Washington. Pendant sa campagne et pendant sa présidence, Donald Trump a fait des réseaux sociaux son outil de communication privilégié pour s’adresser aux Américains et au monde.1 Plusieurs voix s’étaient déjà élevées dans le camp démocrate pour demander à Twitter de censurer le compte du président : en octobre 2019, l’ancienne candidate aux primaires démocrates, Kamala Harris, avait adressé en ce sens une lettre ouverte au PDG de Twitter Jack Dorsey, arguant que Trump violait les règles de Twitter contre le harcèlement en ligne, mais l’entreprise s’était jusque là refusée à toute modération.2
Le 26 mai, Twitter a choisi pour la première fois de fact-checker directement le Président américain en ajoutant à deux de ses tweets sur le vote par correspondance une note de bas de tweet – Get the facts about mail-in-ballots – renvoyant à des textes plus longs qui démentent les affirmations présidentielles. Jusqu’alors, la « jurisprudence Trump » de Twitter les conduisait à ne jamais intervenir sur le contenu publié par le président américain, justifiant leur décision par l’intérêt public des tweets. Or le 29 mai, Twitter est allé plus loin. La plateforme a apposé un message préalable à la lecture d’un tweet de Donald Trump sur les émeutes urbaines qui ont suivi la mort de George Floyd, indiquant que le tweet « enfreint les règles de Twitter relatives à la glorification de la violence ».3
Entre les actions de Twitter et de Snapchat le 4 juin4, les plateformes de réseaux sociaux s’éloignent d’un paradigme maximaliste fondé sur une dualité maintien / retrait, et déploient un plus large éventail de mesures pour faire appliquer leur règlement. Il serait cependant faux de présenter les plateformes de réseaux sociaux comme un ensemble uni entrant en confrontation avec le président américain : Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, a quant à lui pris la décision de conserver le contenu en question et a déclaré après un appel téléphonique avec le président que « Facebook ne doit pas être l’arbitre de la vérité de tout ce que les gens disent ».5
Selon la loi américaine, les plateformes de réseaux sociaux sont soumises à très peu d’obligations en terme de modération de contenu. La section 230 du Communications Decency Act (CDA) de 1996, qui fixe le statut juridique de ces plateformes, précise qu’elles constituent des hébergeurs, et non pas des éditeurs. De ce fait, deux provisions de la section 230 régissent encore aujourd’hui les obligations – ou plutôt l’absence d’obligations – en terme de modération. Puisque ces plateformes sont considérées comme des intermédiaires en charge de fournir un accès, elles ne peuvent pas être considérées comme responsables du discours qui est tenu sur les plateformes et n’ont donc aucune obligation de modération. De plus, dans l’éventualité où elles décideraient de mettre en place une forme de modération, elles ne perdraient pas l’immunité qui leur est garantie, tant qu’elles agissent de bonne foi. Ces plateformes, en tant qu’entités de droit privé, ne sont pas soumises aux obligations de protection de la liberté d’expression du Premier Amendement de la Constitution américaine.
En réponse aux actions de Twitter, le président américain a signé fin mai un décret qui menace les plateformes – et plus spécifiquement Twitter – sur le plan financier et juridique. Afin de remettre en cause l’immunité garantie par la section 230, l’idée est de formuler une plainte auprès de la FTC (Federal Trade Commission) contre la partialité des plateformes. La FTC pourrait ensuite notifier la Federal Communications Commission (FCC) pour déterminer si la plateforme agit toujours selon la disposition de la section 230 qui requiert leur « bonne foi ». Cela reviendrait à laisser la FCC décider si les plateformes de réseaux sociaux sont autorisées ou non à conserver leur immunité.6
Le député démocrate Ron Wyden, un des architectes du CDA, s’est publiquement exprimé pour dire que le décret allait à l’encontre de l’esprit de la loi en vigueur, une opinion qui semble faire consensus dans le monde juridique. Les pressions juridiques initiées dans le décret semblent alors avoir peu de chances d’aboutir. Cependant, elles s’inscrivent dans une série d’attaques qui visent à réduire la marge de manœuvre des grandes plateformes. Des démocrates comme Joe Biden se sont prononcés en faveur de davantage de régulation des contenus, tandis que certains républicains comme Ted Cruz ou Josh Hawley ont à plusieurs reprises critiqués ce qu’ils perçoivent comme une censure politique dirigée contre les conservateurs. Les plateformes de réseaux sociaux disposent ainsi de peu de soutien politique à Washington, dans le camp démocrate comme dans le camp républicain. Ainsi, si le seul décret de Donald Trump a peu de chances d’aboutir, il pourrait signaler un pas supplémentaire vers une remise en cause plus globale du statut des plateformes de réseaux sociaux, ce qui risquerait de modifier en profondeur la manière dont leurs utilisateurs s’expriment ou s’informent.
La réaction de Trump s’explique aussi à l’aune des enjeux sous-jacents aux décisions des plateformes : dans une Amérique en crise et à l’approche des élections de novembre 2020, la maîtrise de la communication présidentielle est plus que jamais essentielle.
Sources
- The Twitter Presidency, The New York Times, 2 novembre 2019
- FEINER Lauren, Kamala Harris asks Twitter CEO Jack Dorsey to consider suspending Trump’s account, CNBC, 2 octobre 2019
- CONGER Kate, Twitter Had Been Drawing a Line for Months When Trump Crossed It, The New York Times, 30 mai 2020
- HA Anthony, Snapchat says it won’t promote Trump, Techcrunch, 4 juin 2020
- While Twitter Confronts Trump, Zuckerberg Keeps Facebook Out of It, The New York Times, 29 mai 2020
- DUFFIELD Will, Can Trump Rewrite the Law to Go After Twitter By Decree ?, National Interest, 31 mai 2020