La responsabilité pesant sur les entreprises en matière de droits humains est apparue à la suite d’accidents majeurs et d’autres atteintes aux droits humains au cours des dernières décennies. La société civile est par la suite devenue plus exigeantes afin de tenir les entreprises responsables du respect des normes relatives aux droits de l’homme, les incitant à tenir compte dans leur activité de l’ensemble de ces droits humains, sans pouvoir en choisir certains et en exclure d’autres et, en conséquence, de ne plus s’occuper seulement des questions qui leur convenaient. Cette vigilance a conduit un nombre croissant d’entreprises multinationales à appliquer volontairement les principes clés relatifs aux droits humains dans leurs activités commerciales, et plus particulièrement, dans leurs processus d’autorégulation.
En parallèle, les principes généraux relatifs aux Entreprises et Droits de l’Homme (« EDH » ou « BHR » pour Business Human Rights) se sont développés sur la base (i) du droit international, notamment le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui appelle « chaque individu et chaque organe de la société » à promouvoir et respecter les droits humains, et d’initiatives internationales.
En 1976, l’Organisation de coopération et de développement économiques (« OCDE ») a adopté la première version des Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales. Les Principes directeurs de l’OCDE, qui ont depuis été mis à jour en 2011, constituent des recommandations adressées par les gouvernements aux entreprises multinationales opérant au sein ou à partir de pays adhérents à l’OCDE. Ils énoncent des principes et des normes non contraignants qui ont pour objectif une conduite responsable des affaires dans un contexte mondial et en cohérence avec les lois applicables et les normes internationales.
En 2011, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (« ONU ») a approuvé à l’unanimité les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en œuvre du cadre des Nations Unies : Protéger, Respecter et Réparer » (les « UNGP »). Ces principes se fondent sur trois piliers que sont (i) l’obligation de l’État de respecter et protéger les droits humains et les libertés fondamentales, (ii) le devoir pour les entreprises de se conformer aux lois et de protéger les droits humains et (iii) l’existence de voies de recours appropriées et efficaces en cas de violations de ces droits.
Avec les UNGP, une nouvelle responsabilité sociétale s’impose à toutes les entreprises quel qu’en soit le secteur. En d’autres termes, toutes les entreprises ont le devoir et la responsabilité de respecter les droits humains et de prévenir, atténuer et traiter tout impact négatif potentiel que leur activité pourrait avoir sur les droits humains.
S’ajoute à cela une norme internationale – la norme ISO 26 000 – élaborée en 2010 pour fournir des lignes directrices en matière de responsabilité sociétale des entreprises (« RSE ») pour encourager les organisations à améliorer leur impact vis-à-vis de toutes les parties prenantes et de l’environnement. Il existe également de nombreuses chartes et codes éthiques adoptés volontairement par diverses entités publiques et privées (organisations internationales, organisations non gouvernementales (« ONG »), entreprises, etc.).
Plus récemment, à la demande de la Commission européenne dans sa déclaration du 25 octobre 2011, des plans nationaux sur la RSE ont été adoptés en Europe, conformément aux UNGP.
En Europe, la France a joué un rôle de pionnier en devenant le premier État à intégrer un devoir de vigilance en matière de droits humains dans son corpus juridique par le biais d’une Loi spécifique intitulée « Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » (dite « loi sur le devoir de vigilance ») 1. En application de cette loi, les sociétés mères des groupes français concernés ont publié fin 2017 ou en 2018 leurs premiers « plans de vigilance » fournissant une description des mesures mises en place pour prévenir toute violation des droits humains au sein de leurs structures comme de leur chaîne d’approvisionnement. Les entreprises ont publié leur deuxième (voire même leur troisième) plan de vigilance qui devra aller plus loin que les versions précédentes en ce qu’il doit inclure des informations sur la mise en œuvre effective dudit plan de vigilance. Si leur plan était jugé insuffisant par les tribunaux civils français, les sociétés mères françaises pourraient voir leur responsabilité civile engagée.
Le Royaume-Uni a quant à lui introduit depuis 2015 plusieurs lois destinées à lutter contre l’esclavage moderne et réfléchis à l’impact des violations des droits humains en matière de criminalité financière.
Une douzaine de pays européens ont aujourd’hui ouvert des débats concernant l’adoption d’une législation nationale relative aux diligences raisonnables attendues en matière de droits humains. Par exemple, en Finlande, en Suisse ou en Allemagne, des propositions législatives visant à imposer une obligation de diligence raisonnable à certaines catégories d’entreprises sont en cours de discussion. Outre les évolutions législatives, les tribunaux de certains pays ont développé au travers de leur jurisprudence le concept d’un devoir de diligence dans des affaires liées à des violations des droits humains. Cette évolution de la jurisprudence a été particulièrement importante en Angleterre.
Ainsi, la responsabilité des entreprises s’agissant des droits humains passe progressivement d’une norme de droit dite « souple », établie en droit international, à des obligations juridiques contraignantes définies par des lois nationales ou des jurisprudences qui dépassent parfois le cadre purement national.
Cet environnement normatif mondial en pleine évolution fait du respect des droits humains non plus une option (« a nice-to-have ») mais devient un impératif (« a must-have »). Cet article vous permettra dans un premier temps de découvrir les différentes implémentations européennes des principes EDH initialement définis au niveau international (1.) avant d’aborder une analyse plus détaillée de la loi française sur le devoir de vigilance, exemple qui illustre les évolutions actuelles en la matière (2.).
1 – Les principes EDH : d’une définition internationale à des applications européennes
Ces dernières années, on a pu constater une évolution générale en faveur de l’adoption de règles contraignantes en matière de droits humains imposées aux entreprises. Que ce soit en France, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Suisse, la tendance est au durcissement des règles et ce, tout au long de la chaîne d’approvisionnement, donnant un rôle accru aux entreprises et même rendant possible la mise en cause de la responsabilité des entreprises.
1.1 – Définition des obligations EDH au niveau international
Les UNGP restent la principale source des principes EDH. Un traité contraignant des Nations Unies sur les droits humains est actuellement à l’étude, dont un projet révisé a été publié en juillet 2019, présentant des changements et améliorations importants par rapport au « projet zéro » publié en 2018. Cette nouvelle version a été discutée par les délégués du groupe de travail intergouvernemental des Nations unies lors du Forum des Nations unies sur les droits de l’homme en octobre 2019.
Après une brève description de ces principes, les raisons pour lesquelles il reste encore du chemin à parcourir avant la conclusion d’un traité contraignant par les Nations unies en la matière seront exposées.
a) Les UNGP : pierre angulaire des principes EDH
En 2005, John Ruggie, Professeur de sciences politiques à Harvard, a été nommé Représentant spécial des Nations Unies pour les entreprises et les droits de l’homme. Sa mission consistait à soumettre des recommandations « sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises ». Cette mission a conduit à l’adoption, en 2008, du cadre de référence « Protéger, Respecter et Réparer » après plusieurs années de consultations approfondies avec les entreprises, les États, les ONG et d’autres parties prenantes.
Ce cadre de référence, très bien accueilli par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, repose sur trois piliers essentiels :
- le devoir qu’ont les États de protéger la population contre les violations des droits humains,
- la responsabilité des entreprises de respecter les droits humains, et
- l’accès des victimes à un recours effectif en cas de violations des droits humains par les entreprises.
La mission du professeur Ruggie a été prolongée en 2008 pour lui permettre de rendre plus opérationnel le cadre de référence ainsi défini et fournir des orientations aux États et aux entreprises pour sa mise en œuvre. Dans ce contexte, le professeur Ruggie, après un vaste processus de consultation, a proposé les UNGP qui ont été approuvés et adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en juin 2011.
Les UNGP visent à fournir des recommandations et des orientations aux entreprises et aux États du monde entier pour la mise en œuvre concrète du cadre de référence. Ils constituent un plan d’action général que les États et les entreprises doivent suivre pour mesurer leur impact sur les droits humains. Les UNGP ne sont cependant pas contraignants et ne créent pas de nouvelles obligations légales pour les États ou les entreprises.
Les trois piliers du cadre de référence de 2008 se déclinent en 31 principes directeurs. Plus spécifiquement, les recommandations du deuxième pilier sur la responsabilité des entreprises sont une source d’indications utiles aux entreprises concernant leurs procédures de diligence raisonnable et de recours effectif en cas de violation des droits humains.
Le principe fondateur des UNGP énonce que « la responsabilité́ de respecter les droits de l’homme est une norme de conduite générale que l’on attend de toutes les entreprises où qu’elles opèrent ». En d’autres termes, les entreprises doivent s’efforcer d’incorporer les procédures et normes d’autorégulation existants – tels les codes de conduite, par exemple – dans leurs systèmes de gestion, en vue de prévenir les impacts négatifs sur les droits humains et de proposer des solutions au cas où de tels impacts surviendraient. Les UNGP s’appliquent à toutes les entreprises, quels que soient leur taille, en ce compris les petites et moyennes entreprises, ou leur secteur d’activité.
Le principe de diligence raisonnable est au cœur de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains. Ce principe a plusieurs implications que les entreprises sont invitées à prendre en compte :
- la mise en place de procédures d’évaluation en continu des impacts négatifs réels et potentiels sur les droits humains, par le biais de dialogues et de consultations avec les groupes de personnes affectées ;
- l’utilisation des résultats de ces procédures d’évaluation dans le cadre des processus de suivi interne ; et
- lorsque des impacts négatifs sont identifiés, l’application de recours adéquats pour les victimes.
En outre, les UNGP recommandent fortement aux entreprises de prendre des engagements publics et de communiquer de manière proactive sur ces engagements.
b) Un traité contraignant : encore du chemin à parcourir
Pour aller plus loin, des discussions ont actuellement lieu en vue de l’adoption d’un traité international qui imposerait des obligations juridiquement contraignantes aux États signataires. L’objectif d’un tel traité de droit international serait également de s’appliquer directement aux entreprises (en leur imposant des obligations contraignantes). Le groupe de travail intergouvernemental des Nations Unies chargé de ce projet a conclu son quatrième cycle de négociations à Genève en octobre 2018 au cours duquel les délégués ont examiné ce qui est appelé le « projet zéro », publié en 2018. La première version de ce projet propose la création d’instruments de droit international contraignants dans le but de réglementer les activités des sociétés transnationales et autres entreprises.
La Mission permanente de l’Équateur, au nom de la présidence du groupe de travail intergouvernemental à la composition non limitée (« OEIGWG zéro »), a amendé ce projet de traité qui a finalement été publié le 16 juillet 2019. Ce projet de traité révisé aborde certains des points de friction qui avaient été soulevés concernant la première version du projet de traité et qui ont ensuite été débattus lors du cinquième cycle de négociations qui s’est tenu du 14 au 18 octobre 2019 à Genève. Le projet de traité amendé a désormais pour objet de régir « toutes les activités commerciales, y compris, entre autres mais sans s’y limiter, celles à caractère transnational » (projet d’article 3). Ainsi, le champ d’application de cette nouvelle version englobe désormais toutes les activités commerciales, sans être limitée aux activités transnationales, et couvre tous les droits humains.
Il convient également de noter que le projet d’article 5 sur la prévention se concentre désormais sur la conduite des entreprises plutôt que sur ses effets. Cette disposition s’appuie sur les diligences raisonnables attendues des entreprises en matière de droits humains qui sont définies de manière large comme comprenant l’identification, la prévention et l’atténuation des impacts négatifs potentiels sur les droits humains, le suivi des procédures mis en œuvre et la communication à ce sujet aux parties prenantes concernées. Ces nouvelles dispositions s’inspirent clairement de la lettre et de l’esprit des UNGP.
Les dispositions relatives au caractère contraignant de ces mesures ont subi des modifications substantielles par rapport au projet initial. Conformément au projet d’article 6, il est demandé aux États de veiller à ce que leur législation nationale prévoie un système complet et adéquat de responsabilité juridique des entreprises. La responsabilité est désormais clairement associée à la notion de contrôle par les entreprises de leurs activités commerciales susceptibles de causer un préjudice prévisible.
Le projet d’article 6 (7) exige également que les États veillent à ce que leur droit interne prévoie une responsabilité pénale, civile et/ou administrative dans le cas d’une liste non exhaustive d’infractions qui peuvent être commises par des entreprises. Il s’agit d’une étape majeure puisque c’est la première fois qu’il est envisagé d’élaborer, au niveau international, une liste d’infractions qui engageraient la responsabilité juridique des entreprises en vertu de lois nationales (notamment les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide, la torture, les traitements cruels, inhumains ou dégradants). La signature d’un tel traité entraînerait nécessairement un changement substantiel de la législation des pays qui ne reconnaissent pas encore la possibilité de reconnaître une entreprise comme pénalement responsable.
De nombreux aspects du projet de traité et de ses dispositions doivent être encore être affinés. À cet égard, les États et les parties prenantes concernées ont été invités à soumettre d’ici la fin du mois de février 2020 leurs propositions de formulation complémentaire sur le projet amendé, ce qui permettra de poursuivre le processus de négociation.
En somme, il apparaît maintenant établi qu’un traité contraignant n’est plus une simple option théorique. Dans le même temps, des questions importantes devront être résolues avant que le traité ne soit adopté et ratifié par un grand nombre de pays, compte tenu des changements importants que le traité pourrait impliquer dans la législation nationale de certains États. Dans l’intervalle, les UNGP restent la principale référence de droit international pertinente pour toutes les parties prenantes.
1.2 – Mise en œuvre d’obligations juridiques dans différentes juridictions européennes
Dans certains pays, les tribunaux ont développé un concept de devoir de diligence dans les affaires liées à des violations des droits humains, ce qui permet d’envisager l’extension des obligations des entreprises en matière de droits humains au travers de la jurisprudence nationale. Dans d’autres pays, des propositions législatives ont eu le même objectif. Un aperçu de ces développements nationaux au niveau européen sera donné ci-dessous, qui montre la variété des approches étatiques possibles en matière de principes EDH.
a) Royaume-Uni : une approche diversifiée
(i) Une obligation de diligence croissante créant une responsabilité de la société mère et établissant la compétence des tribunaux nationaux
Une série d’affaires récentes devant les tribunaux anglais a sans aucun doute accru la possibilité de voir les sociétés mères domiciliées en Angleterre être tenues responsables des violations des droits humains commises par leurs filiales à l’étranger.
Les affaires en question concernent principalement des atteintes à l’environnement, mais les questions de responsabilité des sociétés mères qu’elles soulèvent sont également applicables aux violations des droits humains et il est largement admis que, suivant la façon dont ces affaires évolueront, les personnes en demande chercheront à traduire devant les tribunaux anglais la société mère domiciliée en Angleterre pour des violations alléguées des droits humains par ses filiales à l’étranger.
En avril 2019, la Cour suprême anglaise a statué dans l’affaire Lungowe c. Vedanta 2, déjà considérée comme historique au regard des précisions apportées sur la compétence du juge anglais et la responsabilité de la société mère en, matière de dommages à l’environnement. En effet, cet arrêt clarifie et étend la portée de la responsabilité de la société mère s’agissant des actes répréhensibles commis par des filiales à l’étranger. Cette jurisprudence élargit la voie juridictionnelle permettant de porter devant les tribunaux anglais des plaintes de ce type contre des sociétés mères domiciliées en Angleterre.
La décision prise dans l’affaire Vedanta doit cependant être lue au regard de la décision rendue quelques mois plus tard dans l’affaire AAA c. Unilever 3 dans laquelle la même Cour suprême a rejeté la demande de pourvoi des demandeurs qui se fondait (au moins en partie) sur la décision antérieure rendue dans l’affaire Vedanta et qui a considéré que les demandeurs dans l’affaire Unilever étaient « loin de pouvoir démontrer une prétention défendable » selon laquelle une société mère domiciliée en Angleterre aurait l’obligation de prendre des précautions pour protéger des tiers qui avaient envahi une plantation de thé appartenant à une filiale kenyane du groupe.
Une autre affaire (Okpabi c. Royal Dutch Shell), actuellement en instance d’appel, pourrait venir s’ajouter à ces premières décisions.
Il est important de noter que la décision Vedanta a été rendue dans le cadre d’une audience procédurale visant à déterminer si la demande était défendable et pouvait être portée devant les tribunaux anglais. L’affaire va maintenant être examinée plus avant et la question de la responsabilité de la société mère sera tranchée sur le fond.
La décision Vedanta
Dans un passage qui sera probablement largement invoqué dans de futures affaires, la Cour suprême a déclaré :
« Même lorsque les politiques à l’échelle du groupe ne créent pas en elles-mêmes une telle obligation de diligence envers les tiers, elles peuvent le faire dans les faits si la société mère ne se contente pas de les proclamer, mais prend des mesures actives, par la formation, la supervision et la mise en œuvre. De même, il semble que la société mère peut engager sa responsabilité à l’égard des tiers si, dans les documents publiés, elle se présente comme exerçant ce degré de surveillance et de contrôle de ses filiales, même si elle ne le fait pas de manière effective. Dans de telles circonstances, son omission même peut constituer l’abdication d’une responsabilité qu’elle a publiquement affirmée. »
La Cour suprême a donc jugé que les facteurs suivants étaient en eux-mêmes suffisants pour démontrer un niveau d’intervention d’une société mère dans la conduite des opérations de sa filiale (à l’étranger) de nature à ouvrir une éventuelle responsabilité de la première pour les actes commis par la seconde :
- les documents publiés dans lesquels la société Vedanta a affirmé sa propre responsabilité quant au maintien de normes appropriées de contrôle environnemental sur les activités de ses filiales (avec une connaissance suffisante de la propension de ces activités à provoquer des fuites toxiques dans les cours d’eau environnants) et
- la mise en œuvre de ces normes par des actions de formation, suivi et mise en œuvre de procédures et politiques internes.
En conséquence, la Cour suprême a conclu dans l’affaire Vedanta qu’il y avait une « véritable problématique » à trancher entre les demandeurs et la société mère, ce qui a conduit la Cour suprême à admettre que la demande pouvait être portée devant les tribunaux anglais.
La décision Unilever
En juillet 2018 (peu de temps avant la décision de la Cour suprême dans Vedanta), la Cour d’appel anglaise a rendu sa décision dans AAA & autres c. Unilever, rejetant l’appel formé par des victimes de violences postélectorales de 2007 au Kenya.
La Cour d’appel a adopté ici une formulation différente de celle utilisée par la Cour suprême dans l’affaire Vedanta, notant qu’il y avait deux circonstances pour lesquelles une obligation de diligence de la société mère pouvait être attendue :
- lorsque la société mère a, de manière substantielle, repris la direction de l’activité concernée de la filiale en se substituant à elle (ou en agissant avec elle) et
- lorsque la société mère a donné à la filiale des conseils sur la manière de gérer un risque particulier.
Les demandeurs ont par la suite demandé à la Cour suprême l’autorisation de former un pourvoi et, l’affaire Vedanta ayant été tranchée entretemps, les parties à l’affaire Unilever ont eu la possibilité de présenter de nouvelles observations à la Cour suprême à la lumière de la décision Vedanta.
En fin de compte, la Cour suprême, dans l’affaire Unilever, a rejeté la demande d’autorisation du pourvoi des demandeurs (en laissant intact les critères de la Cour d’appel exposés ci-dessus), estimant que « les principes pertinents ont maintenant été clarifiés dans le dossier Vedanta ».
L’appel d’Okpabi
Dans l’intervalle, la Cour suprême a, dans une troisième affaire – Okpabi c. Royal Dutch Shell – donné aux demandeurs la permission de se pourvoir en cassation. La Cour d’appel avait conclu qu’une action fondée sur le défaut de diligence d’une société mère domiciliée en Angleterre pour des dommages environnementaux causés par le pétrole de sa filiale nigériane lors de l’utilisation d’un oléoduc au Nigeria avait peu de chances de prospérer.
Les décisions Vedanta et Unilever représentent l’état actuel du droit anglais en ce qui concerne l’engagement de la responsabilité de la société mère domiciliée en Angleterre du fait des actes de ses filiales à l’étranger.
Bien que ces décisions étendent sans doute les circonstances dans lesquelles une société mère domiciliée en Angleterre peut être tenue responsable des agissements d’une filiale à l’étranger, il n’y a pas de principe général. Il convient d’analyser les conditions de la responsabilité in concreto.
Il est également important de garder à l’esprit que les décisions Vedanta et Unilever étaient des procédures particulières. Les demandeurs devaient ainsi démontrer que les juridictions anglaises étaient compétentes pour statuer sur la responsabilité de la société mère en établissant que la question de droit présentait un caractère sérieux.
Après l’arrêt Vedanta cette voie juridictionnelle s’est un peu élargie, mais il reste à voir quelle approche la Cour suprême adoptera dans l’affaire Okpabi.
En attendant, les sociétés mères domiciliées en Angleterre qui cherchent à comprendre ce devoir de diligence et à gérer les risques qui en découlent devraient tenir compte des tests définis dans les affaires précitées.
(ii) Les obligations en matière de droits humains issues du Modern Slavery act
Les obligations des entreprises en matière de droits humains continuent également de se développer à travers le monde notamment via le Modern Slavery Act, entré en vigueur au Royaume-Uni en 2015. De nombreuses entreprises ont aujourd’hui un devoir de collecte et d’analyse des informations sur les risques en matière de droits humains découlant de leurs activités et de leurs chaînes d’approvisionnement, et l’on peut observer un mouvement général vers des exigences de transparence accrue.
Le gouvernement du Royaume-Uni a publié des directives actualisées sur le Modern Slavery Act de 2015, exigeant des déclarations plus approfondies, comme par exemple la démonstration des progrès réalisés chaque année. Le projet de loi sur la transparence dans les chaînes d’approvisionnement a également été présenté au Parlement, et, s’il est adopté, il obligera les entreprises qui n’ont pris aucune mesure pour contrer ces risques à expliquer pourquoi elles ne l’ont pas fait.
Ce projet de loi a fait l’objet d’un processus de consultation fin 2019 dont les résultats seront publiés prochainement. Le projet de loi prendra alors plus d’importance lorsqu’il passera au Parlement. On ignore encore s’il sera une priorité législative pour le gouvernement britannique.
(iii) Sanctions financières en cas de violation des droits humains
Ces dernières années, le Royaume-Uni a introduit des dispositions législatives inspirées du Global Magnitsky Act 4, une loi américaine qui permet au gouvernement de sanctionner et de geler les avoirs des personnes impliquées dans de graves atteintes aux droits humains ou en matière de corruption.
La première disposition « Magnitsky » du Royaume-Uni a été introduite en 2017 lorsque la loi de 2002 sur les produits des crimes (« POCA ») 5 a été modifiée par la loi sur le financement criminel de 2017 (« CFA »). La POCA donne aux autorités britanniques le pouvoir de geler et d’obtenir une ordonnance de recouvrement sur des biens issus de « comportements illégaux ». Le CFA a élargi la définition de « comportement illégal » pour inclure la conduite qui « contribue » ou « est liée à » la commission d’un « abus flagrant ou violation des droits de l’homme ».
Un tel comportement est défini comme toute action liée à la torture (ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant) d’une personne qui a cherché à exposer une activité illégale d’un agent public ou à défendre les droits humains. Ce comportement doit être commis ou instigué par, ou avec le consentement de, un agent public ou de toute personne agissant à titre officiel. Une conduite est « liée » à un tel comportement si elle est menée par une personne qui agit en tant qu’agent en relation avec cette action, qui la dirige, la parraine ou en tire profit, ou qui lui apporte une aide matérielle.
La deuxième disposition Magnitsky figure dans la loi de 2018 sur les sanctions et la lutte contre le blanchiment d’argent (« SAMLA ») 6. La SAMLA crée un cadre pour que le Royaume-Uni puisse imposer des sanctions domestiques indépendamment de la communauté internationale après avoir quitté l’Union Européenne. La SAMLA permet donc au Royaume-Uni d’imposer des sanctions contre une personne ou une entité raisonnablement soupçonnée d’un comportement qui constitue ou est lié à une action telle que définie dans la POCA).
(iv) Responsabilité des entreprises et indemnisation des victimes
Par ailleurs, des discussions ont eu lieu au Royaume-Uni sur la manière dont les victimes à l’étranger de délits commis par des entreprises peuvent bénéficier des procédures de recouvrement d’avoirs (en vertu de la POCA) et des ordonnances d’indemnisation rendues contre les entreprises condamnées (en vertu du Criminal Courts Sentencing Act de 2000).
Le Crown Prosecution Service du Royaume-Uni a publié un ensemble de principes pour les affaires de corruption et de criminalité économique, qui disposent que les procureurs devraient (i) identifier ceux qui ont été victimes de ces infractions (y compris les individus, les organisations et les États) et (ii) si les demandes de ces derniers sont étayées par des preuves, proposer une réparation aux victimes en utilisant les mécanismes juridiques mentionnés ci-dessus. Souvent, la corruption va de pair avec des allégations de violations des droits humains. La place exacte des victimes dans ce type de cas reste à déterminer.
Le lien avec la corruption est évident. En vertu du droit anglais, il existe une possibilité légale visant à déclarer des personnes morales responsables d’infractions de corruption commises par des employés ou agents ou d’autres tiers, même lorsque la direction de l’entreprise en question ne connaissait pas ou ne sanctionnait pas la corruption. C’est ce que l’on appelle l’infraction de « non-prévention de la corruption » en vertu de l’article 7 du UK Bribery Act.
Bien que ce type de responsabilité des entreprises ne s’étende à ce jour pas directement aux violations des droits humains, le Comité mixte britannique sur les droits de l’homme (un comité parlementaire restreint) a recommandé au gouvernement britannique d’introduire une nouvelle infraction des entreprises qui auraient échoué à empêcher les violations des droits humains. Cette infraction serait probablement calquée sur le UK Bribery Act de 2010 et faciliterait l’engagement de la responsabilité des entreprises pour de tels abus. Cependant, le gouvernement britannique a clairement indiqué qu’il n’avait pas l’intention immédiate d’introduire une telle infraction.
b) Norvège : un projet de loi relatifs aux diligences raisonnables en matière de droits humains
Un Comité d’experts nommé par le gouvernement norvégien a rédigé un projet de loi visant à établir des obligations contraignantes de transparence en matière de droits humains et de diligence raisonnable pour les entreprises.
Après avoir examiné la portée et le contenu de ce projet de loi, le Comité d’information sur l’éthique, convoqué par le gouvernement norvégien, a publié un projet de loi dont l’objet est la création d’obligations de diligence raisonnable en matière de droits humains pour les entreprises. Ce projet, publié le 28 novembre 2019, propose notamment un ensemble d’exigences spécifiques de diligence pour les grandes entreprises, notamment par la publication de rapports.
Le projet de loi dispose d’un champ d’application très large, couvrant toutes les entreprises qui proposent des biens et des services en Norvège. Les entreprises sont d’ailleurs largement définies. Le texte inclut les sociétés coopératives, les associations, les fondations ou d’autres formes d’organisations établies en vertu du droit norvégien ou d’un droit étranger. Les entreprises publiques offrant des biens et des services entreraient également dans le champ d’application du projet de loi.
S’agissant du contenu, les entreprises auraient l’obligation de déterminer les risques susceptibles d’avoir un impact négatif sur les droits humains et le travail décent dans leurs activités commerciales, tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement. Les entreprises doivent se concentrer sur les risques les plus graves, tels que le travail forcé, les risques pour la santé, la sécurité et l’environnement sur le lieu de travail.
Le projet de loi créerait également un droit à l’information permettant aux parties prenantes de poser des questions aux entreprises sur l’impact de leurs activités sur les droits humains. Que les questions soient exprimées oralement ou par écrit, l’entreprise devrait répondre à ces demandes. Certaines exceptions limitées sont prévues, par exemple des demandes déraisonnables, des informations sur le cas d’un individu précis, des questions commerciales soumises à des exigences légitimes de confidentialité.
Une obligation de déclaration serait également imposée aux grandes entreprises dans le but d’identifier, prévenir et atténuer tout impact possible sur les droits humains, ainsi que des mesures correctives proposées pour faire face à tout impact négatif.
Le projet de loi passe actuellement par le processus législatif norvégien.
c) Pays-Bas : focus sur les diligences raisonnables en matière de travail des enfants
Le 14 mai 2019, le Sénat néerlandais a voté l’adoption de la « loi sur le devoir de diligence dans le travail des enfants », qui oblige les entreprises à (i) vérifier si des enfants sont impliqués dans leurs chaînes d’approvisionnement et (ii) élaborer un plan d’action pour combattre le travail des enfants.
Toute entreprise établie aux Pays-Bas qui fournit des biens ou des services doit soumettre une déclaration aux autorités réglementaires indiquant qu’elle a effectué des diligences raisonnables en matière de travail des enfants tout au long de sa chaîne d’approvisionnement. En cas de soupçon raisonnable de recours au travail des enfants, les entreprises devraient entreprendre des enquêtes et mettre en œuvre des plans d’action.
Cette loi s’applique non seulement aux entreprises enregistrées aux Pays-Bas, mais également aux entreprises étrangères qui livrent leurs produits ou services sur le marché néerlandais deux fois ou plus par an. Une amende administrative peut être infligée aux sociétés qui ne respectent pas les exigences en matière de diligences et de déclarations.
Initialement prévue pour entrer en vigueur le 1er janvier 2020, la promulgation de la loi a été reportée. Les entreprises doivent rester vigilantes car celles qui relèvent de son champ d’application devront remettre au régulateur la déclaration six mois après l’entrée en vigueur de la loi.
d) Suisse : diligences raisonnables en matière de droits humains avec un (potentiel) large champ d’application
En décembre 2017, une coalition d’organisations de la société civile suisse a lancé la Responsible Business Initiative (« RBI »). Il s’agit d’une proposition de modification de la constitution suisse pour exiger une diligence raisonnable en matière de droits humains pour les entreprises basées en Suisse.
La Constitution fédérale suisse serait amendée par l’introduction d’un nouvel article 101 bis « Responsabilité des entreprises ». En vertu de celui-ci, les entreprises établies en Suisse seraient légalement tenues de respecter les droits humains et de protéger l’environnement dans toutes leurs activités commerciales, y compris à l’étranger. Cela inclurait notamment l’obligation de procéder à des « diligences raisonnables appropriées », en utilisant une approche fondée sur les UNGP selon laquelle les risques seraient identifiés, atténués et signalés.
Le contenu précis de cette initiative, en particulier la portée des exigences imposées aux entreprises, est toujours en cours de discussion. Le Conseil des États défend un ensemble limité d’obligations en matière de signalement et de diligences raisonnables, tandis que le Conseil national souhaite renforcer le projet avec des dispositions introduisant un mécanisme de réclamation pour régler les litiges résultant de signalements formulés à l’encontre d’une entreprise. La question de savoir si les entreprises étrangères pourraient être tenues responsables est également en discussion.
À cet égard, le Conseil national a redéposé en mars 2020 une contre-proposition législative qui obligerait les grandes entreprises à faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement et qui instaurerait la possibilité d’engager la responsabilité des sociétés mères en raison des dommages causés par leurs filiales. Le projet de loi a été adopté comme une contre-proposition à la RBI.
Le 5 juin 2020, le Conseil des États a, une nouvelle fois, rejeté cette contre-proposition en faveur de la RBI, moins contraignante.
Le processus législatif suisse n’ayant pas abouti, la RBI se dirige désormais vers un référendum national. En effet, les électeurs suisses devront se rendre aux urnes d’ici la fin de l’année pour décider si le RBI dans sa version initiale doit être accepté ou rejeté.
e) Allemagne : appel pour une loi relative aux diligences raisonnables en matière de droits humains
Dans le « Plan d’action national : mise en œuvre des principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » (le « PAN ») publié en 2016, le gouvernement allemand s’est fixé comme objectif pour 2020 qu’au moins 50 % des entreprises allemandes de plus de 500 employés aient introduit des protections efficaces des droits humains en mettant en œuvre des politiques et des procédures permettant d’identifier et de limiter les risques d’impacts sur les droits humains.
Le gouvernement allemand a annoncé dans le PAN que si cet objectif de 50 % des entreprises n’était pas atteint, le gouvernement fédéral envisagerait de nouvelles actions pouvant aboutir à des mesures législatives.
En parallèle, un consortium, mandaté par le gouvernement fédéral, a mené une enquête évaluant la manière dont les entreprises allemandes respectent leurs obligations de vigilance ; le rapport de recherche publié en novembre 2019 pointe l’incapacité de certaines entreprises allemandes à se conformer aux UNGP.
En conséquence, dans une déclaration commune publiée en décembre 2019, une cinquantaine de sociétés allemandes ont appelé à une loi contraignante sur les droits humains et la diligence environnementale. Dans cette déclaration, ces sociétés déclarent qu’elles « accueilleraient favorablement une loi sur la diligence raisonnable qui ouvrirait la voie à une réglementation ambitieuse au niveau européen ».
La décision du gouvernement allemand sur l’opportunité d’introduire une telle législation au niveau national est attendue.
Plusieurs ministres en charge du travail et du développement ont, dans cette optique, annoncé qu’ils travailleraient sur un projet de loi sur le devoir de diligences raisonnables en matière de droits humains, ce qui signifie qu’une loi à ce sujet est envisageable.
f) Finlande : des engagements pour une législation sur le devoir de diligence en matière de droits humains
Le nouveau gouvernement finlandais s’est engagé à inscrire un devoir de diligence raisonnable en matière de droits humains dans sa législation nationale. Une étude est actuellement menée en ce sens, tant au niveau national qu’au niveau nternational.
La Finlande ayant tenu la présidence du Conseil de l’Union Européenne du 1er juillet au 31 décembre 2019, un objectif similaire a été promu par le gouvernement finlandais au niveau de l’Union Européenne. La Finlande a notamment pris position à la fin de son mandat en publiant une proposition de « programme d’action européen » sur les entreprises et les droits de l’homme, soulignant la nécessité d’une réglementation européenne relative aux diligences raisonnables en matière de droits humains, qui tiendrait compte des entreprises de différentes tailles et des chaînes de valeur mondiales.
Le programme d’action présente plus de 20 propositions qui pourraient être incluses dans un programme d’action de l’UE sur les entreprises et les droits humains. Les thèmes concernent notamment le financement public, l’élaboration de législations et de recours judiciaires, les effets des chapitres « développement durable » dans les accords de libre-échange et le renforcement de la coopération dans les pays en développement.
Avec sa présidence de l’UE, l’Allemagne a eu la possibilité de maintenir cet élan. Le gouvernement allemand de coalition a en effet accepté de faire pression pour une réglementation à l’échelle de l’UE afin d’obliger les entreprises à respecter les droits humains si la mise en œuvre volontaire s’avère insuffisante. En parallèle, plus de 100 organisations de la société civile exigent une législation européenne sur les droits humains et les diligences raisonnables à respecter en matière d’environnement.
À la lumière de ces divers développements, les questions des principes EDH sont plus que jamais au premier rang des priorités, tant au niveau de l’UE qu’au niveau national dans de nombreux pays européens. Les entreprises internationales qui souhaitent anticiper les changements réglementaires sont donc fortement encouragées à introduire ou à affiner leurs procédures existantes de diligence raisonnable en matière de droits humains avant qu’ils ne deviennent obligatoires, au niveau européen ou international.
2 – La loi française de 2017 sur le devoir de vigilance : vers un renforcement de son application
Un exemple éminent de l’évolution de la réglementation issue des principes EDH a été l’adoption, largement commentée et médiatisée, de la loi française sur le devoir de vigilance en 2017. Le 27 mars 2017, la France s’est en effet propulsée à la pointe de ce mouvement général en imposant aux entreprises des obligations contraignantes de diligences raisonnables en matière de droits humains, avec la loi sur le « devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres ».
L’une des raisons de l’adoption de la loi française sur le devoir de vigilance résulte de l’engagement important de différentes ONG à la suite d’accidents majeurs, notamment l’effondrement de l’usine textile Rana Plaza en 2013 au Bangladesh qui était utilisée comme sous-traitant par plusieurs groupes internationaux, dont des fabricants et des groupes de distribution français.
Les plans de vigilance 2019-2020 requis par la loi française ont été publiés. En parallèle, la toute première procédure a été engagée en France pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance. Les sociétés basées en France doivent donc aujourd’hui appréhender pleinement leurs obligations légales et les risques de responsabilité et de litiges en lien avec une éventuelle non-conformité. Le système judiciaire français renforce en outre sa capacité à lutter contre les infractions en créant des tribunaux spécialisés.
2.1 – Plans de vigilance : la mesure clé de la loi
La loi française sur le devoir de vigilance consacre l’obligation pour les grandes entreprises françaises de mettre en place, publier et mettre en œuvre un « plan de vigilance ». L’article 1er de la loi dispose que : « le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation ».
L’objectif d’un tel plan, inspiré par d’autres exigences de conformité existant en droit français (notamment les dispositifs anticorruption), est d’identifier, d’anticiper et de prévenir les violations des droits humains qui pourraient résulter des activités de la société mère, de ses filiales et sociétés contrôlées, ainsi que des fournisseurs et sous-traitants. Plus précisément, cette loi vise à assurer une protection efficace des droits fondamentaux, de la sécurité des individus et de l’environnement.
Le plan doit inclure et présenter les résultats d’une cartographie des risques en matière de droits humains, des procédures d’évaluation régulières, des actions appropriées pour atténuer les risques ou prévenir les infractions graves, des mécanismes d’alerte et de notification, ainsi que des procédures de suivi pour évaluer l’efficacité des mesures mises en œuvre. Dans la pratique, il est conseillé aux entreprises de créer un chapitre autonome de leur rapport RSE ou de leur rapport de gestion le cas échéant, dont la structure pourrait être calquée sur les mesures requises par la loi sur le devoir de vigilance.
Le texte est applicable aux sociétés françaises de plus de 5 000 salariés en France et / ou de plus de 10 000 salariés dans le monde (y compris les salariés des filiales et des filiales contrôlées de la maison mère). Elle peut notamment s’appliquer aux filiales françaises de sociétés étrangères ou de groupes mondiaux dans la mesure où ils répondent à l’exigence susmentionnée. Quelques centaines de sociétés mères entrent dans le champ d’application du texte français et ont l’obligation de mettre en place et en œuvre un plan de vigilance.
Le législateur a clairement l’intention de voir les entreprises inclure dans leur plan de vigilance (i) leurs propres activités commerciales ainsi que (ii) celles de leurs filiales et (iii) des entreprises de leur chaîne de sous-traitance, quel que soit le lieu où les activités sont réalisées.
Cela dit, les termes de la loi ne sont pas très précis à cet égard. C’est par exemple le cas en ce qui concerne la cartographie des risques qui doit être réalisée par la société mère tout au long de sa chaîne d’approvisionnement. L’un des défis liés à cet exercice de cartographie est de couvrir non seulement les risques directs des sociétés mères et des filiales sous leur contrôle direct, mais également d’y inclure ceux associés à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et sous-traitants.
Les plans de vigilance annuels font désormais partie des rapports de gestion publiés pour chaque exercice. Le troisième cycle de plans de vigilance devrait être publié prochainement, si ce n’est déjà fait (selon le calendrier financier des entreprises). Par rapport aux versions précédentes des plans de vigilance, les plans de vigilance pour l’exercice 2019 devront rapporter une information additionnelle, à savoir la mise en œuvre concrète du plan de vigilance tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
La loi française sur le devoir de vigilance ne fournit pas beaucoup de définitions. Pourtant, il est toujours possible de se référer aux principes du droit international décrits ci-dessus lorsque l’on cherche des orientations sur comment mettre en œuvre cette nouvelle exigence de conformité. En particulier, les directives UNGP et OCDE sont souvent des sources d’information utiles et pertinentes pour mieux comprendre ce qui est attendu des entreprises.
Des bonnes pratiques sont en train d’émerger en matière d’identification, de cartographie, de gestion et, le cas échéant, de réparation des impacts négatifs causés par les activités des entreprises sur les droits humains.
2.2 – Les plans de vigilance en pratique
En réponse aux nouvelles exigences de conformité susmentionnées, les entreprises entrant dans le champ d’application de cette loi ont publié leurs plans de vigilance. Après les premiers et deuxième plans de vigilance, il existe des attentes importantes au sein de la société civile en ce qui concerne le troisième plan de vigilance, notamment pour que les entreprises publient davantage d’informations sur leurs actions concrètes, les résultats et effets réels de leurs actions.
Une ONG a réalisé une analyse sur 83 plans publiés pour le deuxième cycle de plans de vigilance, c’est-à-dire sur les plans publiés entre septembre 2018 et juin 2019 7. Cette analyse expose que désormais les entreprises ont, pour la plupart, formalisé des plans de vigilance et défini certaines mesures. Leur contenu révèle qu’une approche collaborative a été suivie au sein des groupes multinationaux pour élaborer les plans, sous la supervision des départements RSE ou développement durable.
Une entreprise sur quatre de ce panel a mis en place un comité dédié et un tiers des entreprises ont échangé avec les parties prenantes sur leur plan de vigilance (au niveau du groupe). Dans certains cas, les dirigeants de l’entreprise ont été impliqués, notamment en ce qui concerne l’approbation et le suivi du plan. Pour un tiers des sociétés, le suivi du plan est réalisé au plus haut niveau des instances de gouvernance du groupe.
Étant donné que les entreprises entrant dans le champ d’application de la loi exercent dans différents secteurs d’activité économique, les plans présentent un large éventail de risques identifiés comme potentiellement inhérents aux activités de l’entreprise. Il s’agit en outre de risques qui se situent à différents niveaux des chaînes d’approvisionnement.
Les approches en matière de droits humains ont été renforcées en 2018-2019 avec le développement d’évaluations et de réponses dédiées à la cartographie des risques. La plupart des plans 2018-2019 mentionnent les processus d’évaluation des filiales, sous-traitants et fournisseurs : 80 % des entreprises font état de la réalisation d’un exercice de cartographie des risques fournisseurs. Les procédures existantes au sein des entreprises ont également été revues. Certaines entreprises indiquent être en train d’adapter leurs procédures antérieures pour se concentrer davantage sur la vigilance (par exemple, élargir la portée des audits d’approvisionnement).
Une autre analyse, menée par EY 8, s’est intéressée aux plans de vigilance de 37 entreprises. Ce rapport souligne que les plans de vigilance se sont améliorés en ce qui concerne l’évaluation des risques ou la description des procédures d’audit mises en œuvre.
En ce qui concerne les actions appropriées pour atténuer les risques ou prévenir les dommages graves, l’analyse souligne que certaines actions ont généralement été engagées en 2018-2019, telles que des formations ou des audits, même si des informations limitées ont été fournies sur les réponses opérationnelles aux problèmes identifiés. Cependant, les entreprises prévoient souvent de mettre en place des actions clés telles que la formation et la sensibilisation des employés, la mise en œuvre de nouvelles politiques, chartes ou codes de conduite en matière de RSE, la vérification des clauses RSE dans les contrats, appels d’offres et certificats et le référencement des fournisseurs selon des critères de RSE, que ce soit au niveau mondial ou plus ciblés.
Pourtant, et bien qu’il s’agissait déjà d’une obligation légale pour 2018-2019, le rapport souligne que les informations relatives aux plans d’action et aux dispositifs de suivi des plans de vigilance sont parfois incomplètes : seul un quart des entreprises du panel a publié un rapport couvrant explicitement la mise en œuvre de leur plan de vigilance. C’est sans aucun doute un axe d’amélioration pour les futures mises à jour des plans de vigilance.
Par ailleurs, les entreprises indiquent qu’elles déploient progressivement leur programme de « due diligence » au sein de leur organisation. Certaines sociétés ont indiqué précisément quelles filiales du groupe sont déjà incluses dans le plan de vigilance et lesquelles le seront à l’avenir. La prochaine étape est donc de veiller à ce que les mesures soient mises en œuvre et qu’elles soient efficaces au sein de l’ensemble du groupe et dans toute la chaîne d’approvisionnement des entreprises.
Un défi important pour les entreprises est de savoir comment sensibiliser et former les employés au sein des groupes mondiaux afin qu’ils comprennent et signalent toutes les failles. De toute évidence, un équilibre doit être trouvé pour décider quelles informations doivent être rendues publiques. Une fois rendus publics, les plans de vigilance sont susceptibles d’être jugés insuffisants par certaines parties prenantes qui pourraient alors s’engager dans des contentieux pour que les entreprises soient plus proactives, comme c’est le cas pour la première procédure engagée en France.
2.3 – Les mesures coercitives sont au tournant
La loi française sur le devoir de vigilance est généralement considérée comme un progrès par les organisations de la société civile en ce qu’elle reconnaît la responsabilité des entreprises dans le respect des droits humains tout au long de leur chaîne d’approvisionnement, et va plus loin en instaurant une obligation de diligence raisonnable, pouvant conduire en cas de non-respect à l’engagement de la responsabilité civile des entreprises concernées.
Cela dit, certaines ONG ont déjà fait valoir que la mise en œuvre du texte français n’était pas suffisante à leurs yeux. Elles ont fait pression auprès du gouvernement français pour obtenir une liste consolidée des sociétés relevant du champ d’application de la loi française afin de faciliter leur suivi (jusqu’à présent sans qu’une telle liste ne soit publiée officiellement).
Certaines parties prenantes appellent également à une extension du champ d’application du texte français aux plus petits groupes et qu’il soit modifié pour réintroduire des sanctions pénales en cas de non-respect. Un renversement potentiel de la charge de la preuve est également débattu : si le législateur suivait une telle suggestion, il incomberait aux entreprises de prouver qu’elles se conforment à l’exigence de conformité qui leur incombe, et non à des tiers d’apporter la preuve d’un manquement au devoir de vigilance.
Les violations de la loi sur le devoir de vigilance ne resteront, en tout état de cause, pas impunies. La principale sanction de ce non-respect pourra provenir des contentieux civils et de la responsabilité civile des sociétés mères qui sera potentiellement engagée.
Les plans de vigilance sont donc désormais le support et la source de contentieux. Toute partie prenante peut ainsi mettre la pression aux sociétés mères pour qu’elles publient et mettent en œuvre leur plan de vigilance, notamment par le biais d’une mise en demeure. Les parties intéressées peuvent également solliciter le prononcé (i) d’une injonction de faire dans le cadre d’une procédure de référé si la mise en demeure est restée sans effet ainsi que (ii) d’une astreinte, en vue de garantir l’exécution de l’injonction.
Plus important encore, les sociétés mères peuvent voir leur responsabilité engagée dans le cadre de procédures civiles au fond en raison d’un dommage résultant du non-respect de la loi, c’est-à-dire de la non-prévention des violations des droits humains par la mise en œuvre effective d’un plan de vigilance bien conçu.
Récemment, quelques ONG ont entamé le premier procès pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance contre un groupe pétrolier français concernant un certain nombre d’allégations selon lesquelles le plan de vigilance ne serait pas suffisant, en particulier pour prévenir certains risques d’impacts négatifs sur les droits humains en Ouganda. Après une première ordonnance ayant statué sur la compétence du tribunal de commerce de Nanterre, cette procédure est toujours pendante.
D’autres sociétés, un distributeur d’énergie et une société fournissant des solutions de chaîne d’approvisionnement auraient reçu des mises en demeure de se conformer à la loi devoir de vigilance à la fin de l’année 2019.
En tout état de cause, il y a un certain nombre de questions auxquelles la loi sur le devoir de vigilance ne répond pas, sur, par exemple la façon dont ce nouveau type d’action civile fonctionnera en pratique. Il est à espérer que les premières procédures engagées pour non-respect de la loi fourniront des indications et permettront de mieux déterminer (i) le champ d’application de la loi, (ii) ses implications en termes de responsabilité civile ou encore (iii) le niveau des « mesures raisonnables » qui doivent être définies au sein des plans de vigilance.
Reste en outre à voir si les contentieux resteront limités aux actions en responsabilité civile. En effet, le gouvernement français semble déterminé à mettre en œuvre de nouvelles mesures concernant les dommages environnementaux. Les infractions au droit de l’environnement seraient statistiquement moins susceptibles de conduire à une condamnation que d’autres infractions pénales, le ministère français de la Justice a présenté un projet de loi en février 2020 suggérant (i) la création de nouvelles juridictions pénales dédiées aux infractions au droit de l’environnement et (ii) un renforcement des réponses des forces de l’ordre aux délits environnementaux. Si ce projet de loi, adopté en première lecture par le Sénat le 3 mars 2020 et transmis à l’Assemblée Nationale le 4 mars 2020, entrait en vigueur, sa coordination avec la loi sur le devoir de vigilance (qui ne prévoit pas de sanctions pénales) sera une question de grand intérêt pour la pratique judiciaire.
Conclusion
Quand on regarde les évolutions en Europe et plus généralement dans le monde, la France se distingue comme pionnière. Beaucoup de parties prenantes attendent le développement de nouvelles obligations contraignantes en lien avec la responsabilité des entreprises en matière de droits humains en Europe dans les mois et les années à venir, que ce soit au niveau national avec l’adoption de législations ou dans la perspective d’un traité international ou d’une réglementation européenne. En effet, trois ans après la promulgation de la loi sur le devoir de vigilance, une douzaine de pays européens ont entamé des discussions sur l’adoption d’une législation sur le devoir de vigilance en matière de droits humains et, à la lumière de la proposition du « programme d’action » européen sur les entreprises et les droits de l’homme, une réglementation à l’échelle pertinente sur les diligences raisonnables en matière de droits humains n’est probablement qu’une question de temps. L’époque où le respect des droits humains était une simple option dans le cadre des initiatives RSE d’un groupe est désormais révolue.
Les droits humains ne peuvent plus être perçus comme un simple risque de non-conformité par les entreprises. Des incidences négatives sur les droits humains ou encore des diligences insuffisantes sont désormais une source potentielle de mise en cause de responsabilité et de contentieux. Les litiges relatifs aux droits humains et en particulier à l’environnement vont progressivement devenir l’un des risques juridiques les plus importants auxquels seront confrontés les groupes multinationaux dans de nombreux pays européens, où l’on peut anticiper des litiges d’autant plus complexes qu’ils seront de nature transfrontalière.
Sources
- Loi n° 2017-399, 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : JO 28 mars 2017.
- Lungowe c. Vedanta Resources plc [2019] UKSC 20 i.
- AAA & Others c. Unilever PLC and Unilever Tea Kenya Limited [2018] EWCA Civ 1532.
- Russia and Moldova Jackson-Vanik Repeal and Sergei Magnitsky rule of law Accountability Act of 2012.
- Proceeds of Crime Act 2002.
- Sanctions and Anti-Money Laundering Act 2018.
- « Application de la loi sur le devoir de vigilance« , EDH Entreprise pour les droits de l’homme, 14 juin 2019.
- « Devoir de vigilance : analyse de la deuxième année de publication« , EY, Octobre 2019.