La nouvelle présidence Biden-Harris aux États-Unis dépendra fortement du recours à l’action de l’exécutif et de la mobilisation des ressources de l’État administratif, qui dans le système américain est un pouvoir délégué du président. Tout au long des quatre années de son administration, Donald J. Trump n’a cessé d’humilier et d’attaquer l’État administratif, affaiblissant et contestant ainsi sa fonction et sa large autorité ; d’où la nécessité de réformer les limites de la bureaucratie fédérale pour l’administration Biden de 2021. Pour approfondir cette analyse, Le Grand Continent s’est entretenu avec Jon D. Michaels 1, constitutionnaliste de la faculté de droit de l’UCLA, spécialisé dans le droit administratif, les théories de la séparation des pouvoirs, le pouvoir présidentiel et la privatisation de l’administration publique.
En 2017, vous avez écrit un article dans le magazine Foreign Affairs intitulé « Trump and the Deep State » dans lequel vous décrivez l’attaque de Donald Trump contre la légitimité de la bureaucratie fédérale. Certains d’entre nous se souviennent de l’affirmation stridente de Steve Bannon sur la nécessité de « déconstruire l’État administratif ». Comment évaluez-vous les dommages causés aux fonctionnaires et à la bureaucratie fédérale après ces quatre années de présidence ?
Je n’ai même pas pu commencer à évaluer les dégâts sur la bureaucratie fédérale. De toute évidence, les signes de délabrement, de dysfonctionnement et de démoralisation abondent dans nombre d’agences traditionnelles de régulation et de sécurité nationale. Mais nous ne savons pas dans quelle mesure les responsabilités ont été ignorées, les directives déformées et les parties concernées mieux ou moins bien traitées (selon que le président les considère comme des alliés ou des adversaires). Nous ne savons pas combien de talents ont été mis à l’écart, quelles normes et attentes en matière de professionnalisme, de service public et d’impartialité ont été avilies (et si elles peuvent être réaffirmées), et ce qu’une nouvelle génération de recrues – entrant dans la fonction publique au cours de ces quatre dernières années – fera sous une direction différente et plus responsable.
Il y a aussi les questions qui subsistent sur la légitimité publique et juridique, c’est-à-dire le respect populaire et judiciaire de la bureaucratie aux États-Unis. La foi dans la bureaucratie continue de décliner. Après des années d’attaques menées par la Maison Blanche contre la bureaucratie et les fonctionnaires, cela ne devrait pas être trop surprenant. Mais on aurait pu espérer que les leçons de 2020 auraient mis fin à ces attaques sans fondement. Au milieu d’une pandémie mondiale que la Maison Blanche a, de l’avis général, mal gérée, de manière grossière et imprudente, la bureaucratie (à tous les niveaux du gouvernement) s’est largement distinguée par son engagement en faveur des vérités scientifiques et sa priorité accordée aux impératifs de santé publique. Le peuple américain a eu une occasion facile de repenser notre relation avec la bureaucratie et de redécouvrir la valeur et la légitimité d’une administration experte, ainsi que de ceux qui sont chargés d’assurer notre sécurité et notre santé. Malheureusement, au lieu que la pandémie ne suscite un nouvel engagement envers la bureaucratie publique, je pense que c’est l’inverse qui s’est produit, les interventions en cas de pandémie étant traitées comme intrinsèquement suspectes, précisément parce qu’elles ont été conçues par des fonctionnaires.
Enfin, sur le plan juridique, nombre des récentes nominations à la magistrature fédérale ont révélé une hostilité à l’égard du pouvoir administratif, tant sur le plan structurel que sur celui du pouvoir discrétionnaire, accordé aux fonctionnaires des agences en matière de conception et de mise en œuvre des règles et des règlements. Je ne pense pas que nous soyons encore en mesure d’évaluer comment les tribunaux traiteront les agences à l’avenir, mais les contestations judiciaires à l’encontre de l’État administratif ne peuvent que s’intensifier.
S’appuyant sur la question précédente, certains (Eric Posner par exemple) ont suggéré que l’État administratif hérité par la présidence Biden est extrêmement faible, tant de l’intérieur, que du point de vue d’une nouvelle classe jurisprudentielle qui semble partager une vision large de son « illégitimité » en matière d’interprétation constitutionnelle. Dans le même temps, nous savons que Biden aura besoin de larges capacités administratives pour faire avancer de nombreux points de son programme. Allons-nous assister à une tension juridique entre le « pouvoir présidentiel » et les tribunaux au cours du mandat de M. Biden ?
Je suppose que c’est le cas, en particulier si, comme cela semble l’être étant donné la composition du Sénat américain, le président Biden se sent obligé d’agir unilatéralement. Avec les changements de personnel judiciaire (comme je l’ai mentionné dans ma réponse précédente), le pouvoir judiciaire pourrait considérer avec plus de scepticisme, par exemple, les tentatives de Joe Biden d’emprunter nombre des mesures dites d’ « administration présidentielle » sur lesquelles les présidents Clinton et Obama ont fini par s’appuyer lorsqu’ils ont eux aussi été confrontés à une forte opposition du Congrès.
Dans votre livre Constitutionnal Coup : Privatization’s Threat to the American Republic (Harvard U Press, 2017), vous étudiez le long développement d’une première « Pax administrativa » – un consensus juridique sur la légitimité des pouvoirs administratifs de l’État et ses principes d’autorité – et son affaiblissement ultérieur dans le sillage de la privatisation poussée par le constitutionnalisme libertaire. À la fin du livre, vous proposez des moyens pratiques pour une deuxième « Pax administrativa », en vue de la création d’une nouvelle classe de fonctionnaires professionnels, compétents et crédibles. Cela ne présuppose rien de moins qu’une régénération d’une nouvelle élite. Pensez-vous que la présidence Biden pourrait sérieusement prendre en compte certaines de ces propositions ?
Je l’espère, mais je ne suis pas optimiste. Tout d’abord, je ne pense pas que Mitch McConnell soutiendrait une législation visant à relancer la fonction publique. Même si le Sénat passe à 50-50, comme cela est possible étant donné qu’il y a deux élections en janvier, je ne pense pas qu’il y ait suffisamment de soutien parmi les démocrates centristes. Deuxièmement, il y a tout simplement beaucoup de choses au programme du président en ce moment : la pandémie, le naufrage de l’économie, la brutalité policière, la réforme du droit de vote, le renouvellement de nos engagements en matière de politique étrangère, la réforme de l’immigration, le changement climatique, etc… Si je pense que la relance de la fonction publique est un investissement essentiel, à long terme, qui peut nous aider à progresser sur tous les fronts de fond, ou sur le programme qui vient d’être énuméré, le fait est que le président Biden doit agir rapidement. Compte tenu de la façon dont la politique électorale se déroule aux États-Unis, il n’aura probablement pas le temps ou le capital politique nécessaire pour s’investir dans des réformes institutionnelles et bureaucratiques du type de celles qui, une fois encore, me semblent être nécessaires pour des réformes programmatiques durables et réussies.
D’un point de vue technique plus juridique, la Cour suprême des États-Unis dispose aujourd’hui d’une majorité de ses membres qui sont sceptiques de la gestion administrative au niveau des États. Cela a été dit de manière très claire dans le récent discours du juge Alito pour Federalist Society la semaine dernière, mais il y a aussi les nouveaux juges nommés par le Président Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh, et Amy Coney Barrett). Pensez-vous que les grands principes de l’autorité des agences – tels que « Chevron » et « Auer », qui accordent aux agences un pouvoir d’interprétation et de déférence – pourraient être réduits ou sérieusement limités dans leur portée ?
Je pense que je le dirais avec encore plus de force. Je m’attends à une réduction continue de la déférence envers les agences. Je m’attends également, comme je l’ai indiqué plus haut, à un examen plus approfondi de la structure des agences, des pouvoirs qu’elles exercent et des protections que le Congrès a mises en place pour promouvoir le professionnalisme et l’expertise.
Dans le passé, Joe Biden a montré beaucoup d’intérêt pour les infrastructures, et nous savons également que l’histoire du développement du droit administratif américain est liée à l’évolution de la réglementation des chemins de fer et des relations entre États. Compte tenu de la grave fracture entre les zones rurales et urbaines dans l’Amérique contemporaine, pensez-vous que l’administration Biden soit potentiellement en mesure de faire progresser une solide transformation territoriale des infrastructures grâce aux capacités administratives, ou que cela soit improbable étant donné la structure très complexe des juridictions des États fédéraux ?
Les investissements dans les infrastructures recueillent apparemment le soutien des deux partis. Il y a tellement de blagues sur le président Trump et la « semaine des infrastructures » : il n’a jamais rien fait, mais cela a toujours été invoqué comme un sujet sur lequel il aurait pu travailler de manière crédible. De plus, les investissements dans les infrastructures en période de récession économique ont tendance à être populaires. Il sera intéressant de voir si l’administration Biden consacre du capital politique à de tels projets, et comment divers secteurs réagissent, par exemple, l’énergie et l’environnement me viennent à l’esprit.
Une dernière question sur les réformes. Après l’externalisation et l’agression de l’administration Trump contre les fonctionnaires fédéraux, y a-t-il une place pour une réforme institutionnelle qui puisse empêcher que cela se reproduise une nouvelle fois ?
Je l’espère, mais je ne sais pas non plus avec quelle facilité M. Biden peut réaliser des réformes durables sans le soutien du Congrès. Presque tout ce qui a été accompli par des décrets peut être annulé par le prochain président, en choisissant d’annuler ces décrets. Nous devons sensibiliser davantage le public aux dangers d’une administration hyperpartisane et non professionnelle et, une fois encore, si une pandémie mondiale n’aide pas les Américains à se rallier à la bureaucratie, je ne sais pas ce qui le fera. Et je n’évoque même pas la série d’élections administrées de manière admirable, voire héroïque, au début du mois.
Sources
- Le professeur Michaels est un contributeur régulier des revues juridiques et en 2017, il a publié « Constitutional Coup : Privatization’s threat the American Republic » (Harvard U Press, 2017), une contribution inédite sur le développement de la privatisation de l’État administratif, qui propose également des moyens d’élaborer un nouveau consensus politique autour de la légitimité de l’autorité bureaucratique du gouvernement américain.