Madrid. Alors que la pandémie de coronavirus atteint son apogée en Espagne, les tensions au sein des forces politiques ébranlent le débat national. Le parti nationaliste d’extrême droite Vox a demandé la suspension du gouvernement de Sánchez, et son remplacement par une commission technique chargée de s’occuper de la crise pandémique. Le Partido Popular (PP) conservateur, soutenu par le groupe de réflexion FAES, a pris ses distances par rapport à toute forme de collaboration avec le gouvernement national, tandis que le nouveau Parti des Verts, Más País de Íñigo Errejón, a demandé la suspension totale de la dette nationale et le lancement d’un nouveau « Plan Marshall » 1.

Indépendamment de la façon dont les choses vont évoluer dans les prochaines semaines ou les prochains mois, la réalité est qu’il est question d’un nouvel ensemble de « pactes de la Moncloa » qui rassemblerait et unifierait la classe politique espagnole, afin de pouvoir faire face à la crise économique et aux risques d’inflation dans la zone européenne. Ces « nouveaux » pactes de la Moncloa font allusion aux « Pactos de la Moncloa » de 1977, dirigés par Adolfo Suarez et son économiste José Luis Leal, pour faire face à la débâcle économique consécutive à la crise pétrolière de 1973, dans le sillage de la transition espagnole vers la démocratie. Ces accords, tels qu’Enric Juliana les a décrit en détail, incluaient autour de la table des négociation du Parti communiste espagnol jusqu’aux rivaux politiques conservateurs post-franquistes de Manuel Fraga 2. Mais le paysage politique était différent à l’époque, et il n’y a aucune raison de penser qu’en raison d’une énorme crise sociale comme celle provoquée par le Covid-19, les nouvelles élites politiques de l’opposition auront les sensibilités nécessaires pour parvenir à un consensus économique, même si nous savons maintenant que jusqu’à 92 % de la société espagnole est favorable à une unité des forces politiques pour une nouvelle restructuration économique. 3

Mais en 1977, la classe politique savait où elle allait et ce qu’elle voulait empêcher. À l’époque de la fragmentation sociale actuelle, ce n’est plus le cas, c’est pourquoi certains partis politiques qui défendaient jusqu’à très récemment une stratégie de «  fédéralisme progressif  » (les régions autonomes d’État), sont maintenant favorables à la consolidation d’un exécutif national fort. C’est aussi pourquoi Vox a d’abord voulu déclarer un «  état d’urgence  » prolongé, mais veut maintenant le suspendre et revenir à la «  normalité  », même si le pays est loin d’en être capable. De plus, dans le cas de l’Espagne, le souvenir de la crise économique et de régime de 2008 est très présente. Beaucoup pensent au précédent de la Grèce après le référendum, dans un nouveau contexte où Donald J. Trump a clairement indiqué que l’abandon de l’intégration européenne n’était pas une priorité pour lui.

Ce qui est ironique dans le cas de l’Espagne, c’est que pendant la crise de l’après-2008, la gauche était extrêmement critique à l’égard de la transition vers la démocratie de 1977-78. Mais ce mois-ci, des dirigeants comme Pablo Iglesias sont devenus les plus grands défenseurs de cette même Constitution de 1978, notamment concernant le réajustement fiscal pour l’organisation de la protection sociale de l’État 4. Bien sûr, c’est sur la question fiscale que les choses deviennent plus confuses. Dans quelle mesure une restructuration du déficit fiscal, peut-elle encore être conçue aujourd’hui dans le cadre des paramètres classiques du keynésianisme qui a inspiré la percée du New Deal ? Le fait qu’Íñigo Errejón défende un constitutionnalisme patriotique, mais qu’il dise ensuite à voix haute que l’État ne doit pas payer sa dette souveraine, met en évidence les contradictions de l’imaginaire progressiste. La réalité est qu’aujourd’hui, à l’ère du capitalisme mondial, la fiction suprême est peut-être celle constituée de promesses qui veulent faire reculer l’État souverain.

Dans les années 1990, on se souvient que certains éminents politologues ont appelé à « ramener l’État » pour compenser le nouveau régime néolibéral d’administration sociale. Une telle démarche suffirait-elle aujourd’hui ? C’est la question qui se pose aux pays du monde entier dans le sillage du coronavirus. Dans une récente interview radiophonique, l’ancien président espagnol Felipe González a affirmé que « l’État a besoin de plus de muscles que de graisse », une métaphore qui nous oblige à nous demander quels sont ces « exercices » que l’État peut (et devrait) faire pour s’améliorer sans faire faillite, ou contribuer à l’érosion continue de l’évasion fiscale des élites économiques 5. La réalité est que nous ne sommes plus à l’époque du fordisme, qui permettait à un État providence de dissuader la force du véritable communisme existant. En ce sens, il n’est plus plausible d’affirmer que le keynésianisme pourrait encore fonctionner comme un frein à la souveraineté économique. En effet, nous vivons dans un monde où la finance mondiale veut nous affirmer qu’il existe un État souverain indépendant et autonome 6. Nous ne pouvons pas vivre en revenant sur cette condition et en la remettant à jour. Le fait qu’aujourd’hui, tant Henry Kissinger que l’éditorial du Financial Times aient pris position pour une sorte de relance du New Deal et un néo-plan Marshall, devrait suffire à nous dire que cette stratégie est un point d’arrivée, mais ne constitue en aucun cas un horizon progressiste 7. Cependant, dans le contexte espagnol, peu de forces progressistes se sont orientées vers ce nouveau cadre plus large pour ébaucher une sortie politique.

D’autre part, il est vrai que tout dépendra de la manière dont les relations entre l’Espagne et l’Union européenne se développeront à partir de maintenant. Et cela signifie avant tout qu’il faut prendre l’Allemagne au sérieux. C’est un scénario difficile compte tenu de la « germanophobie » rampante de la classe intellectuelle espagnole de droite comme de gauche, à quelques exceptions près. Mais, comme Flavio Cuniberto l’a récemment fait valoir, renégocier avec l’Allemagne est la seule façon de repenser l’avenir de l’Europe, sans aboutir à la subordination impériale de la gigantesque confrontation entre les États-Unis et la Chine 8. Il a déjà été noté que la zone méditerranéenne (Espagne, Italie et Portugal) a désormais acquis une nouvelle importance stratégique pour la politique étrangère des États-Unis, d’une manière qui différera sensiblement des relations atlantiques de la Guerre froide 9. Dans le même temps, l’administration espagnole actuelle ainsi que l’opposition, n’ont pas encore exprimé de position anti-UE. En conclusion, on peut sans risque dire que pour l’instant la question centrale pour l’Espagne est de réfléchir à des modèles matures d’intégration fiscale, le tout à la lumière de la carte géopolitique complexe qui est en train de se transformer dans la zone européenne. Mais pour relever ce défi, nous ne devons pas chercher de réponses dans un New Deal ni dans un plan Marshall, mais plutôt dans les moyens d’aborder la question fiscale à la lumière d’une nouvelle transformation du capital financier et de la data technology.

Sources
  1. “Errejón aboga por la activación de un “Plan Marshall” ante el coronavirus », La Vanguardia, 18 mars 2020.
  2. Enric Juliana, “La cocina de los pactos de la Moncloa”, La Vanguardia, 6 avril 2020.
  3. Voir le sondage le plus recent réalisé par Metroscopia : https://metroscopia.org/articulos/encuestas/.
  4. Pablo Iglesias, « Estamos trabajando para que haya un ingreso mínimo vital lo antes posible », El Diario, 5 avril 2020.
  5. Felipe Gonzalez, « Algunos hacen discursos cargados de ideologia ; y esos son los que criticanba los Pactos de la Moncloa », Onda Cero, 8 avril 2020.
  6. Alberto Moreiras, Keynes y el Katechon, Anales Del Seminario De Historia De La Filosofía, 30(1), 157-168.
  7. Henry A. Kissinger, “The Coronavirus pandemic will forever alter the World Order”, The Wall Street Journal, 3 avril 2020.
  8. Flavio Cuniberto, “Al grande gioco del XXI secolo non partecipano né l’Ue né l’Italia”, LIMES, 1er avril 2020.
  9. Jakub Grygiel, “The Importance of the Mediterranean Sea”, Hoover Institution, 10 janvier 2020.