Dans la soirée du mardi 26 août, Phil Hogan, le commissaire européen au Commerce, a remis sa démission à Ursula von der Leyen. Cette démission surprise est survenue alors que le commissaire irlandais faisait l’objet d’une vive controverse depuis sa participation, dans un club de golf en Irlande, à une réception mondaine ne respectant pas les consignes de santé publique relatives au Covid-191. Phil Hogan est ainsi le dernier d’une liste de responsables politiques irlandais poussés à la démission suite à leur participation à ce dîner.2

Conséquences : équilibres nationaux et européens

Ce revirement de situation pourrait bouleverser les équilibres politiques au sein de la Commission européenne dans les semaines à venir. Le portefeuille du commerce – une compétence exclusive de l’Union – est considéré comme l’un des plus importants de la Commission et il ne sera pas aisé de trouver un remplaçant direct jouissant du même poids politique que Phil Hogan. Ancien commissaire à l’Agriculture de la Commission Juncker, il était rompu aux joutes européennes et bénéficiait d’un fort capital politique à la fois national et européen.

La nomination d’un nouveau commissaire irlandais pose essentiellement deux questions. D’abord, un nouveau gouvernement irlandais est entré en fonction depuis le mois de juin dernier, ce qui pourrait donner lieu à un changement de couleur politique du nouveau commissaire. En effet, Phil Hogan avait été nominé dans le cadre d’un gouvernement dominé par le parti conservateur Fine Gael, parti qui est toujours membre de la coalition au pouvoir mais désormais en tant que partenaire minoritaire.

Ensuite, il n’est pas à exclure qu’un remaniement des périmètres de responsabilité au sein de la Commission soit nécessaire. Il est en effet possible que l’Irlande ne puisse conserver le portefeuille du commerce qu’à condition de proposer une personnalité d’envergure pour remplacer Phil Hogan, ce qui à l’heure actuelle est encore loin d’être acquis.3 Néanmoins, l’équilibre politique défini lors du cycle de nominations de 2019 avait été si difficile à atteindre que sa remise en cause paraît tout aussi délicate.

Précédents : le parallèle avec la Commission Santer et ses limites

Phil Hogan n’est pas le premier à avoir démissionné de son poste de commissaire européen. Parmi les précédents, la crise de la Commission Santer résonne à première vue comme un cas d’école. En mars 1999, l’exécutif européen était très fragilisé par une succession de scandales financiers ayant mis toute l’institution en cause. Deux commissaires étaient initialement particulièrement visés par la controverse, mais le président Santer étant impuissant à forcer leur démission, les critiques ont fini par être généralisées à l’ensemble du collège.

En partie pour remédier à ce problème, le traité de Nice, en renforçant les pouvoirs du président de la Commission européenne4, puis le traité de Lisbonne ont fait évoluer les procédures et permis au président d’imposer le départ d’un commissaire5. Par mesure de précaution, Romano Prodi avait même demandé à chaque commissaire de lui remettre une lettre de démission vierge en début de mandat.6

Si la Commission Santer était handicapée depuis le départ par les circonstances peu favorables de sa nomination7, c’est une crise interinstitutionnelle relative à des affaires de clientélisme et de mauvaise gestion financière qui avait entraîné la chute du collège des commissaires. En refusant de voter la décharge du budget européen de l’année 1996, le Parlement européen avait initié un long conflit ouvert avec la Commission débouchant sur une série d’enquêtes internes. Cette confrontation avait finalement mis la Commission dans une position intenable poussant l’ensemble du collège des commissaires à démissionner sous la menace d’une motion de censure devenue inévitable.8

Cette séquence a eu d’importantes conséquences sur le fonctionnement interne de la Commission européenne. Elle a notamment été à l’origine des vagues de réformes administratives controversées menées de façon fragmentaire depuis les années 2000. L’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) a par ailleurs été créé en réponse directe à cette affaire et mettra le commissaire John Dalli en cause en 2012 dans ce qui sera l’unique précédent de démission individuelle d’un commissaire.9

La crise Santer n’est donc pas comparable sur le plan institutionnel à la situation actuelle qui relève d’un cas isolé et indépendant des activités de la Commission. Elle n’en demeure pas moins politiquement révélatrice. La pression exercée par l’affaire Hogan en période sensible de résurgence épidémique a sans nul doute fait planer le spectre d’une « contagion » politique à l’ensemble de la Commission. En coupant court aux polémiques, la présidente von der Leyen a fait le choix de ne pas menacer le capital politique du collège pour protéger le commissaire irlandais. 

Il est compréhensible que la présidente de la Commission ne se soit pas acharnée à défendre Phil Hogan dans la mesure où celui-ci avait notamment fait montre d’une ambiguïté inopportune quant à son intention de mettre un terme à son mandat de commissaire pour briguer, en juin dernier, la présidence de l’Organisation mondiale du commerce. Cet épisode avait créé une certaine confusion au sein du Berlaymont.10

S’il n’est pas évident que la négligence du commissaire constitue une faute à l’égard du Code de conduite des membres de la Commission, l’absence de réaction politique aurait donné le dangereux sentiment d’un passe-droit par rapport aux citoyens européens, au risque d’engendrer une crise politique plus significative.

Affaire politique irlandaise ou européenne ?

Une différence notable dans cette affaire par rapport aux crises institutionnelles passées est l’interconnexion entre politique intérieure et espace politique européen. Bien que l’éthique commandée par le respect des mesures sanitaires du Covid-19 s’applique aux quatre coins de l’Union, l’affaire Hogan est partie d’une controverse propre à la vie politique irlandaise qui s’est très rapidement propagée au-delà. Si les responsables politiques nationaux n’ont pas le pouvoir de destituer un commissaire européen, il est fort probable que la pression venue de Dublin a influencé le sort du commissaire Hogan. Elle a aussi très certainement facilité la décision d’Ursula von der Leyen qui ne prenait ainsi pas le risque de froisser un État membre.11

Cette évolution peut dès lors s’apparenter soit à un accroissement de l’influence des dynamiques propres au champ politique national sur l’espace européen, soit à une normalisation de la responsabilité politique des plus hauts responsables des institutions européennes. Toujours est-il que les commissaires européens sont censés être hors de portée des controverses de politique interne. Cette perméabilité qu’illustre le « précédent Hogan » constitue donc un signal faible d’un nouvel ordre dont il faudra analyser les effets à long terme.

Sources
  1. Phil Hogan’s resignation delivers latest casualty in a major political controversy”, The Irish Times, 27 août 2020.
  2. Irish minister resigns over golf dinner that flouted Covid-19 rules”, The Guardian, 21 août 2020.
  3. Why Phil Hogan (eventually) had to go”, Politico, 27 août 2020.
  4. Celui-ci pouvait alors forcer un commissaire à la démission en réunissant une majorité simple de la Commission.
  5. Brack, N., & Costa, O. (2017). Le fonctionnement de l’union européenne 3ed revue et augmentée (Ublire) (French Edition). UNIV BRUXELLES.
  6. Id.
  7. La crise de la Commission européenne, Événements historiques de la construction européenne (1945-2014), CVCE.EU
  8. Une première motion de censure avait été rejetée à une courte majorité.
  9. QUATREMER Jean, « Le « golfgate » emporte Phil Hogan, le commissaire européen au Commerce », Libération, 27 août 2020.
  10. Hogan under pressure to decide on WTO candidacy”, Politico, 17 juin 2020.
  11. Pressure builds on EU trade chief Hogan to quit over golf scandal”, Politico, 23 août 2020.