Un monde sans confins

Sous confinement et post-confinement, le monde est sans confins. Sur les réseaux sociaux, les discours eschatologiques de fin du monde s’insèrent dans ce paysage mental collectif désolé.

Tout le monde peut mourir du Covid-19, d’où qu’il soit, quel que soit son âge. Cette communauté de destin avec la jeunesse du monde entier, la jeunesse des générations précédentes ne l’a pas vécue (les «  boomers  » étaient issus des pays industrialisés du bloc de l’Ouest). La distorsion scalaire de l’espace de crise est inédite. Au «  penser global, agir local  », la crise a substitué un abrupt : «  tout le monde est chez soi  ». Des toits plats de la Casbah d’Alger au balconnet parisien, le confinement concerne plus de la moitié de la planète. Les réseaux sociaux abondent d’images d’enfants et de jeunes du monde entier qui vivent à leur manière le confinement. Cet emboitement crée une sensation encore plus oppressante d’enfermement.

Les télécommunications à des fins personnelles ou professionnelles ont lieu presque exclusivement en ligne. Cela met au jour les inégalités en terme d’équipement mais aussi de maîtrise du numérique. En se prenant un selfie confinés chez aux, les adolescents  de la planète ont crée en quelques semaines un état de transparence totale. Les inégalités matérielles à échelle planétaire sont exposées à tous. Le Coronavirus enfante la première génération de jeunes qui n’entretiennent plus l’illusion du lointain (rêve américain ou européen, stéréotypes fantasmagoriques des pays chauds). Pour les jeunes, le monde n’est plus le terrain escarpé des aventures possibles mais une surface plane où tout le monde est identique, masqué, confiné, quand bien même les mesures de quarantaine collective sont levées par les gouvernements.

L’écran cellulaire

Avec le confinement, les enfants ont été ou sont témoins ou victimes des violences domestiques, et dans le meilleur des cas, ils subissent les discussions et règlements de compte stériles des adultes configurés  «  en couple  », cela sans échappatoire possible. De plus, la fréquentation intense des messageries en ligne exacerbe les comportements agressifs : la conversation asynchrone en ligne est donc un terrain dangereux du point de vue interactionnel. Le temps différé alimente l’aspect agressif des échanges polémiques et rend plus difficile la tentative d’arriver à un consensus. Le cyber-harcelement est patent en période de pandémie. Les jeunes, qui possèdent des terminaux numériques, sont ainsi partie prenante d’une nouvelle forme de violence sociale sans interruption. Chantages sexuels à la webcam, comptes «  ficha  », autres intimidations et humiliations…tout cela sur un nombre croissant de sites : Facebook, Instagram, YouTube, Twitter, TikTok, Snapchat. La lucarne du plus petit écran est une cellule plus qu’un espace de liberté. Au Havre, une jeune fille de 16 ans est morte après s’être défenestrée mercredi 1er avril : « elle a été victime de harcèlement sur YouTube, Snapchat et TikTok, j’en suis certaine. Des photos ont circulé. Je sais bien qu’elle n’est pas la seule à avoir vécu ça. », avait confié la mère de la jeune fille au site local d’infos Actu76.1

Les plus jeunes ne sont pas épargné.e.s par la problématique du harcèlement en ligne. Selon l’UNICEF, « des millions d’enfants sont exposés à des risques accrus alors que leur vie se déroule de plus en plus sur Internet en raison du confinement imposé dans le cadre de la pandémie de COVID-19. […] L’accroissement du temps passé en ligne et l’absence de structuration de celui-ci peuvent les exposer à des contenus potentiellement néfastes et violents, ainsi qu’à un plus grand risque de cyber-harcèlement ».2

Le gel des activités sociales à l’air libre (IRL) aura probablement pour effet une forte demande de sociabilité de la part des moins de vingt-cinq ans, génération dite des «  millennials  » née avec un smartphone entre les mains. Ce climat d’aggressivité dilate la vigilance des jeunes vis-à-vis des fausses informations sur les plateformes en ligne (Tik Tok, Snapchat et Youtube étant les plus grands pourvoyeurs d’infox). L’obsession la plus prégnante visible depuis les comptes Twitter des 15-25 ans est le traçage numérique par les gouvernements. Tout partage d’articles de presse sur la mise en place éventuelle de dispositifs numériques de gestion des déplacements des individus pendant le confinement est accompagné d’un discours émotionnel. Sur son blog, Facebook affirme avoir étiqueté 50 millions de contenus comme étant de la désinformation pour le seul mois d’avril.

Ni école ni travail ?

La classe virtuelle, dispositif d’urgence de garantie d’une continuité pédagogique, a fait apparaître en creux le rôle indispensable de l’institution scolaire, de la maternelle au doctorat, comme creuset de la vie sociale. Le confinement en milieu familial a exacerbé les carences culturelles et affectives. Cela se vérifie tout au long du parcours scolaire, y compris à l’université. « Un cours est une représentation théâtrale : il ne s’agit aucunement de clamer des vérités académiques et scientifiques, ni de lire sans vie un cours. L’universitaire doit séduire et intéresser pour transmettre. Son regard doit détecter l’inattention de son auditoire. Nombre d’étudiants ont la croyance qu’il existe un écran invisible entre l’enseignant et eux. N’en faites pas une réalité qui détruira l’université. », écrit dans Le Monde un collectif d’universitaires3. A vingt ans, on se demande comment se construire soi, comment construire un monde (action politique). On ne devient soi, on n’existe que dans l’intersubjectif. Le foyer domestique n’est pas un monde. L’université en est un.

L’action en société associative ou politique, se situe très précisément à la croisée de la trajectoire individuelle autonome et du plan commun. Le défi pour les jeunes en post-confinement est de parvenir à continuer d’articuler la singularité (l’indépendance individuelle) et la solidarité (l’interdépendance collective) en dépit de la conjoncture qui les laisse peu entrevoir l’avenir. L’Association pour l’emploi des cadres (Apec) a constaté fin avril une chute de 69 % du nombre d’offres d’emploi pour les jeunes diplômés, contre 62 % pour les cadres. La pérennité de leurs emplois est aussi menacée quand on sait que 31 % des diplômés de 2018 sont actuellement en CDD ou en intérim.