Depuis des décennies et plus particulièrement, depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont mis en place des dizaines de programmes de coopération pour étendre leur influence et juguler, ou maîtriser, l’émergence de crises qui pourraient menacer leurs intérêts vitaux. Chaque année, des milliards de dollars sont investis pour assister et appuyer environ 120 pays.
Au-delà d’un investissement financier conséquent, pour lequel les résultats sont toujours difficilement mesurables, les forces armées américaines ont engagé des moyens humains et matériels importants, tantôt par des approches directes agressives, tantôt par des approches plus indirectes, recommandées par les doctrines comme celle de la contre-insurrection. L’enseignement de ces quinze dernières années de guerre au Moyen-Orient, associé à l’apparition de nouvelles menaces étatiques ou transnationales, les ont conduits à revoir une nouvelle fois leur modèle stratégique. En effet, faisant le constat d’une érosion progressive du niveau opérationnel de leurs unités et de l’émergence de nouveaux champs de conflictualité, la stratégie américaine s’est transformée pour donner naissance à une doctrine plus flexible et agile. D’une part, elle invite chaque unité à se recentrer sur son cœur de métier et d’autre part, elle développe de fortes capacités dans les champs contestés, souvent moins physiques. Surtout, elle développe une coopération militaire à large spectre, à travers la création des Security Force Assistance Brigades notamment. Bien que l’assistance militaire ne soit pas un concept nouveau pour les États-Unis, leur approche a évolué au rythme de leurs opérations jusqu’à la définition d’un modèle équilibré dont la maturité semble pouvoir être facteur de stabilité, et qui s’intitule by, with and through.
Cette stratégie ambitieuse vise à assurer une suprématie opérationnelle aussi bien dans la haute intensité que dans le champ de l’influence. Cette politique étant nécessairement très coûteuse, la nouvelle administration du Président Trump a donc engagé une rationalisation de son effort de guerre, ce qui entraîne une baisse significative du financement de plusieurs programmes de Security Force Assistance. Pour faire mieux, le président américain veut diminuer l’éparpillement de ses ressources et cherche à partager le fardeau de la sécurité mondiale en se désengageant de zones moins stratégiques pour les Américains. Voulant renvoyer d’autres puissances ou organisations internationales face à leurs responsabilités, les Américains laissent penser que l’Afrique et l’Europe ne font plus partie de leurs priorités stratégiques. Parallèlement à cela, des puissances telles que la Chine, la Russie et l’Iran gagnent des parts de marchés dans le domaine de l’influence en développant leur propre stratégie de coopération.
Dans ce nouveau contexte, une forme de nécessité d’agir se dessine pour la France, qui, du fait de son histoire et de ses atouts, paraît être un des pays les mieux placés pour équilibrer cette situation. La période actuelle serait donc favorable à la redéfinition d’une stratégie d’influence et d’action française, qui pourrait d’ailleurs se transformer en véritable opportunité pour l’ensemble de l’Union européenne.
L’enjeu n’est plus seulement de conquérir la puissance mais de la conserver. Il s’agit désormais de créer une stabilité durable dans les zones d’intérêts comme au sein des pays fragilisés. L’objectif est d’éviter l’effondrement de nos remparts stratégiques, de nos partenaires. La résolution d’une crise ne s’obtient plus seulement par une victoire décisive et stratégique, car les États ne sont plus les seuls juges de la victoire. En effet, l’opinion publique est le véritable enjeu et l’Histoire, que l’on croyait enterrée avec la chute du Rideau de fer, est ressuscitée avec un retour des idéologies, notamment à travers les religions. Dans ce nouveau contexte, le spectre de l’arme nucléaire et l’émergence de guerres toujours plus « totales » condamnent l’idée d’une bataille terminale, tout comme celle d’une victoire pleine et entière. Ainsi, une stratégie fondée uniquement sur l’emploi de la force ne paraît plus suffisante et il semble plus pertinent de rechercher à atteindre un certain degré de victoire. Cela passera d’une part, par une victoire collective et d’autre part, par l’acceptation forcée de la défaite par l’ennemi, non pas selon nos critères, mais selon les siens. Ainsi, pour empêcher l’ennemi d’atteindre ses propres objectifs et de réaliser son intention, il faut être capable de dissuader et de prévenir une crise tout en conservant la possibilité d’agir vite avec un panel d’actions et d’effets plus large que ceux habituellement utilisés. Il faut préférer une stratégie d’anticipation à une stratégie de réaction inconditionnée.
L’étude du cas américain en Irak et des transformations doctrinales qui en ont découlé a montré la pertinence d’une stratégie bien dosée. L’équilibre de celle-ci repose sur un maillage territorial de forces organisées en réseau et sur une approche de partenariat opérationnel respectueuse de la souveraineté du pays hôte. Au-delà de sa propre mission, l’opération Spartan Shield, basée au Koweït, servait de réserve opérative pour l’opération Inherent Resolve. Cette opération illustre l’intérêt de l’organisation en réseau qui permet aux unités ou aux opérations d’être des réserves les unes pour les autres. Une telle organisation facilite les bascules d’effort et offre à la fois une bonne réactivité et un aspect dissuasif face aux potentiels belligérants (comme l’Iran, dans ce cas précis). De plus, bien qu’il faille être toujours prêt à s’engager dans un conflit de haute intensité avec le retour de la politique de puissance des États, il faut noter que les opérations militaires actuelles appellent davantage des engagements militaires nationaux limités, à faible empreinte humaine, financière et médiatique. La résolution d’une crise n’étant durable que si elle est acceptée par tous, la conservation de la légitimité de toute campagne militaire s’impose et l’empreinte réduite en est un effet induit. Répondant à cette contrainte, la démarche partenariale, notamment à travers le concept BWT 1, montre une efficacité reconnue. Cette approche convenant à la fois aux opérations bilatérales et multinationales, permet cette durabilité, à la manière d’un tuteur pour une pousse jeune ou fébrile.
Dans cette perspective, nous nous proposons de promouvoir la stratégie immunitaire pour répondre à l’environnement stratégique actuel. Celui-ci se caractérise par une forte interdépendance et une complexité croissante mais voit aussi, dans le même temps, une dilution de ses structures et repères. Ainsi les notions d’échelles spatiale et temporelle deviennent moins lisibles, rendant difficile l’élaboration d’un modèle stratégique « court termiste ». Le contexte actuel appelle donc une stratégie de long terme et suffisamment géographiquement déployée pour être capable de dissuader et prévenir une crise, ou permettre une réaction. La défense de nos intérêts vitaux et de notre modèle de vie passe en effet par la consolidation des États voisins ou stratégiquement importants. Il s’agit d’éviter l’apparition d’espaces contestables et de permettre à ces États de rester en mesure de contenir toute menace visible ou latente.
La complexité des crises étant si forte et l’impact de celles-ci mal maîtrisable par anticipation, l’intervention en réaction n’est plus suffisante pour résoudre une crise et la démarche doit être complétée par un engagement préventif destiné à empêcher le développement d’une crise, tel un système immunitaire.
La stratégie immunitaire répond à cette problématique et propose un maillage « glocalisé » dans nos grandes zones d’intérêts que sont l’Europe, l’Afrique du Nord, l’Afrique Centrale et le Moyen-Orient. Le terme « immunitaire » est emprunté au vocabulaire médical pour imager l’intérêt et l’esprit de la stratégie proposée dans cette étude. Un système immunitaire vise à sauvegarder la bonne santé d’un organisme qui peut être exposé à des agressions extérieures et intérieures. Pour se défendre, le système immunitaire d’un organisme vivant est formé, entre autres, par des éléments dotés d’une forme d’intelligence car ils sont adaptatifs, réactifs et coordonnés ensemble. Par ce dispositif, la liberté d’action et de manœuvre ennemie serait entravée. Pouvant difficilement concentrer ses efforts, l’ennemi serait alors contraint de ne pas économiser ses moyens pour espérer une quelconque victoire. Dans la durée, il pourrait alors s’effondrer, usé d’avoir mené des campagnes à la Pyrrhus. Pour rendre ce dispositif performant et légitime, la stratégie immunitaire propose aussi de redoubler d’effort sur l’approche partenariale en intégrant un concept BWT rénové et optimisé, décloisonnant la formation de l’opérationnel.
Chaque partenariat serait nécessairement différent en fonction du besoin capacitaire et de la culture de guerre du partenaire. Le but n’étant pas nécessairement d’exporter nos modèles mais de consolider les leurs, il s’agirait de les aider à adopter une stratégie, définie au regard de leurs moyens et de leur culture, allant dans le sens de notre propre stratégie. Ainsi, telle une véritable fonction opérationnelle 2, le partenariat militaire nécessiterait une formation spécifique complémentaire pour nos instructeurs, afin de garantir l’ajout d’une plus-value respectueuse des particularismes du partenaire 3.
Bien que comportant quelques risques, comme l’éparpillement des forces et la question de la responsabilité de l’action, les opportunités et les bénéfices d’une telle approche semblent plus nombreux.
En étant réaliste, le risque de dépendance du partenaire aux capacités et formations offertes par le partenariat, pourrait être transformé en opportunité pour s’inscrire dans une présence durable sur un territoire. Aussi, même si le plus efficace serait de réaliser des couplages forts adaptatifs, le partenariat militaire pourrait également faciliter la création d’un marché pour notre industrie de défense. Enfin, la stratégie immunitaire, à la fois dans sa dimension de maillage territorial et dans l’approche partenariale, pourrait aisément se répliquer sur le territoire national, ce qui assurerait une vraie cohérence stratégique et un véritable continuum entre la défense intérieure et extérieure. Si une unité dite BWT « socle ou optimisée » — dotée de compétences interarmes, interarmées — est en mesure d’aider une unité étrangère, elle doit pouvoir être tout aussi capable d’appuyer une unité française issue du ministère de l’Intérieur, par exemple. Les principes seraient les mêmes : respect des responsabilités de chacun ; limitation de l’apparition d’espaces lacunaires favorables à l’émergence d’une menace subversive, appui des forces de sécurité avec des capacités réellement complémentaires.
Parfaitement complémentaire de notre stratégie de dissuasion nucléaire, la stratégie immunitaire favoriserait l’emploi gradué d’une force crédible et légitime. Adaptée aux problématiques de notre temps, elle conviendrait aux contraintes et atouts français, ce qui renforcerait sa soutenabilité, sa durabilité et sa crédibilité. À la fois offensive et défensive, alliant guerre de côte, guerre de course et de communication, cette approche stratégique pourrait également être un succès, car elle s’inscrit dans une démarche plus constructive que destructrice. Flexible et ajustable, cette stratégie permet d’apporter une réponse équilibrée, source de stabilité, contenant les ingrédients à la fois nécessaires à l’appui d’un pays hôte et partenaire, et à la constitution d’une coalition. La stratégie immunitaire pourrait même être le ferment d’une véritable Europe de la défense. Fondée sur le respect des cultures et la connaissance mutuelle, les pays européens auraient beaucoup à partager et pourraient s’engager plus concrètement dans la résolution de crise, en répondant favorablement à l’appel de leurs alliés européens tout en maîtrisant leur degré d’engagement, comme ils ont commencé à le faire de façon conjoncturelles sur divers théâtres, tel celui de la bande sahélo-saharienne. Le partenariat militaire pourrait donc devenir le fer de lance des fonctions opérationnelles européennes. In fine, que ce soit du point de vue français ou européen, cette stratégie permettrait de dépasser la célèbre définition de la guerre de Clausewitz. À l’heure où les opérations militaires sont partout mais la guerre nulle part, le partenariat militaire, appliqué judicieusement et durablement sur nos quatre grandes zones d’intérêts, deviendrait réellement la continuité de l’action politique.
Sources
- Le concept BWT n’est pas encore clairement défini, mais il est employé régulièrement dans de nombreux documents doctrinaux (provenant notamment des forces spéciales), traitant des guerres non-conventionnelles ou de la coopération de sécurité. Ce concept, qui décrit une méthode d’action réalisée par (by) la nation hôte, (with) avec l’assistance de la Coalition et à travers (through) le respect de la souveraineté gouvernementale.
- Comme par exemple la fonction contact (combat embarqué, débarqué, aérocombat), la fonction combat indirect, la fonction renseignement, la fonction logistique, etc.
- Pour toutes fonction opérationnelle, il est nécessaire de partager et maîtriser de nombreux savoir-faire humains et techniques (ceci se faisant notamment à travers des écoles d’armes et des camps d’entraînement). L’efficacité du partenariat militaire résidant dans la connaissance profonde du partenaire (sa culture, ses équipements, son contexte sociétal et géopolitique…), divers moyens et ressources devraient être mises en place pour permettre à cette nouvelle fonction de porter ses fruits efficacement sur les théâtres d’opérations.