Patrimoine de la douleur
Molnár T. Eszter (née en 1976, à Budapest) est écrivaine et chercheuse en biologie. Après son doctorat en immunologie, elle a travaillé à l’Institut Max Planck à Fribourg, et n’a commencé à publier qu’en 2014. Son premier livre (Stand-up !), a reçu en 2016 le prix du meilleur roman pour adolescents et était parmi les trois finalistes du prix du premier roman. Elle est membre du cercle viennois kollektiv sprachwechsel et de la Société des Gens de Lettres de Hongrie (Szépírók Társasága). Co-autrice de deux pièces de théâtre, Teréz, vagy a test emlékezete [Thérèse ou les souvenirs du corps] est son septième livre publié.
Il serait infiniment plus simple de pouvoir penser qu’il ne s’agit que d’un roman, que tout ceci n’est que fiction. Plus commode de pouvoir croire qu’on n’a pas seulement une langue, celle du silence, pour faire entendre les traumatismes et la violence — la violence conjugale et familiale, l’abus et les traumatismes personnels et sociaux qui passent les frontières sous silence lorsqu’on dit : « migration ». Et si l’on pouvait croire que l’Europe n’est pas cette union d’existences traumatisées, de menaces, de femmes violées, de partages suspendus ou ratés, de confiance perdue entre les sexes, les générations, les religions, la fin de la présomption d’innocence.
Le petit livre d’Eszter Molnár T., qui donne cette image extrêmement cruelle et désillusionnée de l’Europe, est paradoxalement particulièrement beau et doué d’une grande force poétique. Il se fond facilement dans le creux de la main du lecteur, comme un petit album photo qu’on feuillette pour revoir des souvenirs. Mais ici, retrouver les histoires derrière les scènes qu’on voit ne signifie pas revivre des moments de bonheur et un passé mémorable, mais se rendre compte des traumatismes et des refoulements cachés par les manifestations quotidiennes de la vie.
Les trois récits qui composent le livre d’Eszter Molnár T. sont en effet trois portraits de femmes racontés par elles-mêmes. Ces femmes sont différentes, non-interchangeables, elles ont des vies différentes, mais au fur et à mesure que la lecture avance, on découvre aussi que, finalement, les trois ne font qu’une.
La première est femme au foyer, maman d’une petite fille de sept ans, Dina, et mariée à un homme d’affaire qui lui assure une vie aisée où, d’après lui, « elle a tout ce qu’elle veut ». Son mari la trompe régulièrement, ce qu’elle supporte en silence, jusqu’au jour où elle décide de mettre terme à cette situation et lui annonce qu’elle va le quitter et partir pour trois ans avec Dina pour travailler en Allemagne. Kinésithérapeute de formation, elle trouve du travail à Fribourg, dans une maison de retraite où elle ne fait que changer les couches de personnes auxquelles il ne reste rien qu’un corps souffrant et de la rancœur.
La seconde femme est médecin comme son mari. Ils ont une fille, aussi nommée Dina mais un peu plus jeune que la précédente. Mari et femme décident ensemble de partir à l’étranger ; elle trouve un poste en Écosse, lui dans une petite ville en Allemagne. Ils doivent choisir, et vont finalement en Allemagne. Elle ne parle pas l’allemand mais elle l’apprend vite et reçoit finalement un poste à la clinique où travaille son mari. Il s’y sent bien, s’épanouit dans leur nouvelle vie. Elle, en revanche, ne trouve pas sa place, ce que son mari ne comprend pas. Elle s’isole peu à peu, et finit par le quitter pour un autre homme, un autre être blessé qui comprend ses silences.
La troisième femme n’a ni mari ni enfant. Elle avait failli avoir un enfant, mais son mari, qui la battait chaque jour de leur mariage, lui a lancé un coup de pied dans le ventre au cinquième mois de sa grossesse. Elle vit seule dans un petit studio minable à Vienne et travaille à l’hôpital universitaire. Elle a besoin de contact humain mais en a peur, non pour elle-même, puisqu’elle ne ressent plus de peine, mais pour celui qui pourrait l’aimer. Elle n’a plus confiance en personne, ni même en ceux qui semblent la comprendre, ses proches et sa mère. Elle ne rentre pas en Hongrie pour l’enterrement de sa mère, et c’est seulement après qu’elle revoit la maison de son enfance et la rivière, lieu d’un abus sexuel commis par un ami de son père et passé sous silence par ses parents.
L’abus sexuel fonde le motif commun à ces trois vies de femme différentes, ainsi que la langue, la recherche d’une forme qui puisse exprimer les traumatismes physiques et psychologiques. Ces femmes réfléchissent en trois langues, qui cohabitent dans l’ouvrage : hongrois, allemand, anglais. Les langues étrangères, l’anglais et l’allemand, offrent deux horizons pour fuir tout ce qui est familièrement insupportable et indicible, des souvenirs des traumatismes subis jusqu’à leur propre langue, le hongrois, qui échoue à les exprimer. Elles permettent aussi de se forger l’illusion de pouvoir se tenir à l’écart des mondes et des problèmes qu’elles incarnent, de ne pas les partager. Mais paradoxalement, les langues étrangères ramenées chez eux, à leur domicile, demeurent des barrières de l’intégration dans la société. Parce que l’accent, la réflexion qui reste étrangère et la peau rappellent qu’on est né ailleurs. Et parce qu’en s’ouvrant de plus en plus à celui qui essaie de s’y initier avec l’espoir de trouver une vie meilleure, elles ne dévoilent que d’autres formes d’inégalité et de refoulement, voire rappellent celles de sa propre langue.
Seul le court incipit qui ouvre le livre porte un titre hongrois pour rappeler le gouffre (Örvény) qui aspire ces femmes, l’abus subi à l’enfance et le mutisme qui l’a entouré. Les titres des trois récits sont en allemand : Stadt, Land, Fluss (Ville, Pays, Rivière) — le deuxième pouvant aussi bien se lire en anglais. À eux trois, ils évoquent le jeu du petit bac, où l’on doit chercher dans sa mémoire un nom de ville, de pays ou de rivière à partir d’une lettre initiale. Recueillir des souvenirs en partant des mots est la technique que l’écrivain utilise pour permettre à ses narratrices de raconter leurs histoires discontinues et fragmentaires. La première partie des chapitres numérotés de chaque récit permet de suivre l’évolution de la vie des narratrices. La seconde est comme un dictionnaire bilingue, anglais/hongrois ou allemand/hongrois. Ou plutôt comme des entrées disposées en parallèle de deux dictionnaires unilingues, puisque chaque langue est un monde différent. Les termes définis sont en effet des mots de rappel qui introduisent des petits sketchs, histoires, idées, réflexions. Die Frage/A kérdés (La question) montre comment on apprend à être discret, à respecter la vie privée de l’autre, à ne pas poser des questions jusqu’au point de perdre complètement la capacité d’aller vers l’autre et de lui poser la question qui, in extremis, aurait pu lui sauver la vie.
Ces mots démasquent aussi les slogans de la vie en Europe. Dans Neu/Új (Nouveau), le couple de la seconde narratrice, « deux personnes qualifiées, jeunes et heureuses » partent à l’étranger pour « découvrir un autre monde », montrer à leur fille « une autre culture », « découvrir la nouveauté ». Ils osent « repartir à zéro », ce qui, dans une lecture positive, pourrait signifier pour la narratrice se débarrasser d’un des motifs de son sentiment d’infériorité dans le couple puisqu’elle ne vient que d’une famille modeste d’intellectuels de province face à son mari, fils de plusieurs générations de médecins et de directeurs d’école d’une grande ville élégante. Mais le mot qui suit dans le dictionnaire, Depature/Indulás (Départ), montre que cette exigence de flexibilité à tous les niveaux de la vie signifie qu’on n’y arrive jamais, qu’on n’est jamais à sa place, qu’on n’est nulle part chez soi.
Tout dit et suggère dans notre monde que partager est bon, souhaitable et nécessaire. Mais cela n’est pas toujours possible. D’abord, parce que la langue, ici le hongrois, nous fait défaut : lorsqu’il s’agit d’abus sexuel ou de violence familiale, on ne peut être que victime, car la langue n’a pas encore appris à utiliser le mot survivant dans ce contexte. Ou parce que, si les mots nous venaient, peut-être craindrait-on de traumatiser ceux à qui on les confierait. Ou parce que les échappatoires elles-mêmes semblent vaines, comme la troisième narratrice nous le fait voir à propos de la musique : elle fait la connaissance d’une personne — homme ou femme, elle ne le sait —, en ajoutant un commentaire à une vidéo du groupe britannique Portishead. Au fil des musiques partagées et des messages échangés, elle commence à s’ouvrir, jusqu’au moment où son correspondant lui envoie le lien d’Amor fati de Bertrand Cantat et lui propose de la rencontrer. Au lieu de répondre, elle jette son portable dans la machine à laver et démarre un programme à 90 degrés.
Les fragments de la vie quotidienne, les arrêts sur image et les petites scènes que l’écrivaine esquisse avec une finesse rare montrent les contradictions les plus pénibles et douloureuses de notre Europe. Ils touchent le lecteur là où cela fait le plus mal. Comme par exemple le petit secret que, par peur de perdre son ami, Dina partage dans le second récit avec sa maman en allant vers l’école. Son camarade de classe, Wassim, a pleuré pendant la sieste car il avait voulu rentrer en Syrie pour aider sa famille qui ont des problèmes à cause d’un méchant monsieur qui y tue des enfants. Ou dans le premier récit, quand en arrivant à l’école peu après leur arrivée en Allemagne, la narratrice est témoin avec Dina d’une bagarre féroce entre trois filles dans la cour de l’école. Personne ne les arrête, et la narratrice ne sait pas quoi dire « à part un Halt ! Stop ! faibles » puisque « en cours d’allemand, on n’a pas fait d’exercices pour ces situations ». Ou quand avant de rentrer le soir, la troisième narratrice va dans les toilettes de la clinique. Il y fait noir et elle se sent terrifiée d’apercevoir, en dessous de la porte, des pieds. Il s’agit de Lakshmi, sa collègue, jeune maman d’un enfant de six mois qui tire son lait au seul endroit où elle peut être seule et tranquille dans cet « environnement de travail favorable à la famille ». Ou quand on lit l’histoire de Baqil, ce Libanais, collègue de l’hôpital, qui croit avoir perdu son frère dans un attentat à la bombe en rentrant de l’école en bus. C’est auprès de lui, de cette autre personne blessée, que la narratrice retrouve la sérénité et l’amour. Ou le moment où elle se rend compte que l’enfant qu’elle attend de Baqil « quand il sera grand, l’agent de sécurité le suivra dans le magasin, et il ne pourra pas laisser son sac à dos sans surveillance sur le siège ». Ou lorsqu’une amie bosniaque qui « a fuit des tireurs d’élites et on sait pas encore de quoi », raconte comment s’est terminé une histoire d’amour à peine débutée à Fribourg : « J’étais persuadée pendant quelques jours qu’il soit Serbe ne comptait pas. Et qu’on peut oublier. Mais je me suis trompée. On ne peut pas. »
Ces récits font entendre des voix de femmes de manière frappante, et portent en eux une certaine critique du monde où nous vivons, certes. Néanmoins, ils n’accusent personne directement, et ne se veulent pas culpabilisateurs. Ils se contentent d’enregistrer des moments et des scènes qui marquent le corps et l’esprit des narratrices. Le tohu-bohu intérieur à l’Europe que ces histoires font voir est en revanche le théâtre du malaise et des peines de chacun. Le continent en vient à former un patrimoine de traumatismes accumulés, qui s’enrichit et assure la pérennisation de ses aspects les plus sombres sur le dos de la migration du dehors et de l’intérieur de l’Europe. À qui on y pose la question à savoir d’où il arrive et avec quel bagage, la réponse est unanime :
« Ich komme aus Orten, wo es zu laut oder zu leise ist, um die Schreie zu hören. »
« Je viens de régions où il y a trop de bruit ou bien trop de silence pour qu’on entende les cris. »