sont supposés documenter de la façon la plus directe possible les simples langages vulgaires locaux, les simples traditions linguistiques non contaminées par la fiction et l’artifice qu’on suppose typiques des témoins littéraires et de leurs traditions.
Mais les textes pratiques – lettres, livres de comptes, testaments et autres documents semblables, évidemment privés de tout intérêt esthétique – ne sont pas seulement des témoignages cohérents et univoques des traditions municipales. Certes, ils peuvent rendre un service utile dans la reconstruction des langues locales à l’époque médiévale. Mais il est aussi vrai que dans ce champ il peut arriver de tomber sur des textes fortement hybrides qui parlent d’aspects bien réels et pertinents de l’histoire des langues romanes : l’existence, dans toutes les époques et dans beaucoup de milieux, de locuteurs (et donc d’écrivains) linguistiquement hétérogènes, à la croisée de différentes langues, et donc portés à produire des textes eux-mêmes hybrides, mais d’une hybridité en partie différente de celle des textes littéraires.
Plurilinguisme (des individus), multilinguisme (des groupes sociaux) et mélange de langues différentes dans le même discours sont des situations normales, quotidiennes de l’histoire européenne de l’âge médiéval. Depuis toujours, peut-on dire. Pour l’époque plus ancienne (jusqu’à l’automne du Moyen-Âge), ces conditions ne sont observables qu’indirectement, à travers des témoignages plus ou moins filtrés. À part quelques cas rares, il faut attendre la fin du Moyen Âge pour avoir de vastes témoignages directs de ces phénomènes. Et il faut aller dans les archives, lieu bien fréquenté des historiens mais souvent négligé par les linguistes, qui devraient en faire leur source principale – si ce n’est unique – pour analyser les situations linguistiques réelles du passé. Sans les archives et leurs silencieux trésors, je n’aurais jamais pu accéder à des témoignages comme ceux que j’ai réunis dans l’Europe romane. Je n’aurais pas non plus pu y accéder sans les archivistes, qui ont été très généreux avec moi pendant les mois difficiles du confinement pendant lequel le monde de la recherche lui-même semblait largement paralysé : je ne les remercierai jamais assez.
Il y a quelque chose de typiquement européen et de typiquement roman dans ces textes. Dans le sens que les langues romanes se prêtent naturellement, par les conditions historiques dans lesquelles elles se sont développées, au contact et au mélange. L’échange réciproque, par ailleurs, semble prédestiné depuis le Moyen-Âge, dès lors que les contacts avec des langues proches pour des raisons géographiques, sociales, économiques ont existé : il en est ainsi pour les langues germaniques, par exemple, ou pour le grec. L’hébreu est un cas particulier. La distance structurelle considérable entre cette langue et les langues romanes explique la diversité des formes de contact : à côté des phénomènes, en soi banals, d’emprunt lexical (des mots romans absorbés par l’hébreu et des mots hébraïques infiltrés dans les langues romanes), il y a dans ce cas un vaste et fascinant chapitre relatif à la rencontre dans les traditions écrites. C’est l’histoire du judéoroman, dont cet ouvrage analyse un épisode significatif à plusieurs titres. La raison pour laquelle l’hébreu et l’espagnol (ainsi que le portugais) “voyagent” pour des siècles à travers l’Europe et la Méditerranée (même non romane) est très particulière du fait de l’expulsion des règnes ibériques en 1492. Et ce cas sert d’exemple à l’extrême variété de situations et de perspectives à laquelle peut s’intéresser l’analyse de l’histoire linguistique européenne comme histoire de croisements de civilisations.
Je conclus. Qu’on choisisse d’observer les formes de la rencontre et du mélange entre des langues germaniques et des langues romanes le long des vallée du Rhin et du Danube, ou d’enquêter sur les contacts entre le catalan et l’italien ancien le long des routes de la Méditerranée occidentale, le plurilinguisme et le linguisme mixte émergent comme des caractères fondamentaux de l’histoire et de la culture européennes. Comme je l’ai déjà suggéré dans un livre publié il y a deux ans (Il caos e l’ordine. Le lingue romanze nella storia della cultura europea), dont Europa romanza représente pour plusieurs aspects le prolongement, la Romanistique (comme l’ont appelée les Allemands) aspire naturellement à devenir, avec les études classiques, une composante fondamentale du programme actuel des études humanistes, surtout dans un agenda européen qui veut être attentif à la complexité des problèmes historiques et culturels et pas seulement aux urgences – ou pire, aux contingences – politiques et économiques.