Adrian Vermeule est professeur de droit constitutionnel à l’université d’Harvard. Il a écrit sur un large éventail de sujets qui vont de la légitimité du droit administratif aux théories du constitutionnalisme. Converti, Adrian Vermeule est également l’un des principaux penseurs catholiques des États-Unis, qui défend une transformation programmatique de la relation même entre légalité et politique dans le sillage de la crise du libéralisme juridique. Dans son récent article « Beyond Originalism », publié en mars dans The Atlantic, il propose un programme pour une nouvelle conception sociale et juridique, qui fait débat aux États-Unis.

Cette prise de position, qui tente d’articuler une théorie du « bien commun » et trouve un écho chez des républicains comme le sénateur Marco Rubio, est le signal faible d’une possible redéfinition des droites aux États-Unis.

Dans cet entretien, nous essayons de comprendre quelle vision défend Vermeule, et d’y voir plus clair sur ce « légalisme illibéral » dont il a fait la promotion.

Dans votre récent article intitulé «  Beyond originalism  », vous tentez de dépasser l’approche interprétative la plus importante du droit américain, l’«  originalisme  ». Vous faites notamment allusion au célèbre «  nous sommes tous des originalistes désormais  » de la juge de la Cour suprême Elena Kagan. Selon vous, pourquoi l’originalisme a-t-il triomphé, au moins depuis le lancement de ce concept par Robert Bork, au profit du mouvement juridique conservateur, dans les années 1980 ?

Le véritable titre de l’article est Common-Good Constitutionalism  ; le magazine The Atlantic a simplement utilisé Beyond Originalism comme l’un de ses titres. L’originalisme est devenu populaire parmi les conservateurs juridiques américains comme moyen d’outrepasser la position sociale-démocrate promue par la Warren Court 1, à la faveur de la supposée «  véritable signification  » de la Constitution écrite (en elle-même). En adoptant cette tactique de sola scriptura, faisant primer la «  lettre  » sur l’«  esprit  » de la loi, les juristes américains se sont toutefois coupés de la tradition juridique classique du ius commune et du ius publicum Europaeum, dans ses variantes de common law et de droit civil. 

Dans une perspective historique, cette tradition a influencé les décisions des tribunaux américains jusqu’il y a peu, mais elle est aujourd’hui perdue de vue. Il en est résulté une version du positivisme appauvrie sur le plan intellectuel et moral, qui a été de plus en plus détournée par des libertaires radicaux comme David French, qui ont exploité l’absence de contenu moral substantiel dans la nouvelle méthode. L’article publié est une tentative de dissiper cette amnésie auto-induite et de renouveler l’ancienne tradition.

Le cœur de votre argumentation dans cet article est de défendre ce que vous appelez un «  constitutionnalisme du bien commun  ». De toute évidence, cette idée est en résonance avec une approbation récente du concept afin de relever les défis de la mondialisation et de la montée en puissance de la Chine. Considérez-vous le principe du «  bien commun  » comme une stratégie herméneutique pour les avocats et les juges, ou comme une assise pour définir l’action des  fonctionnaires, indépendamment de leurs engagements partisans ?

Le bien commun est un concept profondément enraciné dans le ius publicum Europaeum, le droit canon, la théologie politique et morale et — ma principale source d’inspiration pour cet article — la tradition de la ragion di stato («  raison d’État  ») dans la théorie politique européenne du début des temps modernes. La célèbre trinité des objectifs de gouvernement identifiés par la ragion di stato était «  la paix, la justice et l’abondance  ». Je crois que nous pouvons développer cette tradition en toute fidélité, à l’époque du coronavirus, en y ajoutant «  la santé et la sécurité  », ceci comprenant également une relation bien ordonnée avec l’environnement et la nature (comme l’exprime l’encyclique Laudato Si). Ces objectifs transcendent les clivages partisans et les divisions politiques habituelles.

Vous mentionnez que Ronald Dworkin, grand constitutionnaliste libéral, a pu défendre une « lecture morale de la constitution ». Au cours des deux derniers siècles, le libéralisme a été systématiquement critiqué pour sa moralité arbitraire intrinsèque. En quoi une « morale du bien commun » diffère-t-elle et comment pourrait-elle transformer notre compréhension du droit public ?

À mon avis, le libéralisme est par essence une élite anti-morale de la rébellion, la célébration implacable d’un sacrement pervers de libération de toutes les contraintes de moralité, de nature et d’autorité juste. De cette façon, le libéralisme déstabilise ses propres communautés de sujets et provoque des contrecoups, sapant finalement sa propre prétention à gouverner. Nous voyons les conséquences tout autour de nous aujourd’hui. Dans ce contexte, la principale valeur intellectuelle de Dworkin est à mon avis négative : il critique l’originalisme comme étant nécessairement basé sur des «  arguments négatifs  », alors même que l’originalisme agit en faveur de leur suppression et les dépasse. Ses propres vues normatives affirmatives, cependant, sont désespérément inadéquates et appauvries, pour la même raison que l’originalisme est appauvri — les deux sont coupés du bien commun. La réponse au libéralisme de Dworkin n’est pas la pseudo-neutralité originaliste, mais la véritable impartialité et l’esprit civique qui accompagnent l’objectivité morale du bien commun.

Vous êtes l’un des plus éminents spécialistes du droit administratif aux États-Unis. Quelle est selon vous la pertinence du rôle de l’État déconcentré dans la poursuite et la légitimation du « bon constitutionnalisme commun », et comment un « exécutif fort », que les libertaires ont pu qualifier « d’illégitime », s’inscrit-il dans ce contexte ?  Parallèlement, pourquoi la tradition catholique serait-elle fondamentale pour transformer les idéaux américains 2 ?

Je suis d’un optimisme prudent quant aux possibilités d’une économie solidaire d’inspiration véritablement catholique aux États-Unis aujourd’hui — non pas comme objectif final, mais comme une situation provisoire qui vaut mieux que le statu quo ante du néolibéralisme bipartisan et implacable. Le principal lieu institutionnel de ce programme devra être l’État administratif, ne serait-ce que faute de mieux. Nous avons tendance à oublier que le New Deal, au cours duquel une grande partie de l’actuel État déconcentré américain a été cimenté, a été en partie inspiré par les principes de l’enseignement social catholique ; dans un important discours de campagne en 1932, Franklin Roosevelt a cité le Quadregesimo Anno de Pie XI et l’a qualifié de «  l’un des documents les plus importants des temps modernes … il est aussi radical que moi  ». Récemment, des décideurs comme le sénateur Marco Rubio ont commencé à dessiner une économie plus humaine, orientée vers le bien commun, s’inspirant explicitement de l’enseignement social catholique. Il reste à voir si cette évolution pourra se poursuivre dans la bonne direction, mais il s’agit en tout cas d’un début encourageant. Cela pourrait tout à fait voir le jour à trois conditions : 1) un principe constitutionnel de solidarité ; 2) raisonnablement sujet à discrétion (la determinatio) ; 3) et la prise de conscience que la question de savoir si et dans quelle mesure ce principe est judiciairement contraignant est de nature institutionnelle.

Une dernière question : nous savons que le succès de l’originalisme réside en partie dans le fait de faciliter la création d’organisations favorisant la reproduction des élites, comme la Société fédéraliste. Imaginez-vous quelque chose de similaire à cette organisation afin de former une nouvelle élite intellectuelle et judiciaire attachée aux principes du « bien commun » pour soutenir votre démarche ?

La Société fédéraliste compte un certain nombre de membres, dont des étudiants, des avocats et des juges, qui sont profondément mécontents de l’originalisme et qui cherchent des alternatives (bien que certains se sentent contraints de le dire publiquement : vous devriez voir ma boîte mail !). C’est pourquoi je pense qu’elle pourrait facilement être «  intégrée de l’intérieur  ». Mais ne leur dites pas que je l’ai dit !

Sources
  1. La Warren Court désigne la période de l’histoire de la Cour suprême des États-Unis pendant laquelle Earl Warren en a été le Chief Justice (1953-1969). 
  2. Adrian Vermeule est converti au catholicisme.