À Bergame, le 10 mars 2020, Dr. Daniele Macchini

Dans l’un des e-mails que je reçois constamment de mon service de santé ces jours-ci, il y avait aussi un paragraphe intitulé « faire preuve de responsabilité sociale », avec quelques recommandations qu’on ne peut que suivre. Après avoir longuement réfléchi à la question d’écrire sur ce qui nous arrive puis d’écrire sur ce sujet, j’ai senti que garder le silence n’était pas du tout responsable. Je vais donc essayer de transmettre aux personnes « en dehors du secteur médical » et plus éloignées de notre réalité ce que nous vivons à Bergame en ces jours de pandémie de Covid-19. Je comprends la nécessité de ne pas créer de panique, mais quand le message de la dangerosité sur ce qui se passe n’atteint pas les gens, et que j’entends encore certains faire peu de cas des recommandations et des gens qui se rassemblent, se plaignant plutôt de ne pas pouvoir aller à la salle de sport ou faire des tournois de football, je frémis.

Je comprends également les dommages économiques et témoigne de ma préoccupation quant aux conséquences des mesures prises pour faire face à la situation actuelle de pandémie. Après l’épidémie, le drame reprendra. Toutefois, outre le fait que nous sommes littéralement en train de dévaster, même du point de vue économique, notre système national de santé, je me permets de mettre l’accent sur l’importance des dommages sanitaires, qui menacent tout le pays.

Quand le message de la dangerosité sur ce qui se passe n’atteint pas les gens, et que j’entends encore certains faire peu de cas des recommandations et des gens qui se rassemblent, se plaignant plutôt de ne pas pouvoir aller à la salle de sport ou faire des tournois de football, je frémis.

dr daniele macchini

J’ai moi-même observé avec un certain étonnement la réorganisation de l’ensemble de mon hôpital la semaine précédente, alors que notre ennemi actuel était encore dans l’ombre : les salles se sont lentement et littéralement « vidées », les élections du personnel ont été interrompues, on a renvoyé les patients en soins intensifs chez eux pour mettre en place autant de lits que possible et on a trouvé de nouveaux lieux pour placer les personnes infectées à part, afin d’éviter que la contagion ne se propage davantage. Toute cette transformation rapide a apporté dans les couloirs de l’hôpital une atmosphère de silence et de vide surréaliste que nous ne comprenions pas encore, dans l’attente d’une guerre qui n’avait pas encore commencé et dont beaucoup — moi y compris — n’étaient pas si sûrs qu’elle viendrait un jour avec une telle férocité. J’ouvre une parenthèse : tout cela, en silence et sans publicité, alors que plusieurs journaux ont eu le courage de dire que les soins de santé privés ne faisaient rien.

Je me souviens encore de ma garde de nuit de la semaine précédente, où j’ai attendu en vain, sans fermer les yeux, attendant un appel de la microbiologie de l’hôpital Sacco1. J’attendais les résultats d’un prélèvement sur le premier patient suspecté d’être infecté de notre hôpital, en pensant aux conséquences pour nous et pour la clinique. Quand j’y pense, mon agitation sur un cas possible me semble presque ridicule et injustifiée, maintenant que j’ai vu ce qui se passe.

C’était une atmosphère de silence et de vide surréaliste que nous ne comprenions pas encore, dans l’attente d’une guerre qui n’avait pas encore commencé et dont beaucoup — moi y compris — n’étaient pas si sûrs qu’elle viendrait un jour avec une telle férocité.

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La situation actuelle est pour le moins dramatique ; aucun autre mot ne me vient à l’esprit. La guerre a littéralement explosé et les combats sont ininterrompus jour et nuit. L’un après l’autre, les pauvres malheureux se présentent aux urgences. Ils ont tout sauf les complications d’une grippe ( arrêtons de dire que c’est une mauvaise grippe !). Au cours de ces deux années, j’ai appris que les Bergamasques ne viennent pas aux urgences pour rien. Ils n’ont pas fait défaut à ce bon comportement, suivant toutes les indications données : une semaine ou dix jours à la maison, avec de la fièvre, sans sortir et risquer d’infecter des autres ; mais maintenant, ils n’en peuvent plus. Ils ne respirent pas assez, ils ont besoin d’oxygène.

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Il existe peu de thérapies médicamenteuses pour ce virus ; le cours dépend principalement de notre organisme. Nous ne pouvons le soutenir que lorsqu’il n’en peut plus. On espère surtout que notre corps éradiquera le virus de lui-même, soyons réalistes. Les thérapies antivirales sont expérimentales sur ce virus et nous apprenons de jour en jour davantage sur son comportement. Rester à la maison jusqu’à l’aggravation des symptômes ne change pas la prognose2 de la maladie.

La guerre a littéralement explosé et les combats sont ininterrompus jour et nuit. L’un après l’autre, les pauvres malheureux se présentent aux urgences.

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Mais aujourd’hui, il y a un besoin criant de lits : l’une après l’autre, les salles qui avaient été vidées se remplissent à un rythme impressionnant. Les tableaux avec les noms des patients, de couleurs différentes selon le bloc opératoire auquel ils appartiennent, sont maintenant tous rouges et au lieu de la chirurgie, il y a le diagnostic, toujours le même : une pneumonie interstitielle bilatérale.

Expliquez-moi quel virus de la grippe provoque un drame aussi rapide ? C’est précisément là que réside la différence. Permettez-moi maintenant de m’attarder un peu sur la technique : dans la grippe classique, outre le fait qu’elle infecte une population beaucoup moins nombreuse sur plusieurs mois, les cas peuvent être compliqués moins fréquemment, uniquement lorsque le virus détruisant les barrières protectrices de nos voies respiratoires permet aux bactéries résidant normalement dans les voies respiratoires supérieures d’envahir les bronches et les poumons, provoquant des cas plus graves. Le Covid-19 a une influence insignifiante chez de nombreux jeunes, mais chez de nombreuses personnes âgées (et pas seulement), il s’agit d’un véritable SRAS car il atteint directement les alvéoles des poumons et les infecte, les rendant ainsi incapables de remplir leur fonction. L’insuffisance respiratoire qui en résulte est souvent grave et, après quelques jours d’hospitalisation, la simple administration d’oxygène dans un service hospitalier peut ne pas suffire.

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En tant que médecin, cela ne me rassure pas que les cas les plus graves soient principalement des personnes âgées sujettes à d’autres pathologies ; la population âgée est la plus représentée dans notre pays et il est difficile de trouver une personne de plus de 65 ans qui ne prenne pas de pilule pour la tension artérielle ou le diabète. Je vous assure donc que lorsque vous voyez des jeunes qui se retrouvent aux soins intensifs intubés, en pronation ou pire en ECMO (une machine pour les cas les plus critiques, qui extrait le sang, le ré-oxygène et le renvoie dans le corps, en attendant que le corps, espérons-le, guérisse leurs poumons), votre tranquillité d’esprit disparaît soudain.

Alors qu’il y a encore des personnes sur les réseaux sociaux qui se vantent de ne pas avoir peur et qui ignorent délibérément les conseils des médecins, en protestant parce que leurs habitudes de vie sont « temporairement » chamboulées, le désastre épidémiologique se produit.

dr daniele macchini

Alors qu’il y a encore des personnes sur les réseaux sociaux qui se vantent de ne pas avoir peur et qui ignorent délibérément les conseils des médecins, en protestant parce que leurs habitudes de vie sont « temporairement » chamboulées, le désastre épidémiologique se produit. Et il n’y a plus de chirurgiens, d’urologues, d’orthopédistes ; nous sommes seulement des médecins qui font soudainement partie d’une seule équipe pour faire face à ce tsunami qui nous a submergés. Les cas se multiplient, on arrive désormais à un rythme de 15 à 20 admissions par jour, toutes pour la même raison. Les résultats des prélèvements se succèdent maintenant les uns après les autres : positifs ; positifs ; positifs. Soudain, les urgences s’effondrent.

Des règlements d’urgence sont émis : les médecins des autres services de l’hôpital doivent venir grossir les rangs du service des urgences. Une réunion rapide pour apprendre comment fonctionne le logiciel de gestion des urgences et, quelques minutes plus tard, sont déjà en bas, à côté des guerriers, sur le front. L’écran de l’ordinateur affichant les raisons des arrivées est toujours le même : fièvre et difficultés respiratoires, fièvre et toux, insuffisance respiratoire, etc. Les examens, la radiologie, toujours avec la même phrase : «  C’est une pneumonie interstitielle bilatérale, une pneumonie interstitielle bilatérale, une pneumonie interstitielle bilatérale  ». Tous doivent être hospitalisés. Certains doivent déjà être intubés et placés dans le service de soins intensifs ; d’autres arrivent trop tard…

Les résultats des prélèvements se succèdent maintenant les uns après les autres : positifs ; positifs ; positifs. Soudain, les urgences s’effondrent.

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L’USI 3 devient saturée et, quand elle est pleine, d’autres lieux sont investis. Chaque ventilateur devient aussi précieux que de l’or : les salles d’opération dans lesquelles ont été suspendues les activités non urgentes deviennent des lieux de soins intensifs d’un nouveau genre. J’ai trouvé incroyable (je peux parler, du moins, au nom de l’Humanitas Gavazzeni — l’hôpital où je travaille ), la façon dont nous avons réussi à développer et réorganiser si rapidement des ressources aussi bien ajustées pour nous préparer à une catastrophe d’une telle ampleur. Et chaque réorganisation des lits, des services, du personnel, des équipes et des tâches est constamment revue jour après jour pour essayer de tout donner, et même plus.

Ces salles, qui semblaient auparavant fantômes sont maintenant saturées, prêtes à essayer de donner le meilleur pour les malades, mais épuisées. J’ai vu la fatigue sur des visages qui ne savaient pas ce que c’était malgré la charge de travail déjà épuisante qu’ils avaient ; j’ai vu des gens s’arrêter encore plus longtemps qu’auparavant, pour des heures supplémentaires auxquelles ils étaient déjà habitués. J’ai vu une solidarité entre tous les membres du personnel ; aucun d’eux n’a manqué d’aller voir les internes dans le service des urgences pour leur demander : « Que puis-je faire pour vous maintenant ? », ou « Laissez  cette hospitalisation, je vais la couvrir pour vous  !  ». Les médecins qui déplacent les lits et transfèrent les patients, qui administrent les médicaments à la place des infirmières. Les infirmières ont les larmes aux yeux car on ne peut pas sauver tout le monde, et les paramètres vitaux de plusieurs patients révèlent un destin déjà annoncé.

Il n’y a plus de quarts de travail, plus d’heures ; la vie sociale est suspendue pour nous.

dr daniele macchini

Il n’y a plus de quarts de travail, plus d’heures ; la vie sociale est suspendue pour nous. Je suis séparé depuis quelques mois de ma famille. J’ai toujours fait tout mon possible pour voir mon fils constamment, même pendant la nuit, en veillant patiemment sur lui, repoussant sans cesse le sommeil. Mais cela fait presque deux semaines que je ne l’ai pas vu, pas plus que ma famille, par crainte de les infecter, et d’infecter à leur tour une grand-mère âgée ou des parents avec d’autres problèmes de santé. Je me contente de regarder quelques photos de mon fils entre deux sanglots, et de passer quelques appels vidéo.

Alors, soyez patients vous aussi, même si vous ne pouvez pas aller au théâtre, au musée ou à la salle de sport. Essayez d’avoir pitié pour la multitude de personnes âgées dont vous pourriez causer le décès. Ce n’est pas de votre faute, je sais : les responsables sont ceux qui vous font rentrer dans la tête l’idée qu’on est en train d’exagérer ; ce témoignage, même, peut sembler exagéré à qui se trouve loin de l’épidémie. Mais de grâce, écoutez-nous, essayez de sortir de chez vous uniquement pour les choses indispensables. N’allez pas vous approvisionner en masse dans les supermarchés : c’est la pire des choses, car de cette façon vous vous concentreriez tous au même endroit, et le risque de contact avec des personnes infectées qui ne savent pas qu’elles le sont est plus élevé encore. Vous pouvez, en revanche, y aller comme vous le faites habituellement. Éventuellement, si vous avez un masque normal (même ceux que vous utilisez pour faire un travail manuel), mettez-le. Ne vous mettez pas en quête de masques FFP2 ou FFP3 : de ceux-là, nous avons besoin, et nous commençons à avoir des difficultés à nous en procurer. Nous avons dû jusqu’à présent optimiser leur utilisation, la restreignant à certaines circonstances uniquement, comme l’a récemment suggéré l’OMS au vu de leur épuisement presque omniprésent.

Essayez d’avoir pitié pour la multitude de personnes âgées dont vous pourriez causer le décès. Ce n’est pas de votre faute, je sais : les responsables sont ceux qui vous font rentrer dans la tête l’idée qu’on est en train d’exagérer.

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Oui, grâce à l’absence de certains dispositifs, moi et beaucoup d’autres collègues sommes certainement exposés malgré tous les moyens de protection dont nous disposons ; certains d’entre nous ont déjà été infectés malgré les différents systèmes de protection mis en place. Certains collègues contaminés ont à leur tour transmis le virus à des membres de leur famille, dont certains sont déjà entre la vie et la mort. Nous sommes là d’où vos craintes pourraient vous éloigner. Essayez de vous tenir à l’écart. Dites aux membres de votre famille qui sont âgés ou atteints d’autres maladies de rester à la maison, et apportez-leur de la nourriture, s’il vous plaît.

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Nous n’avons pas d’autre alternative : c’est notre travail. En fait, ce que je fais ces jours-ci n’est pas vraiment le travail auquel je suis habitué, mais je le fais quand même, et il me conviendra également tant qu’il répondra aux mêmes principes : essayer de faire en sorte que certaines personnes malades se sentent mieux et guérissent, ou même simplement soulager la souffrance et la douleur de ceux qui ne peuvent malheureusement pas guérir.

Je ne parle pas beaucoup des gens qui nous appellent des héros de nos jours et qui, jusqu’à tout récemment, étaient prêts à nous insulter et à nous dénoncer. Ils reviendront à l’insulte et nous dénonceront dès que tout cela sera terminé : les gens ont la mémoire courte. En outre, je ne me considère pas moi-même comme un héros : je fais ce que je dois faire. Nous prenons des risques tous les jours : quand nous nous enfonçons les mains dans le ventre plein de sang d’une personne dont nous ne savons même pas si elle a le VIH ou l’hépatite C ; quand nous le faisons même si nous savons qu’elle a le VIH ou l’hépatite C ; quand nous nous piquons avec le VIH et prenons des médicaments pendant un mois qui nous font vomir du matin au soir ; mais aussi lorsque nous ouvrons avec l’anxiété habituelle les résultats des tests aux différents contrôles après une ponction accidentelle, en espérant que nous ne sommes pas infectés. Nous gagnons simplement notre vie avec quelque chose qui suscite des émotions. Peu importe qu’elles soient bonnes ou mauvaises, nous les ramenons chez nous.

Nous gagnons simplement notre vie avec quelque chose qui suscite des émotions. Peu importe qu’elles soient bonnes ou mauvaises, nous les ramenons chez nous.

dr daniele macchini

En fin de compte, nous essayons simplement de nous rendre utiles à tous. 

Maintenant, vous qui me lisez, essayez de faire la même chose, car, tous, nous influençons la vie et la mort de quelques dizaines de personnes par nos actions. Vous avec les vôtres, beaucoup d’autres. Merci de partager et de faire partager ce message. Nous devons faire passer le mot pour éviter que ce qui se passe ici ne se produise dans toute l’Italie et dans le reste d’Europe.

Sources
  1. Le centre d’excellence pour l’étude des maladies infectieuses.
  2. Prévision médicale quant à l’évolution d’une maladie.
  3. Unité de soins intensifs.
Crédits
Ce texte est la traduction d’un post publié en italien par Daniele Macchini, médecin à l'Hôpital Humanitas Gavazzeni à Bergame, sur son profil Facebook le 8 mars 2020.