Qui dit coup d’État dit renversement du pouvoir. Avec l’arrestation de la Conseillère d’État — c’est-à-dire la cheffe de gouvernement — Aung San Suu Kyi, du président Win Myint, ainsi que de plusieurs ministres, membres du corps législatif, et responsables du parti d’Aung San Suu Kyi la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), c’est un véritable bouleversement du paysage politique qui a eu lieu en Birmanie.

Doit-on pour autant conclure à une inversion des rapports de force dans le champ politique ? Certes, les dernières élections de novembre 2020 semblaient confirmer le pouvoir d’Aung San Suu Kyi et de son parti, qui avait remporté 83,2 % des sièges en jeu dans les deux assemblées.1 

Cependant, l’analyse de ces résultats électoraux ne permet pas de saisir la réalité politique birmane. Tout d’abord parce que les militaires n’ont cessé de contester la validité du scrutin de novembre dernier, dénonçant des fraudes électorales massives – ce que les observateurs étrangers ont démenti2. S’érigeant ainsi en garant de la démocratie birmane, l’armée a justifié son coup d’État en citant un article de la Constitution lui permettant de prendre le pouvoir en cas d’urgence, celle-ci consistant à ses yeux en la tenue de nouvelles élections. D’autre part, ce serait sous-estimer le poids politique de la Tatmadaw (nom officiel de l’armée birmane) que de croire qu’il se résumerait à la trentaine de sièges remportés par son parti, le Parti de l’union, de la solidarité et du développement (PUSD), lors de ces élections législatives. Il ne faut pas ici négliger le poids de l’histoire, qui a légué à ce pays une forme politique bien singulière. 

Dominée par la junte militaire entre 1962 et 2011, ce n’est qu’à partir des élections législatives de 2015 remportées par la LND que la Birmanie a entamé une transition démocratique. Transition d’autant plus inaboutie que les fondations démocratiques du nouveau régime ont été sapées par la Constitution de 2008, élaborée par l’armée. Celle-ci s’est ménagé la possibilité de former un véritable État dans l’État : l’armée ne dépend pas de l’autorité du gouvernement mais directement du commandant en chef des forces armées, le général Min Aung Hlaing, qui a initié le coup d’État et détient donc aujourd’hui tous les pouvoirs ; 25 % des sièges dans chacune des deux chambres du Parlement lui sont réservés — ce qui permet de bloquer toute réforme constitutionnelle —, ainsi que le contrôle des principaux ministères régaliens. Forte d’environ 500 000 hommes, elle est donc une réelle puissance politique, mais aussi économique, disposant de 14 % du budget national, percevant les dividendes de plusieurs gros conglomérats économiques birmans, et bénéficiant de ressources financières plus ou moins opaques, pour certaines liées à l’exploitation des mines de jade ou au trafic de drogue.

Si elle bénéficie de rares soutiens au sein du peuple birman, l’armée doit compter avec l’hostilité grandissante de la population. Une hostilité pacifique pour le moment, qui a pris la forme d’un mouvement de désobéissance civile à travers le pays, à la suite de l’appel  des membres du parti d’Aung San Suu Kyi – personnel médical, ingénieurs, fonctionnaires, étudiants, professeurs, refusent de travailler pour l’armée3 -, et dont les armes privilégiées sont les réseaux sociaux : appels à la désobéissance civile, photos de personnels en grève faisant le salut à trois doigts4, messages de soutien à Aung San Suu Kyi, ont envahi le fil d’actualité des Birmans. Afin de désarmer les contestataires, et d’éteindre le feu qui couvait et commençait à se propager à un rythme accéléré, les généraux birmans ont coupé depuis samedi 6 février tout accès à internet dans le pays, ce qui n’a pu empêcher des milliers de manifestants de se réunir physiquement et défiler dans la capitale ce week-end, pour dénoncer le coup d’Etat et appeler à la libération de « Mother Suu ». 

Les enjeux géopolitiques dans la résolution de cette crise 

Si l’avenir politique du pays se joue en interne, l’influence des acteurs internationaux pourrait s’avérer déterminante. Nombreux sont les Birmans qui, à l’annonce du coup d’État, ont immédiatement tourné leur regard vers les Nations Unies : « Est-ce que l’ONU peut envoyer des troupes ? » se demandait un candidat malheureux aux dernières élections. L’organisation internationale a pourtant tardé à réagir, car la Chine et la Russie ont dans un premier temps freiné une position commune, refusant de condamner le coup d’État que Pékin a qualifié de simple « remaniement ministériel ». Dans sa déclaration finale, le Conseil de sécurité s’est finalement déclaré profondément préoccupé par la proclamation de l’état d’urgence, et par la « détention arbitraire » de membres du gouvernement, soulignant « la nécessité de continuer à soutenir la transition démocratique en Birmanie (…), de maintenir les institutions et processus démocratiques, de s’abstenir de toute violence et de respecter pleinement les droits de l’homme, les libertés fondamentales et l’État de droit »5

Quel rôle joue donc Pékin dans la résolution de cette crise ? La position chinoise est en réalité plus délicate qu’il n’y paraît, tant les enjeux géopolitiques sont importants et nombreux. Si la Chine s’est opposée à la condamnation du coup d’Etat, elle n’a fait qu’adopter une attitude en accord avec sa défiance traditionnelle face à toute intervention internationale sur des sujets de politique intérieure. Mais la question birmane n’est pas que politique, elle est aussi économique et géostratégique pour Pékin. La Chine a initié ces dernières années de grands projets d’investissement chez son voisin, dans le cadre des Nouvelles routes de la soie6. Or l’arrivée au pouvoir des généraux birmans menace directement ses intérêts, car elle va devoir renégocier avec le nouveau gouvernement les accords établis avec les dirigeants de la LND, mais aussi indirectement : en cas de sanctions économiques internationales, les routes commerciales qu’elle envisageait de développer se transformeraient en voies sans issue. Ce qui impliquerait aussi une impasse économique pour la Birmanie, et viendrait renforcer l’impasse politique que signifierait la pérennisation du coup d’État militaire.

Sources
  1. Les électeurs birmans étaient appelés le 8 novembre 2020 à voter pour renouveler les membres de la Chambre des représentants (chambre basse) et de la Chambre des nationalités (chambre haute).
  2. https://www.cartercenter.org/resources/pdfs/news/peace_publications/election_reports/myanmar-preliminary-statement-112020.pdf
  3. https://asialyst.com/fr/2021/02/05/coup-etat-birmanie-voie-etroite-resistance-dictature/?fbclid=IwAR3mU-N_LLdWX8akwOG7kITdCF6qeaFHNGHPObx6efxtVkzVE8Vofg-BBEM
  4. Signe des militants pro-démocratie en Thaïlande, inspiré de la trilogie « Hunger Games ».
  5. https://news.un.org/fr/story/2021/02/1088602
  6. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/04/29/la-birmanie-ce-voisin-si-vulnerable/