Après le décès du président Jacques Chirac, les deux actes de politique extérieure les plus mis en avant ont été l’opposition à la guerre en Irak en 2003 et la phrase « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », extraite d’un discours au IVe Sommet de la Terre en 2002.  Dans les deux cas, le référent est bien le multilatéralisme, pour la guerre et la paix d’une part, et pour gérer les défis communs, d’autre part. Or la promotion du multilatéralisme, face à des défis globaux notamment, ne peut se comprendre qu’en fonction du contexte international, de ses contraintes et de ses opportunités. Le travail serré sur archives, sur douze ans, permettra de préciser, confirmer ou infirmer cette analyse.

Un tournant majeur de l’histoire de l’après-guerre froide intervient dès 1994, avec la victoire des Républicains aux midterms. Non seulement le bipartisanisme vole en éclat et la polarisation politique s’accentue, mais une aile du Parti républicain est clairement unilatéraliste, et souhaite, comme après toutes les victoires (1918, 1945), replier le dispositif international des États-Unis. C’est donc en partie à la demande de Clinton que Chirac s’efforce de promouvoir un multilatéralisme qui préserve les engagements américains – ce qui ne sera pas le cas pour le protocole de Kyoto de 1997 et pour le traité de Rome de 1998 créant la Cour pénale internationale. L’objectif était, entre autres, d’obtenir que les flux d’aide au développement ne se tarissent pas, en un temps où des Républicains s’en prennent au state building multilatéral et où ils adoptent, pour les États-Unis et pour le monde, une approche conservatrice traditionnelle de la pauvreté – sans compter la guerre menée aux programmes de santé reproductive par opposition idéologique à l’avortement, voire au contrôle des naissances.

Avec l’arrivée au pouvoir de Bush en 2000, c’est davantage l’unilatéralisme des néo-conservateurs que celui des « isolationnistes » qui est craint. Le discours sur le multilatéralisme relève donc davantage du « soft balancing » dans les cadres institutionnels, de manière à enserrer les impulsions américaines dans un filet de contraintes. Le multilatéralisme doit être préservé face à la politique américaine qui cherche à l’instrumentaliser, Washington affirmant que l’ONU ne survivrait pas si elle était incapable de faire face au défi irakien. Les Américains critiquent un retour aux errements gaullistes, notamment lors de la négociation pour la Convention sur la diversité culturelle au sein de l’UNESCO en 2005, alors même que de Gaulle n’utilisait pas le « machin » face à l’hégémonie américaine ou au « condominium » des deux Grands. Paris ne goûte guère aux propositions qui se succèdent, à partir de la fin des années 1990 avec Madeleine Albright, de contourner l’ONU accusée de servir les dictateurs et de se focaliser sur Israël, en créant une Communauté puis une Ligue des démocraties.

Le discours sur les défis globaux, nécessitant un multilatéralisme « efficace », changent aussi de nature. Au début du premier mandat de Chirac, ce discours pointe du doigt les menaces nouvelles, identifiées dès le début des années 1990 (notamment dans des ouvrages sur le « Nouveau Moyen-Age » ou le « nouveau désordre mondial ») : l’immigration incontrôlée, la prolifération nucléaire, le fanatisme religieux, ou les haines ethniques. En revanche, après 2000, l’objectif est davantage de ressouder, face à des défis communs, la communauté internationale secouée par les suites du 11 septembre (avec une obsession pour la guerre contre le terrorisme) et fracturée par la guerre américaine en Irak. Deuxièmement, le président reprend quelques thèmes soulevés par les altermondialistes (notamment le projet de taxation des billets d’avion), sans doute pour couper l’herbe sous le pied de la gauche.

Enfin et surtout, dans un monde où les Américains parlent d’empire, de leadership, et de la prépondérance de Mars sur Vénus (dans le sillage du livre de Robert Kagan fustigeant la faiblesse des Européens1), la France se créée une niche en prônant la coopération face aux grands défis humains. Elle participe à la revitalisation de l’ECOSOC, prône une Organisation mondiale de l’environnement, construit des financements innovants dans le domaine notamment de la santé (et pas seulement UNITAID), organise des conférences sur la biodiversité et la gouvernance écologique, construit une coalition pour promouvoir la thématique des Biens publics mondiaux soulevée par le PNUD à la fin des années 1990, et continue à s’engager pour les Opérations de maintien de la paix, puisqu’un Français est à la tête du DPKO sans interruption depuis 2000.

Ces efforts relèvent aussi de la volonté d’affirmer la voix de la France dans une gouvernance mondiale de plus en plus compétitive, dans le domaine des idées et des normes, où les préférences collectives doivent être promues ou défendues. Il faut peser sur l’agenda et les problématiques légitimes, moins par de grandes déclarations que par un travail souterrain et quotidien des diplomates, et en s’efforçant de conserver (difficilement) des postes clés dans les organisations internationales. Les Américains, parmi d’autres, refusent la problématique des Biens publics mondiaux qui permettait notamment de relégitimer l’aide au développement. La France s’essaye alors aux stratégies d’influence, tout en faisant avancer des thématiques qui servent ses grandes entreprises spécialisées dans l’accès à l’eau ou dans la recherche pharmaceutique. Néanmoins, cet activisme ne se situe pas vraiment dans la continuité de la rhétorique de la multipolarité souhaitable, utilisée aussi par la Russie et la Chine à partir de la seconde moitié des années 1990, avec une dimension « civilisationnelle », et qui s’opposait au constat de l’unipolarité fait seulement après 1995, jusqu’à utiliser le terme d’« hyperpuissance » (Hubert Védrine, 1998), et celui de « nation indispensable » (Madeleine Albright, 1999).

Sources
  1. Of Paradise and Power : America and Europe in the New World Order
Crédits
Ce texte s’appuie sur le chapitre «  Le multilatéralisme et les questions globales  », dans Christian Lequesne et Maurice Vaïsse (dir.) La politique étrangère de Jacques Chirac, Riveneuve éditions, 2013