Femmes de Lettonie
Le livre de Santa Remere et Elīna Brasliņa est un projet d’éducation féministe : verser dans l’espace public une vaste palette de récits de vie de femmes pour offrir en partage des références ou des modèles auxquels les jeunes pourront s’identifier.
Ce fut à Riga l’un des débats les plus vifs de l’été 2020 : comment pouvait-on sous-entendre que Tatjana Ždanoka serait des « nôtres » au même titre que les quarante-neuf autres femmes emblématiques de l’histoire lettone choisies pour figurer dans un album destiné à la jeunesse, parmi lesquelles Aspazija, la poète révolutionnaire, figure tutélaire du premier État letton indépendant, Vaira Vīķe-Freiberga, la charismatique présidente qui a réinstallé en majesté la Lettonie au sein de la « famille européenne » ou encore Elīna Garanča, la divine mezzo-soprano que s’arrachent les plus grandes scènes du monde ? Tatjana Ždanoka, cette scientifique communiste, députée au Soviet suprême de la RSS de Lettonie qui a voté en 1990 contre le rétablissement de la démocratie, la « pied rouge » soupçonnée d’accointances poutiniennes dont la présence au Parlement européen est le plus souvent perçue par l’opinion lettophone comme une infamie ? Des nôtres ? Quel message cherchait-on à faire passer par une telle provocation ?
Dès sa parution au mois d’août, le succès en librairie de l’album Mūsējās est immédiat, mais ladite « provocation » n’était pas calculée, et rarement à Riga un ouvrage destiné à la jeunesse n’aura provoqué tel tollé. S’ensuit par voie de presse et sur les réseaux sociaux un débat excessif mais au fond crucial, sur la question de l’identité lettone et de l’appartenance à la Lettonie trente ans après le retour de l’indépendance, et ce, alors que le pays, abstraction faite de la pandémie, ne s’est jamais si bien porté.
Le livre de Santa Remere et Elīna Brasliņa est un projet d’éducation féministe : verser dans l’espace public une vaste palette de récits de vie de femmes pour offrir en partage des références ou des modèles auxquels les jeunes pourront s’identifier. Ce faisant, elles invitent à une réappropriation du féminisme en le réinscrivant dans une « herstory » lettone (à partir du XIXe siècle), étonnement riche en personnalités féminines fascinantes pour leur audace et leur liberté. Contrairement aux affirmations des polémistes illibéraux du cru, le féminisme n’est nullement un produit d’importation sur les rives de la Baltique. « Bien des personnages de ce livre sont devenues des ‘’stars’’ dans leurs domaines respectifs, et ont connu de grands succès. Pourtant, ce livre ne prétend pas imposer le « top 50 » des femmes les plus géniales de Lettonie. À travers leur vie, les personnages de Mūsējās nous parlent de l’histoire de notre pays, des guerres, des déportations, des rêves et des espoirs réalisés, de la détermination et de la persévérance » explique Santa Remere. Chaque personnalité est introduite par son seul prénom (le nom complet est donné en index), lequel donne son titre à un texte bref composé comme un jeu avec les codes du conte et de la littérature jeunesse – calibré en quelque sorte pour la lecture du soir –, et qu’accompagne en vis-à-vis un portrait coloré, délicat et malicieux d’Elīna Brasliņa, l’une des illustratrices les plus douées et les plus productives de la jeune génération.
L’originalité majeure du livre – et qui rendait probablement inévitable la polémique, avec ou sans Tatjana Ždanoka – tient à l’acception extraordinairement ouverte que les autrices ont voulu donner à la « lettonité ». Si l’on retrouve dans leur sélection, la plupart des figures consensuelles correspondant idéalement aux canons « ethnoculturels » de rigueur depuis 1991 – Vizma « Bille » (Belševica), Regīna (Ezera), Zenta (Mauriņa), Māra (Zālīte) ou Sandra (Kalniete) –, on trouve aussi plusieurs femmes ayant leurs origines sur le territoire de l’actuelle Lettonie, mais ayant mené leur existence ailleurs, comme l’artiste Vija (Celmiņš), ou l’aventurière Annie Cohen « Londonderry » Kopchovsky – immigrée juive américaine, et nullement de culture « lettone » au sens actuel. Aļona (Ostapenko) ou Aleksandra (Beļcova) sont des Lettones de culture russe. Une très large place est en outre accordée à des artistes, plasticiennes, activistes, poètes contemporaines, parfois sulfureuses ou mal connues du grand public letton : Asja (Lācis), la théoricienne du théâtre bolchévique, ou Mētra (Saberova), la performeuse transgressive. Sont aussi méconnues ces intellectuelles féministes de la charnière des XIXe et XXe siècles comme Anna Rūmane-Ķeniņa ou Milda Palēviča que Santa Remere remet à la place qu’il conviendrait selon elle, de leur rendre : la toute première. On comprend donc que le choix du titre Mūsējās n’était pas dénué d’ironie, puisqu’il bouscule à dessein les usages idéologiques qui sont ordinairement faits du mot (qui est l’équivalent letton du russe « Наши »). Dans son article pour le magazine Punctum, la critique Rasa Jansone insiste toutefois sur l’absence de volonté provocatrice ou scandaleuse de cet album, et, bien au contraire, sur la qualité de son humour, subtil et généreux, qui enveloppe l’ensemble et qui projette sur le passé notoirement tragique de la Lettonie un regard qui rompt avec une posture « victimaire » pour dégager une perspective large et accueillante, créative, joyeuse et libre.