Au cours de la dernière semaine de septembre, le gouvernement de Modi a adopté à la hâte trois textes de loi dont le but manifeste était de « réformer » le système de commercialisation des produits agricoles en Inde. Dans le contexte de la consolidation massive en cours de certains groupes industriels connus pour être particulièrement proches du Premier ministre, cette dernière intervention constitue un tournant décisif dans la mesure où elle reflète le double programme du gouvernement : d’une part, d’approfondir l’entrée des entreprises agroalimentaires nationales dans le domaine de la production agricole et, d’autre part, de renforcer le contrôle du gouvernement central sur l’agriculture en Inde. L’agriculture a toujours été principalement un sujet « d’État », mais elle relève de plus en plus du gouvernement central.
Le premier des trois textes législatifs, la loi sur le commerce des produits agricoles, parle dans le préambule de « canaux commerciaux alternatifs compétitifs », y compris l’introduction de plateformes électroniques de commerce et de transactions. Elle vise à promouvoir le commerce des produits agricoles « en dehors des locaux physiques des marchés ou des marchés réputés notifiés en vertu des diverses législations nationales sur les marchés des produits agricoles », en d’autres termes, à rendre superflus les comités de commercialisation des produits agricoles (APMC) existants et leurs mandats. Alors que deux des trois lois concernent le commerce et la fixation des prix des produits agricoles (y compris l’agriculture contractuelle), la troisième vise à supprimer les restrictions d’État sur le stockage des produits agricoles par les grands négociants. L’objectif essentiel de ces trois lois prises ensemble est d’encourager les investissements privés des sociétés agro-industrielles, tant nationales qu’étrangères, dans la production, la transformation, le stockage, le transport et la commercialisation des produits agricoles.
Ces lois ont suscité une opposition massive. Celle-ci est apparue de trois côtés : premièrement, des organisations d’agriculteurs craignant la survie des communautés agricoles grâce à la reprise en bloc du secteur agricole par des groupes d’entreprises ; deuxièmement, des gouvernements des États craignant l’intrusion croissante du Centre dans les droits fédéraux des États sur l’agriculture ; et troisièmement, des partis régionaux craignant que ces lois ne renforcent la tendance centralisatrice du parti nationaliste hindou au pouvoir en sapant davantage les identités et les aspirations régionales.
La hâte avec laquelle ces lois ont été adoptées au mépris des procédures législatives suggère que les entreprises qui financent et soutiennent le Bhartiya Janata Party au pouvoir ont persuadé le gouvernement de profiter de l’urgence sanitaire créée par le Covid-19 pour faire adopter ces lois rapidement, sans préavis, sans même une évaluation critique par des experts ou un débat au Parlement. Mais le gouvernement n’aurait pas pu prévoir l’ampleur de l’opposition que ses mesures ont provoquée.
Les protestations des agriculteurs ont commencé par s’élever contre le remplacement proposé des prix de soutien minimum (PSM) pour les produits agricoles (principalement le blé et le riz et surtout dans les deux États agricoles du Pendjab et de l’Haryana) par un « prix rémunérateur » devant être convenu par l’agriculteur individuel dans le cadre de contrats avec « les entreprises agroalimentaires, les transformateurs, les grossistes, les exportateurs ou les grands détaillants », puis contre le remplacement des structures existantes des PSM, réglementées par l’État, par des structures commerciales privées. Selon le recensement agricole indien de 2015-2016, l’écrasante majorité des agriculteurs indiens, 86 %, sont « petits et marginaux », c’est-à-dire qu’ils possèdent des exploitations soit de moins d’un hectare, soit de 1 à 2 hectares. Ces agriculteurs n’ont en particulier aucun pouvoir de négociation vis-à-vis des grandes entreprises industrielles qui envisagent actuellement d’entrer dans l’agroalimentaire, notamment lorsqu’ils doivent signer des contrats avec elles et veiller à leur mise en œuvre.
L’autre groupe qui sera fortement touché par le nouveau système de commercialisation agricole est celui des commissionnaires ou courtiers (appelés arhtiyas), qui sont actuellement le lien vital entre les agriculteurs et un large éventail d’acheteurs. Au Pendjab, certains de ces négociants sont issus de la même communauté paysanne sikh que la masse des agriculteurs, mais la majorité sont des hindous vivant en milieu urbain, ce qui montre le large soutien dont bénéficie le mouvement dans toutes les sections, y compris les ouvriers agricoles et les travailleurs sans terre craignant pour leur emploi.
Les organisations d’agriculteurs ont vécu un processus d’apprentissage critique au cours des luttes qu’elles ont menées entre juin, lorsque les lois sur les exploitations agricoles ont été lancées pour la première fois sous forme d’ordonnances (en contournant le Parlement), et décembre. Il existe 32 syndicats d’agriculteurs rien qu’au Pendjab, et un très grand nombre dans le reste du pays, tous solidement ancrés dans le mouvement actuel. Ils ont maintenant compris la façon dont ces lois forment une toile entrelacée et ont fait preuve d’une ténacité et d’un courage remarquables en rejetant l’offre du gouvernement d’« assurer » les PSM. Ils demandent l’abrogation complète de ces trois lois et non des amendements qui assureraient leur application effective.
Alors que des conglomérats industriels comme Reliance se diversifient dans la vente au détail (par le biais de Reliance Retail et JioMart), ou comme Adanis dans la vente en gros et le stockage de céréales alimentaires (Adani Agri Logistics), et que le commerce électronique indien commence à attirer des géants de la vente au détail de l’étranger, l’une de leurs premières démarches sera d’établir des chaînes d’approvisionnement qui pourront assurer la domination des prix sur les ménages agricoles. Cela signifie l’abandon des prix de soutien minimums qui sont au centre de la solide résistance et des mobilisations de masse organisées par les agriculteurs du Pendjab et les différents syndicats d’agriculteurs. Après la résistance concertée que l’Inde a opposée à la loi d’amendement des citoyens, cela représente un défi encore plus remarquable pour Modi, pour son gouvernement et, à travers eux, bien sûr, pour le cercle toujours plus restreint des grands capitaux industriels.