Tunis. Le vote présidentiel du 13 octobre en Tunisie représente un signal fort : le refus d’engager des liens cordiaux avec Israël. Depuis son indépendance en 1956, la Tunisie a eu une politique compliquée et fluctuante avec l’Etat juif. Il n’a pas de relations diplomatiques depuis la seconde intifada palestinienne de 2000, et avec le mandat de Saïed, c’est impossible d’imaginer une nouvelle forme de rapprochement entre les deux pays. Saïed a profité du débat télévisé du 11 octobre pour s’exprimer très fortement sur la question de la « normalisation » des relations avec Israël : « Normalisation avec qui ? Le mot normalisation est faux. C’est une traîtrise. Celui qui le fait avec l’entité sioniste doit être jugé pour haute trahison ».1

Ces propos témoignent d’un nationalisme arabe duquel il est souvent inspiré. En affirmant que « nous sommes en situation de guerre », Saïed acte une profonde unité arabe, le conflit continu avec Israël représentant ainsi une menace pour le monde arabe entier. Influencée en partie par le panarabisme, la politique de Saïed s’écarte donc de l’Europe. Pendant sa campagne, le nouveau président a condamné « l’influence occidentale » au niveau social, qui encouragerait selon lui les relations homosexuelles. Pour lui, ce n’est qu’en s’éloignant de la politique européenne que la Tunisie peut regagner son intégrité morale et nationale. 

Israël est devenue une grande source de débat en Tunisie depuis la révolution de 2011. Les principes démocratiques du pays incluent effectivement la parole du peuple dans la définition de la politique étrangère, ce qui distingue la Tunisie de certains autres pays arabes. En Égypte, par exemple, les déclarations de guerre avec Israël – et ensuite l’accord de paix de 1979 – ont été faites par les régimes de Nasser et de Sadat : une critique de la normalisation représentait donc une critique du régime lui-même. En revanche en Tunisie, les relations avec Israël sont devenues l’objet d’un débat intense, avec le lancement d’un grand mouvement anti-normalisation, atteignant son paroxysme en 2018, lorsque des  parlementaires tunisiens déchirèrent un drapeau israélien dans le Parlement.2

Auparavant, la Tunisie pouvait se présenter comme un « pont » entre l’Europe et le monde arabe, surtout quand, en 1995, elle devint le premier pays méditerranéen à signer un Accord d’Association avec l’Union. On se souvient que l’Espagne a dû établir des relations diplomatiques avec Israël pour compléter son accession à l’UE en 1986 ; même si les situations ne sont pas strictement identiques, on eût pu envisager que la Tunisie, se rapprochant alors de la politique de la rive nord de la Méditerranée, suive l’exemple de l’Espagne. La constitution rédigée suite à la révolution de 2011 avait mis fin à ce débat en rejetant finalement les relations avec « l’entité sioniste ». Les deux premières versions préliminaires de la constitution ont traité le sionisme de « raciste ». Suite à des interventions de la part de Human Rights Watch, la constitution de 2014 mise en place n’a pas codifié l’hostilité envers Tel Aviv, mais elle fait toujours référence explicite à la situation de la Palestine en préambule.3

Avec cette élection présidentielle, la question était donc de savoir si la position pouvait évoluer. Certains candidats, dont Nabil Karoui et Youssef Chahed, se sont en effet réclamés inspiré par Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie indépendante. Reconnu pour ses réformes libérales de grande envergure, Bourguiba se démarque également par ses tentatives d’établir de meilleures relations entre le monde arabe et l’état juif. Il avait notamment demandé que l’on accepte l’existence d’Israël en 1965 – déclenchant un désaccord avec l’égyptien Nasser – et une fois encore en 1976. Pour autant, sur ce point, l’élection de Saïed constitue un rejet de la tradition bourguibienne au niveau social et de la relation avec Israël.

Quel effet aura donc le mandat de Saïed sur les relations avec l’Israël, et quelles politiques précises envisage-t-on ? Il n’existe actuellement pas de liens diplomatiques formels avec Israël, et le commerce israélo-tunisien est pratiquement inexistant4 – un ralentissement pourrait éventuellement se faire sentir vis-à-vis des exportations d’huile d’olive tunisienne vers Israël. Les répercussions sur le tourisme, secteur clé de l’économie du pays, sont en revanche plus incertaines, alors que le tourisme des citoyens israéliens a été encouragé par les hommes politiques tunisiens depuis les années 1970s. Ces visites – notamment boostées par l’existence de la synagogue de Djerba, la plus ancienne en Afrique – pourraient être remises en cause par l’hostilité de la part de Saïed.

Finalement, l’élection de Saïed semble être le signal d’une évolution de l’opinion publique tunisienne. Le peuple a largement soutenu un candidat qui, même si sa politique ne découle pas explicitement de points de vue religieux, a reçu l’approbation du parti islamiste Ennahda. En s’opposant à l’égalité hommes-femmes en matière d’héritage, Saïed fait référence à la loi islamique. Les attaques de Nabil Karoui, son adversaire au deuxième tour, qui l’a notamment réduit à « un des bras d’Ennahda », n’ont rien fait pour nuire à sa popularité.5

En fêtant sa victoire électorale, Saïed a annoncé triomphalement que « [le peuple tunisien vient] d’entrer dans une nouvelle étape de l’histoire ».6 Il reste à voir si le pays ouvrira également un nouveau chapitre des hostilités israélo-tunisiennes, et si Saïed appliquera à sa politique étrangère envers Israël les ressorts d’une lecture du texte sacré de l’Islam ?