La voie de sortie (« La ida »)

Le 24 avril 2020, le ministère argentin des affaires étrangères, du commerce international et du culte a publié un communiqué de presse informant de sa décision de suspendre sa participation aux négociations des accords commerciaux en cours et aux futures négociations du bloc Mercosur avec le Canada, la Corée du Sud, Singapour et le Liban en raison de « l’incertitude internationale et de la situation même de l’économie »1. Cette décision n’aura pas d’incidence sur les accords de l’Union européenne et de l’Association européenne de libre-échange (AELE). La nouvelle a été accueillie favorablement par son homologue européen qui, par l’intermédiaire de son porte-parole pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a réaffirmé « l’engagement continu de l’Argentine envers l’accord d’association entre l’Union européenne et le Mercosur »2.

Cette décision se justifie non seulement par la fin des négociations entre les deux blocs le 28 juin 2019, mais surtout par la relation historique fondée sur des principes et des valeurs communs. L’Union européenne a exercé une forte influence normative sur l’institutionnalité du Mercosur, sans être le seul modèle extérieur que les pays d’Amérique latine ont essayé de suivre au cours des dernières décennies. Bien que ces négociations aient été conclues, l’accord est toujours en attente de ratification par les parties.

Même si la sortie de l’Argentine des négociations actuelles n’est pas définitive, elle confirme une image sombre en termes de leadership régional. L’une des raisons invoquées par le Ministère des affaires étrangères était l’impact important de la crise sanitaire actuelle. Contrairement à l’administration de Mauricio Macri, qui en 2018 a degradé le ministère de la santé au rang de secrétariat au sein du Ministère du développement social, Alberto Fernández a annoncé le 18 mars 2020 que le pays allait construire huit hôpitaux d’urgence pour lutter contre le COVID-19 et a publié un plan opérationnel conforme aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les mesures importantes de soutien économique aux systèmes de protection sociale et de sauvetage des petites et moyennes entreprises aggravent le scénario économique déjà complexe avec lequel le pays est entré dans cette crise3

Cependant, pourquoi, si l’Argentine a défendu la coopération à de nombreuses reprises, s’est-elle retirée des nouvelles négociations du Mercosur ? Qu’est-ce qui a provoqué un changement de vision de ses élites politiques lorsque, fin mars, Jorge Neme, secrétaire aux relations économiques internationales du ministère des affaires étrangères, a déclaré, qu’« il est temps d’éliminer tous les obstacles inutiles au commerce international et de réaffirmer le rôle crucial du système commercial multilatéral règlementé et d’adopter de nouvelles mesures et politiques » ?4.

La réponse de Buenos Aires peut être liée à un positionnement précoce vis-à-vis de la Chine dans cette crise, préservant les intérêts économiques avec l’Europe et sachant que l’Occident cherchera à renforcer l’Inde et le Japon pour contenir la Chine, comme le suggère Juan Tokatlian5

La Chine est un important importateur de matières premières, un investisseur direct et un fournisseur de crédit aux économies d’Amérique latine et des Caraïbes, principalement à l’Argentine, au Brésil, à l’Équateur et au Venezuela. Elle est la deuxième destination des exportations argentines, représentant 75 % des exportations de viande6. Toutefois, du point de vue de l’alignement politique, et bien que la Chine soit le principal partenaire commercial du Brésil, la proximité politique avec le gouvernement Fernandez est plus claire. 

Si l’on ajoute à cela le fait que, le 13 avril dernier, un envoi d’aide humanitaire est arrivé en Argentine en provenance de ce pays asiatique avec des dons de matériel médical pour faire face au COVID-19, cela pourrait expliquer dans une certaine mesure la réaffirmation d’une position pro-chinoise lors de la réunion virtuelle des coordinateurs nationaux du Mercosur en avril dernier. 

Le don par les chinois de masques de protection, de combinaisons, de thermomètres, de gants et de chaussures à usage médical s’est accompagné d’un message politique important non seulement pour l’Argentine mais aussi pour la région : « Que les frères soient unis parce que c’est la loi première. Ayez une véritable union, quelle que soit l’époque »7.

Le retour en arrière (« La vuelta ») 

Depuis les années 1950, Raúl Prebisch8 avait fait valoir que l’Amérique latine manquait d’une véritable autonomie et que son évolution et son développement économiques dépendaient de facteurs externes et, plus précisément, des événements et des politiques des pays développés. Cette vision de la dépendance est historique et, en temps de crise comme celle que nous vivons actuellement, elle réaffirme que c’est précisément là que se situent certaines des principales différences entre l’Amérique latine et d’autres régions du Sud global comme l’Asie9

En ce qui concerne le Mercosur, les priorités de la coopération extra-régionale par rapport à son statut de bénéficiaire sont énoncées dans la décision CMC n° 23/14. Bien que ce document précise les domaines prioritaires d’accueil de la coopération, il ne précise pas les priorités de la coopération offerte par le bloc pour soutenir le développement d’autres pays, ce qui pourrait expliquer le peu d’actions entreprises par le Mercosur dans le domaine multilatéral, avec des résultats très limités au niveau des accords préférentiels, conditionnés dans de nombreux cas par les intérêts brésiliens. Cela signifie que, bien que les accords soient proposés et acceptés par tous les États membres, le Brésil a tendance à « s’imposer » pour favoriser ses intérêts commerciaux10. L’analyse des échanges commerciaux bilatéraux par pays révèle que le Brésil est le membre le plus important du Mercosur dans les relations avec la Corée, suivi de l’Argentine, de l’Uruguay et du Paraguay.

C’est pourquoi le 7 mai, quelques jours après avoir annoncé sa décision d’abandonner les négociations, l’Argentine a clarifié sa position lors d’une nouvelle vidéoconférence des coordinateurs nationaux du Mercosur. Conscient de ses inconvénients commerciaux dans un accord avec la Corée du Sud, le côté conflictuel de ces négociations, le pays a demandé cette fois que « la négociation envisage une plus grande articulation entre l’accès aux marchandises, où la nation asiatique est puissante, et l’agriculture »11.

Le Mercosur applique des droits de douane plus élevés sur les produits manufacturés importés, tandis que la Corée applique des droits de douane plus élevés sur les importations agricoles. Cette caractéristique est donc devenue un sérieux obstacle car c’est dans l’agriculture que les pays d’Amérique du Sud sont comparativement les meilleurs. 

Les nouvelles conditions de l’Argentine doivent être approuvées le 12 mai par les représentants des États membres du Mercosur afin de poursuivre les négociations. D’ici là, le pays a fait un demi-tour dans sa position, ratifiant sa volonté de « continuer à s’asseoir à la table des négociations avec Singapour, le Canada, le Liban, l’Inde et Israël »12.

Bien que chaque pays du continent privilégie les blocs d’intégration régionale qui répondent le mieux à ses priorités nationales, la résolution à moyen et long terme à cette crise sanitaire, économique et sociale nécessitera des efforts conjoints, des réponses partagées et la priorisation de l’apprentissage entre pairs. La réactivation du Fonds de convergence structurelle du Mercosur (FOCEM) est une première étape pour soutenir la recherche scientifique contre le COVID-19, mais elle ne devrait pas être la seule.

Perspectives  :

  • Comme le suggèrent de nombreux experts, cette crise est survenue à un moment où la confiance dans la mondialisation et le multilatéralisme en tant qu’outils de développement se détériorait depuis plus de dix ans. L’Amérique latine a connu une certaine stagnation de ses taux de croissance annuels, ce qui permet de prévoir une baisse du PIB d’au moins 1,8 %. L’impact final dépendra des mesures prises aux niveaux national, régional et mondial13. Le rôle de la coopération internationale est essentiel pour coordonner la réponse à l’urgence sanitaire, mobiliser des ressources financières et fournir une assistance financière aux pays qui en ont le plus besoin14
Sources
  1. Ministerio de Relaciones Exteriores, Comercio Internacional y Culto, El Gobierno argentino y el Mercosur. Información para la Prensa N° : 083/20, 24 avril 2020.
  2. Union européenne, Argentina : Declaración del Portavoz sobre el compromiso de continuar las negociaciones sobre el Acuerdo de Asociación UE-Mercosur, 28 avril 2020.
  3. Le gouvernement Fernandez espérait conclure les renégociations de la dette avec les créanciers étrangers avant la fin du mois de mars, mais cela fut retardé en raison de l’instabilité des marchés financiers. Dans ce scénario, l’Argentine continue d’accumuler des dettes après que la Banque mondiale ait annoncé le 25 mars qu’elle lui prêterait 300 millions de dollars en concept de fonds d’urgence.
  4. NEME Jorge, Tweet du 31 mars 2020.
  5. FONTEVECCHIA Jorge, Juan Tokatlian : “Se percibe un vacío de liderazgo en Latinoamérica”, Perfil, 1 mai 2020.
  6. Organisation de coopération et de développement économiques, OECD, COVID-19 in Latin America and the Caribbean, Paris, 29 avril 2020.
  7. Cette phrase est tirée de l’œuvre littéraire « El Gaucho Martín Fierro », un poème écrit par José Hernández en 1872, ouvrage sélectionné comme livre national de l’Argentine. D’un point de vue diplomatique, la Chine démontre la connaissance de l’histoire et de l’identité argentines. Cette analyse utilise les comparaisons « La ida » et « La vuelta » tirées de l’œuvre de José Hernández pour évoquer le rétropédalage de l’Argentine vis-à-vis des négociations des accords de libre-échange. 
  8. Raúl Prebisch, secrétaire exécutif de la CEPALC entre 1950 et 1963, est l’auteur de l’approche centre-périphérie pour comprendre le développement. La vision de Prebisch a été cruciale pour l’union des pays du Sud et la création du Groupe des 77 (G-77). Prebisch affirmait que les échanges commerciaux étaient basés sur une division internationale du travail dans laquelle le centre exporte des biens industriels et concentre les avantages du progrès technique. La périphérie, en revanche, s’est spécialisée dans l’exportation de matières premières et de produits agricoles, ce qui explique les différences marquées entre les niveaux de vie du centre et de la périphérie.
  9. GUERRA RONDÓN Lianne (2020), Brasil, Colombia, Venezuela y Cuba : un estudio transversal de las identidades, los intereses y los valores de los donantes de la cooperación Sur-Sur, [Thèse], (p. 126).
  10. GUERRA RONDÓN Lianne (2020), Brasil, Colombia, Venezuela y Cuba : un estudio transversal de las identidades, los intereses y los valores de los donantes de la cooperación Sur-Sur, [Thèse], (p. 161).
  11. BELDYK Mariano, Mercosur : qué propuso la Argentina a sus socios para seguir en la mesa de negociación, Perfil, 8 mai 2020.
  12. BELDYK Mariano, Mercosur : qué propuso la Argentina a sus socios para seguir en la mesa de negociación, Perfil, 8 mai 2020.
  13. Nations Unies (2020), Informe Especial COVID-19. No. 1, Santiago, (p.5).
  14. Organisation de coopération et de développement économiques, OECD, COVID-19 in Latin America and the Caribbean, Paris, 29 avril 2020.