Quels sont les enjeux majeurs de politique interne en Suisse actuellement ?
Comme tous les pays, la Confédération suisse fait face à différents enjeux politiques. Actuellement, la crise sanitaire due au coronavirus est au centre de ses préoccupations qui sont d’ailleurs partagées à l’échelle mondiale. En ce qui concerne la politique intérieure, l’un des sujets de longue date est la réforme du système des retraites. Enfin, consolider et soigner des relations étroites avec les pays frontaliers (que sont l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Italie et le Liechtenstein) est d’une importance constante pour la Suisse.
Pour comprendre la politique suisse il faut savoir qu’elle a un système de démocratie semi-directe. A côté de nos deux chambres parlementaires, les instruments de démocratie directe, à savoir l’initiative populaire et le référendum, offrent l’opportunité aux citoyens suisses de se prononcer sur une large gamme de questions politiques.
Comment l’amitié franco-suisse prend-elle actuellement forme sur le plan politique et culturel, et quelles sont les perspectives communes ? Quels sont les points de convergence et de divergence entre les politiques suisse et française ?
Les relations entre la Suisse et la France sont historiques, riches et intenses et se sont continuellement renforcées à tous les niveaux : politique, économique, social et culturel. A commencer par le niveau humain, elles se caractérisent par la présence de fortes communautés de nos citoyens de l’autre côté de la frontière : plus de 200 000 suisses résident en France et 180 000 français en Suisse.
Au niveau politique, cette relation se traduit par un échange diplomatique constant. Notre relation bilatérale est d’ailleurs façonnée par de nombreux traités bilatéraux ainsi que par des accords entre la Suisse et l’Union européenne. Les quelques 600 kilomètres de frontières, une longue histoire de voisinage ainsi qu‘une langue commune alimentent une étroite coopération culturelle.
Sur le plan économique, la France est le quatrième partenaire de la Suisse au niveau mondial et le troisième partenaire au niveau européen. Les investissements directs à l’étranger (IDE) des entreprises suisses en France et des entreprises françaises en Suisse augmentent. On compte aujourd’hui 1 900 entreprises suisses implantées en France qui emploient 140 000 personnes résidant en France. À cela, s’ajoutent 170 000 frontaliers français venant, chaque semaine, travailler sur le territoire de la Confédération suisse.
Toutefois, nos relations se prolongent sur d’autres secteurs tel l’éducation, la recherche et l’innovation. La Suisse et la France y coopèrent au niveau bilatéral ainsi qu’à travers les organisations de recherche européennes (CERN, Agence spatiale européenne, etc.). Dans le domaine multilatéral, nous partageons par ailleurs l’intérêt pour développer la Genève internationale, siège européen de l’ONU et de beaucoup d’organisations internationales et non-gouvernementales.
Quelle est l’importance des dossiers transfrontaliers dans les relations franco-suisses ?
Les dossiers partagés entre la France et la Suisse sont nombreux. Pour rebondir sur Genève et la région du Grand Genève, j’aimerais évoquer comme exemple concret le développement du Léman Express qui constitue le premier R.E.R. transfrontalier entre nos deux pays. Cette ligne est un lien ferroviaire entre Genève et Annemasse en Haute-Savoie, mise en service en décembre 2019, qui permet de connecter 45 gares sur 230 kilomètres.
De quelle manière la Suisse réussit-elle à garantir son principe de neutralité dans un contexte géopolitique dans lequel il semble de plus en plus difficile de ne pas prendre parti (disparition des frontières, tensions commerciales, etc.) ?
L’Histoire a conduit la Suisse à choisir de rester en dehors de conflits. Le droit et la politique de la neutralité constituent un principe clé de la politique extérieure et de sécurité de la Confédération.
Toutefois neutralité ne signifie pas indifférence. La Suisse a une longue tradition humanitaire et s’engage fortement dans la promotion de la paix, ce que l’on peut appeler une neutralité active. Elle est le berceau du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qu’elle soutient depuis sa fondation par Henri Dunant.
A la base de la neutralité était la volonté politique du peuple suisse de vivre ensemble malgré l’existence de plusieurs cultures, plusieurs langues et plusieurs religions dans un seul pays. Pour garantir la cohésion à l’intérieur, il a fallu des mécanismes de protection des minorités ; pour garantir la sécurité et l’indépendance vis-à-vis l’extérieur, on s’est basé sur la neutralité.
Le fédéralisme suisse est parfois pris comme modèle pour construire un nouveau projet européen (thèse de Guy Mettan), notamment pour son usage des votations et du principe de subsidiarité. Ce système pourrait-il servir de modèle à l’UE ?
La Suisse est effectivement un État fédéral répartissant les pouvoirs législatif et exécutif entre l’État central, les cantons et les communes. Le pouvoir judiciaire est, quant à lui, réparti entre l’État central et les cantons. Ce fédéralisme contribue également à la cohésion d’une nation qui, comme je l’évoquais, se distingue par sa diversité culturelle, linguistique et religieuse.
Ce modèle s’est développé progressivement au fil de l’Histoire de la Suisse. Les cantons se sont d’abord regroupés pour former une fédération, puis, plus tard, pour la Confédération suisse. Il est vrai que notre système fonctionne très bien.
Cependant, nous n’avons aucun conseil à donner à l’Union européenne sur la manière dont elle doit fonctionner ou s’organiser.
La nouvelle Commission européenne semble vouloir parvenir à un accord-cadre au plus vite, alors que certaines questions persistent (équivalence boursière, appareils médicaux). À cet égard, comment voyez-vous le futur des relations entre la Suisse et l’UE ? Quel est le calendrier attendu pour cet accord et quelles sont les attentes de la Confédération suisse (volet social, libre circulation, etc.) ? Le consensus est-il encore trouvable ?
Nous travaillons effectivement à la conclusion d’un accord institutionnel entre l’Union européenne et la Suisse qui chapeauterait les accords bilatéraux de base, comme par exemple ceux sur la libre circulation des personnes, le transport aérien ou le transport terrestre. Actuellement, du point de vue suisse, quelques clarifications sont encore nécessaires pour qu’un tel accord institutionnel puisse trouver le soutien de la population suisse qui – selon le système de démocratie directe – pourra se prononcer par vote.
Ces derniers temps, le canal de communication mis en place par la Suisse a été intensivement utilisé par la Maison Blanche et les dirigeants iraniens pour des échanges constructifs, que les responsables des deux camps ont décrits comme plus pragmatiques en comparaison de la rhétorique belliqueuse employée publiquement par leurs politiciens respectifs. Pourriez-vous, sur la base de votre expérience, expliquer comment ces canaux diplomatiques fonctionnent ? Quelles compétences se révèlent cruciales dans le cadre de ces échanges ? La Suisse, en plus de maintenir ces relais, est-elle à l’initiative de mesures davantage proactives ?
Chaque mandat de protection est différent et unique. L’institut de puissance protectrice permet de maintenir un minimum d’échanges entre deux gouvernements qui ont rompu leurs relations diplomatiques. En Iran, la Suisse représente les intérêts des Etats-Unis depuis la rupture de leurs relations diplomatiques après la révolution de 1979, et ceci au niveau consulaire et diplomatique.
Le mandat de protection en Iran est l’un des plus complets : La Suisse fournit des services consulaires aux ressortissants américains présents en Iran – à l’exception de l’octroi de visas. Au niveau diplomatique, elle offre un canal confidentiel pour maintenir un minimum de communication entre les deux gouvernements qui ne se parlent plus directement.
Lorsque j’étais Ambassadrice de Suisse en Iran, le mandat de protection a par exemple permis d’assister et finalement de libérer trois prisonniers américains, incarcérés pendant deux ans. Il a d’abord fallu confirmer leur détention, puis vérifier leur état de santé et leurs conditions de vie. Ce type de situation est très sensible et même si l’interlocuteur principal est le Département d’État américain, l’intérêt peut remonter jusqu’à la Maison Blanche dans ces cas.
En 2008, la Suisse a été invitée par les principales parties prenantes au dossier nucléaire à lancer les pourparlers de Genève, parallèlement à son mandat de protection. Cette implication s’est traduite par une forte sensibilisation et une expertise diplomatique suisse importante. Compte tenu de l’état actuel du JCPOA et de la récente activation par le groupe des 3 du mécanisme de résolution des différends (JCPOAs Dispute Resolution Mechanism), la Suisse pourrait-elle être à l’origine d’une nouvelle initiative de ce type ? Si oui, quels obstacles sont les plus importants à surmonter ?
La Suisse est toujours à disposition des parties pour contribuer à la résolution d’un conflit. Bien entendu, la Suisse ne s’impose pas, mais elle reste disposée à faciliter l’avancée de tous les dossiers. Et c’est effectivement ce qu’elle a fait dans le cadre du soutien au JCPOA. Dans la longue gestation d’un accord sur le nucléaire iranien, j’étais impliquée, dès 2008, dans l’organisation des premières rencontres dit « Geneva talks », aujourd’hui un peu oubliés mais qui ont produits des bases du JCPOA.
En conclusion, la Suisse est toujours disponible pour ce type de demande, mais uniquement si elle est sollicitée.
Quelles sont les difficultés liées à cette double responsabilité (responsable des relations bilatérales et responsable d’un mandat de protection) ?
La répartition de mon engagement horaire était variable ; parfois l’engagement pour les intérêts des Etats-Unis était intense et prenant, notamment dans des moments de tensions politiques entre les deux pays. Si l’investissement fluctue au cours du temps, il n’est certainement pas négligeable, qu’il s’agisse de la charge de travail ou de responsabilité.
Pour mener à bien un tel mandat il faut rester neutre, mais aussi il faut connaître les positions des deux Etats concernés – celui que l’on représente et celui dans lequel on réside – et avoir de très bons contacts avec les deux côtés. A cela s’ajoute la nécessité de maintenir une équidistance et de bien identifier et conserver la place que l’on occupe dans ce type d’échanges. Je n’étais donc pas l’Ambassadrice des Etats-Unis, mais la représentante des intérêts des Etats-Unis : la nuance est de taille. Je délivrais les messages des Etats-Unis, sans que la position de mon pays – la Suisse – n’intervienne.
Et, j’en reviens au point que nous évoquions précédemment, c’est cette tradition de la neutralité, qui constitue l’ADN des diplomates suisses, et qui permet, avec un peu d’apprentissage, d’assumer une telle fonction.
Quels sont les espaces de débats et les sources de doctrines en Suisse ? D’où émerge l’innovation politique (revue, think-tank, université, association, etc.) ?
La Suisse repose sur différents espaces de débats. Tout d’abord, l’innovation et le débat sont encouragés dans notre système éducatif de haute qualité, à travers nos écoles et nos universités. Aux côté de la recherche financée par l’Etat, le secteur privé s’y engagent également avec des sommes importantes.
Ensuite, les piliers culturels du pays ont toute leur place : le plurilinguisme des citoyens joue un rôle important puisqu’il leur permet finalement d’avoir accès à plus d’informations, issues de langues et de cultures différentes, pour forger leur opinion.
Enfin, le débat est ancré dans notre système politique. Les citoyens sont directement impliqués dans le processus politique. Et pour participer de manière éclairée à la prise de décision politique, ils doivent nécessairement se renseigner et débattre.