Paris. Le recours au dépistage est l’un des sujets les plus sensibles et médiatisés de la crise du Coronavirus. Tester uniquement les cas graves comme c’est le cas actuellement en France nous donne une vision biaisée de la sévérité de l’infection, et le nombre de cas confirmés est probablement très éloigné du nombre réel de personnes ayant été exposées au virus. 

Les résultats préliminaires estiment des taux asymptomatiques aux alentours de 20 % sur le Diamond Princess1, et jusqu’à 85 % en Chine2. En plus de souffrir d’une grande variabilité, ces résultats ne sont pas représentatifs de potentielles spécificités nationales – démographie, comorbidités… – et donc difficilement extrapolables. 

Dans un article ayant beaucoup circulé depuis sa publication le 23 mars sur l’IGM Forum 3, l’économiste James Stock défend l’urgence de la réalisation d’enquêtes séro-épidémiologiques par dépistage aléatoire dans la population (« random testing ») pour obtenir des données exactes et fiables sur la prévalence et le taux de cas asymptomatiques chez les sujets atteints du Covid-19. 

Un fort taux de cas asymptomatiques est-il une bonne nouvelle ?

Intuitivement, comme souligné dans l’article de M. Stock, un fort taux de cas asymptomatiques est perçu de façon positive : on sait alors qu’on est confrontés à un virus relativement peu dangereux avec un taux de létalité faible, exposant à un moindre risque de saturation du système de santé. 

Or, les sujets ont beau être asymptomatiques, ils sont tout de même contagieux (dès le début de la période d’incubation, qui peut durer 14 jours selon les estimations actuelles de l’OMS). Un virus dont la majorité des infections sont asymptomatiques circulera rapidement et facilement dans la population, entraînant une augmentation importante du nombre de sujets ayant été exposés au virus. 

C’est exactement là que se situe la grande difficulté de la gestion du Covid-19. Contrairement à des infections flamboyantes comme Ebola, il est très difficile de repérer les cas et de les isoler. Pendant longtemps, le virus se propage à bas bruit dans la population. Cette capacité d’un virus à infecter pendant la phase asymptomatique est représentée par son thêta (θ). Un thêta élevé rend l’épidémie particulièrement difficile à contenir, comme c’est le cas de la grippe et du VIH – et probablement du Covid-19, bien qu’à l’heure actuelle nous manquions de données pour avoir une estimation fiable (cf graphe 14). 

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Graphe 1

Ainsi, au moment où l’on se rendra compte du problème du fait de l’augmentation rapide du nombre de morts dans la population, il sera déjà trop tard pour suffisamment aplatir la courbe, et le système de santé se retrouvera surchargé par un afflux massif de patients dans un état grave.

aplatir la courbe - avec ou sans mesures de santé publique infections virales covid-19 pandémie crise santé monde tests OMS

Random testing versus dépistage de masse

Le random testing est une méthode statistique pratique, informative et économique permettant d’obtenir des données fiables sur le nombre total de sujets infectés et le taux de cas asymptomatiques au sein d’une population : en testant un échantillon représentatif, il est ensuite possible d’extrapoler à la population générale sans avoir à tester tout le monde. 

Ceci dit, il est crucial de ne pas confondre le random testing avec le dépistage de masse, dont la publicité a été amplement faite dans les médias en France et ailleurs.

Le dépistage de masse, à effectuer dès le début de la crise pour une efficacité optimale, vise à rapidement isoler les sujets infectés et leurs contacts, permettant ainsi de diminuer le nombre de cas graves dans la phase aiguë. Cette technique peut s’avérer très efficace, comme en attestent la réussite de Singapour et de Taïwan dans la réduction du nombre de cas. Mais la fenêtre d’opportunité est très étroite : pour être efficace et rentable, le dépistage et le traçage des cas doivent se faire avant la circulation active du virus dans la population et la mise en place de mesures généralisées de distanciation sociale. Force est de constater qu’en France et dans la quasi-totalité des pays touchés, ce stade est aujourd’hui dépassé.

Quel est l’intérêt du random testing au stade aigu de la crise ?

Selon Ferguson5, le succès des mesures de confinement dépend de deux paramètres : le taux de reproduction R0 et le taux de cas asymptomatiques représenté par son théta. Ainsi, en nous informant sur le taux de cas asymptomatiques, le random testing est un outil important pour augmenter notre compréhension de la dangerosité et de la transmission d’un virus et anticiper l’efficacité de mesures de santé publique. 

En même temps, cela ne modifie pas la circulation du virus en soi et n’influence donc pas directement la pression hospitalière, surtout si réalisé tard dans la progression de l’épidémie. Cela permet avant tout de corriger un biais statistique induit par l’absence de dépistage généralisé.  

Le random testing nous informe par ailleurs sur le nombre de sujets ayant été infectés par virus, et par extension sur l’immunité de groupe. Ce point constitue un enjeu majeur pour les décideurs politiques. On considère qu’un virus arrête sa propagation dès lors que le R0 est inférieur à 1 : il devient alors impossible pour la maladie de se maintenir dans la population et elle finit par disparaître. Le seuil d’immunité grégaire à atteindre se calcule selon la formule I=1-(1/R0)6. Avec un R0 estimé à 2.5, on considère ainsi que le SARS-Cov2 interrompt sa circulation dès lors que 60 % de la population a été immunisée. En connaissant le taux d’immunisation dans la population, le dépistage régulier par random testing est donc crucial pour l’adaptation des mesures de santé publique et la définition du moment optimal pour la levée du confinement. 

Bien évidemment, l’impact de cette épidémie ne se restreint pas à ses conséquences sanitaires ; les dégâts sur les plans économique et sociaux sont incommensurables. Or, chaque jour de confinement en moins augmente les chances de survie pour le système économique. Grâce à un suivi régulier du taux d’immunisation par random testing, il est possible d’avoir une adaptation au jour le jour des mesures de santé publique, et ainsi d’éviter de prolonger les mesures de confinement au delà du temps nécessaire pour endiguer la propagation du virus. 

Dès lors, quelles préconisations ?

A l’heure actuelle, il semble fondamental de poursuivre le confinement pour permettre l’installation progressive d’une immunité collective. En étalant la survenue de cas graves dans le temps, on évite la surcharge du système de santé, et on s’approche de l’arrivée d’un potentiel vaccin qui permettrait une immunisation collective acquise efficace. 

Mais en parallèle, il serait nécessaire de mettre en place une stratégie de random testing afin d’être éclairés sur le taux d’immunisation dans la population, indicateur fondamental pour adapter les mesures de confinement et limiter un effondrement économique. Se pose toutefois la question de l’échelle pertinente – étant données les différences de circulation virale entre régions, l’échelle nationale n’est peut-être pas la plus adaptée.7 

On pourrait ainsi imaginer une stratégie de « suivi participatif de l’immunité », avec une communication politique basée sur ces taux d’immunisation : au lieu de laisser la population dans le flou par rapport au moment de levée définitive du confinement, on leur donne une indication de l’évolutivité de la situation. L’adhésion aux mesures de confinement peut être renforcé par la connaissance du chemin restant avant d’atteindre le seuil d’immunisation nécessaire à sa levée définitive. L’évolutivité de la situation devient alors palpable, et permet par ce biais, peut-être, de surmonter la diminution progressive de motivation inhérente à tout confinement prolongé. Cette stratégie peut s’avérer particulièrement utile pour éviter la survenue d’un rebond lors de la phase de décroissance de l’épidémie, en association avec une levée progressive du confinement.

Sources
  1. MIZUMOTO Kenji, KAGAYA Katushi, ZAREBSKI Alexander, CHOWELL Gerardo, Estimating the asymptomatic proportion of coronavirus disease 2019 (COVID-19) cases on board the Diamond Princess cruise ship, Yokohama, Japan, 2020. Eurosurveillance 25, 12 mars 2020
  2. LI Ruiyun, PEI Sen, CHEN Bin, SONG Yimeng, ZHANG Tao, YANG Wan, SHAMAN Jeffrey, Substantial undocumented infection facilitates the rapid dissemination of novel coronavirus (SARS-CoV2), Science, 16 mars 2020
  3. STOCK James, Random Testing is Urgently Needed, IGM Forum, 23 mars 2020
  4. FRASER C., RILEY S., ANDERSON M., FERGUSON M., Factors that make an infectious disease outbreak controllable, Proceedings of the National Academy of Sciences 101, 6146–6151, 7 avril 2004
  5. FRASER C., RILEY S., ANDERSON M., FERGUSON M., Factors that make an infectious disease outbreak controllable, Proceedings of the National Academy of Sciences 101, 6146–6151, 7 avril 2004
  6. Santé Publique France
  7. GRESSANI Gilles, Le Coronavirus à l’échelle régionale, Le Grand Continent, 17 mars 2020