Que pensez-vous des récentes tentatives d’écrire une histoire européenne ? Je pense notamment à Europa notre Histoire, paru l’année dernière en France et en Allemagne, qui a réuni des historiens européens en leur proposant d’écrire sur une multitude de sujets qui dessinent par leur apposition une histoire complexe de l’Europe.

Malheureusement, je n’ai pas suivi ces projets en détail. Et je n’ai pas vraiment participé à une histoire de l’Europe depuis ma participation à une entreprise de ce genre dans les années 1990 avec Maurice Aymard et Perry Anderson – j’avais alors abandonné le projet après l’achat des éditions Einaudi par Silvio Berlusconi.

Je pense pour autant que nous pouvons peut-être réfléchir à la possibilité d’écrire une histoire de l’Europe comme un échelon intermédiaire face aux problèmes que pose l’histoire mondiale. Dans le cas de l’Europe en effet, il existe des relations denses entre les acteurs et les espaces, ce qui n’est pas toujours le cas lorsque l’on s’efforce de faire de l’histoire mondiale. Cependant, je pense qu’il y a des écueils à éviter, aussi bien du reste dans la perspective d’une histoire européenne que d’une histoire mondiale. Le plus évident sans doute est celui de la téléologie, c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait une sorte de fin vers laquelle tendrait l’histoire. C’est un problème qui se pose bien sûr en histoire mondiale ou européenne, mais je pense surtout que c’est le risque intrinsèque à tout travail historique.

« Dans le cas de l’Europe, il existe des relations denses entre les acteurs et les espaces, ce qui n’est pas toujours le cas lorsque l’on s’efforce de faire de l’histoire mondiale. »

Carlo Ginzburg

Je crois que le problème vient des sources. J’ai écrit un essai, également traduit en français sous le titre Nos mots et les leurs sur le couple étique/émique en histoire 1. C’était une manière de dire que les questions que nous posons à l’histoire de l’Europe – à toute histoire en fait – relèvent d’une approche étique, du point de vue de l’observateur ; mais le problème pour moi est de trouver des réponses émiques, du point de vue des individus, des groupes, des sociétés que nous étudions. Je suis ainsi parti de cette dichotomie, proposée en 1954 par l’anthropologue, linguiste et missionnaire protestant Kenneth Pike, mais je l’ai reformulée parce qu’il me semblait que dans sa version on retombait sur une forme de positivisme un peu primaire : l’approche scientifique ne pouvant être qu’étique et ne se souciant pas vraiment des processus internes. À mon avis, notre travail est de nous pencher sur le processus.

Pour cela, j’ai relu Pike à partir de Marc Bloch 2. Pour moi en effet, il s’est posé les mêmes problèmes qu’il a formulés différemment, par exemple dans l’essai écrit à la fin des années 1930 où il se demande comment on peut utiliser le concept de « classe » à la fin du Moyen-Âge.

À mon avis, le même problème se pose pour l’histoire de l’Europe. Nous partons de l’idée qu’il existe une entité à un certain niveau que nous appelons l’Europe, quelque chose qui existait à d’autres niveaux auparavant, c’est-à-dire avant qu’on ne la nomme ainsi. Ainsi, quand bien même on ne pourrait pas parler d’Europe à l’époque de l’Empire romain, cela ne signifie pas pour autant que certains historiens ne partent pas de l’idée d’Europe pour décrire l’Empire romain. Bien sûr, il est évident qu’il y a des éléments qui ont rendu possible la construction en cours – très fragile – de l’Europe d’aujourd’hui, et que ceux-ci se réfèrent entre autres à l’Empire romain (l’unité linguistique, les phrases en latin) mais nous devons absolument éviter la téléologie. Autrement dit, il faut trouver le bon va-et-vient entre des questions qui seront nécessairement anachroniques et des réponses qui doivent l’être le moins possible.

« Sur l’Europe, il faut trouver le bon va-et-vient entre des questions qui seront nécessairement anachroniques et des réponses qui doivent l’être le moins possible. »

Carlo Ginzburg

J’ai ouvert mon essai par une phrase de Marc Bloch dans laquelle il dit que « la chimie avait le grand avantage de s’adresser à des réalités incapables, par nature, de se nommer elles-mêmes. » Quand on fait de l’histoire, au contraire, les mots changent, le sens change, le contexte change, les acteurs changent et c’est ce hiatus entre notre regard d’historien et celui que nos objets d’étude portaient sur eux-même qu’il nous faut garder en tête. C’est certainement le cas lorsque l’on s’efforce de faire une histoire de l’Europe.

Puisqu’il est selon vous possible de parler de l’Europe comme d’une échelle historique pertinente, quels seraient les éléments historiques, culturels et géographiques composant cette réalité actuelle ?

C’est une bonne question, mais nous revenons ici au problème de l’anachronisme, dont je parlais tout à l’heure. Par exemple, s’il ne fait aucun doute, à mon avis, que l’Europe a été construite contre les Turcs, cela ne peut servir en aucun cas servir d’argument aujourd’hui pour dire que la Turquie ne peut faire partie de l’Europe. C’est un cas, assez extrême si vous voulez, de la relation complexe qui existe entre une réalité historique passée et une réalité historique en construction. À mon avis, il serait illégitime d’utiliser l’histoire de l’Europe telle qu’elle a été construite pour lui fixer des limites aujourd’hui, car il me semble que le terme d’identité est un terme politique qui n’a aucune valeur analytique. L’identité européenne n’existe pas, tout comme il n’y a pas d’identité française, italienne, juive, etc. Ce sont des termes fictifs qui sont utilisés comme armes politiques. Je sais que Ratzinger a parlé de l’identité chrétienne européenne, mais c’est une construction politique. Que faire des communautés non chrétiennes qui vivaient en Europe ? Cette idée du Turc – et la majuscule souligne à quel point je parle ici d’une construction culturelle et politique des Européens – est une idée contre laquelle s’est construite l’idée de l’Europe ; ce n’en est pas moins un élément de cette construction puisque ce concept du Turc a participé à la prise de conscience de l’Europe par les Européens.

« À mon avis, il serait illégitime d’utiliser l’histoire de l’Europe telle qu’elle a été construite pour lui fixer des limites aujourd’hui, car il me semble que le terme d’identité est un terme politique qui n’a aucune valeur analytique. »

Carlo Ginzburg

D’autres facteurs de la construction participent de soubassements plus anciens. Les langues par exemple, comme le latin dont sont issus les langues romanes. On touche ici aux limites de chacun de ces éléments puisque rares sont ceux qui limiteraient l’Europe aux pays de langues romanes. On retrouve ici le problème du téléologisme, et la nécessité de le rejeter : aucun de ces facteurs n’étaient tournés vers une fin. L’Europe se construit presque sans s’en rendre compte – et elle est aujourd’hui de plus en plus menacée, une réalité douloureuse dont nous devons être conscients, comme nous le montrent les dernières élections européennes, qui constituent une menace pour l’avenir.

Vous avez parlé des problèmes de l’histoire mondiale. Pensez-vous qu’il existe un moyen d’adapter la micro-échelle, qui a représenté une part importante de votre travail, à l’échelle mondiale, et l’échelle continentale pourrait-elle représenter ce lien ?

J’ai écrit un essai, qui fut uniquement publié en anglais, qui traite exactement de ce thème. Il s’intitulait Microhistory and World History 3. Il se compose de deux parties, dont la première a été nourrie par ma lecture d’un essai de Francesca Trivellato dans laquelle elle se demandait si la micro-histoire italienne pouvait contribuer à l’histoire globale. Je suis parti de sa réponse positive à cette question en essayant d’aller plus loin, en construisant une sorte de généalogie historico-théorique de la micro-histoire comme expérience mentale. Cette généalogie partait de Hobbes et se terminait par Collingwood en passant Vico, Marx ou Benedetto Croce. Pour moi, la microhistoire est une expérience mentale dans sa façon très singulière de construire un objet. Dans ce processus de construction, je m’inspire de Croce qui disait « chaque histoire est histoire contemporaine » pour dire que chaque histoire est histoire comparée parce que le travail de l’historien induit une comparaison permanente entre le présent du chercheur et le passé.

Par ailleurs, la micro-histoire pose un problème de montée en généralité, comme toute analyse de cas du reste. C’est paradoxal car je crois profondément que la micro-histoire, notamment par les perspectives qu’elle ouvre en histoire comparée, offre la possibilité de faire une bonne histoire globale. Il y a quelque temps par exemple, à la bibliothèque Angelica de Rome, j’ai trouvé un texte, publié au début du XVIIIe siècle, qui fait un parallèle entre les rites indiens et les rites juifs décrits dans la Bible. C’est un ouvrage extraordinaire, richement illustré, dans lequel on trouve les premières représentations européennes de certains rites indiens. Il traite ainsi du thème de la circoncision que l’on retrouve dans plusieurs pays. C’est un excellent exemple puisqu’il croise les approches micro-historique, comparée et, en dernière instance, globale. Face à cette triple approche, j’ai l’impression qu’une échelle continentale, intermédiaire, limiterait considérablement les possibilités de comparaison ; c’est pour cela je crois qu’elle ne m’a jamais vraiment intéressé.

Une partie de votre œuvre a été une tentative d’écrire l’histoire par en bas en cherchant notamment à redonner une parole aux muets de l’histoire officielle. Vous avez ainsi bouleversé notre compréhension des croyances populaires. Pensez-vous que cette approche, cette empathie qui se manifeste vis-à-vis de ceux qui sont privés de parole, fait défaut dans les élites européennes vis-à-vis des peuples européens ? Pensez-vous qu’ils pourraient tirer des leçons des efforts d’empathie déployés par des historiens comme vous ?

C’est une bonne question, à laquelle je répondrais par une objection. Je pense que le mot empathie devrait être écarté et que nous devrions parler de philologie. L’empathie ne suffit pas, elle prend pour acquise une transparence qui n’existe pas. L’idée, inspirée par Vico, qu’il faut déchiffrer le langage des témoignages, au sens le plus large, me paraît beaucoup plus fructueuse.

« L’empathie ne suffit pas, elle prend pour acquise une transparence qui n’existe pas. L’idée, inspirée par Vico, qu’il faut déchiffrer le langage des témoignages, au sens le plus large, me paraît beaucoup plus fructueuse. »

Carlo Ginzburg

Du reste, par delà cette généalogie intellectuelle, cet effort philologique est surtout le résultat de mon expérience. Je partais du désir de raconter les voix des victimes, et ainsi que je l’ai souvent écrit, ce désir était motivé par ma propre vie, c’est-à-dire mes souvenirs d’enfant juif pendant la guerre.

Mais après des années je me suis rendu compte qu’à cet effort de proximité émotionnelle que j’avais avec les victimes s’était ajoutée une proximité intellectuelle avec l’inquisiteur. J’en ai tiré un essai, « L’inquisiteur en tant qu’anthropologue » publié dans Le fil et les traces 4, dans lequel j’ai essayé de réfléchir à cette proximité intellectuelle. Je me suis en effet rendu compte que, si nous avions des fins différentes, il existait une convergence entre l’effort que je faisais pour comprendre les motivations des personnes accusées par l’Inquisition et la pratique des inquisiteurs.

Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, Verdier, 2010

Par exemple, il y a un cas que j’analyse dans Les batailles nocturnes dans lequel je ne m’intéresse pas à un inquisiteur mais au philosophe Nicolas de Cues, évêque de Bessanone, qui a travaillé sur des documents produits par l’Inquisition. Dans un sermon que nous possédons en latin, mais qui fut sans doute prononcé en allemand, il analyse un procès en hérésie ouvert contre deux vieilles paysannes du Val di Fassa en se penchant avec une extraordinaire perspicacité sur leurs croyances. C’est le cas de distance culturelle (entre l’immense philosophe du bas Moyen-Âge et deux vieilles dames) le plus impressionnant que j’ai jamais rencontré. À mon avis, dans ce cas, l’empathie ne suffit pas.

Et trouvez-vous des prolongements contemporains à cet effort philologique que vous avez déployé comme historien ?

Je vais vous répondre par une anecdote. J’étais à Moscou où je devais donner une conférence et je reçus un coup de téléphone de quelqu’un qui se présenta comme le membre d’un groupe commémoratif qui s’occupait de l’histoire du Goulag. J’avais déjà entendu parler d’eux, de leurs efforts pour retrouver les noms de victimes, ainsi que de leurs combats pour défendre les droits civiques en Tchétchénie. Toujours est-il qu’ils voulaient m’inviter à une de leurs réunions, ce à quoi j’ai répondu que je ne comprenais pas pourquoi. Mon interlocuteur me répondit que les membres du groupe avaient lu « L’inquisiteur en tant qu’anthropologue » en anglais. Ils se demandaient s’il serait possible d’utiliser cette lecture oblique des sources jusque dans le cas des procès de l’ère stalinienne, c’est-à-dire des procès où l’on ne pense qu’à trouver des idées préconçues, les préjugés des juges. Je pense que ça l’est complètement.

Quand j’ai commencé à travailler sur les processus d’inquisition, je pense par exemple à The European Witch-Craze of the Sixteenth and Seventeenth Centuries de Hugh Trevor-Roper, on s’intéressait bien peu aux accusés. Les historiens justifiaient cela en disant que les sources étant émises par les juges, les réponses des accusés devaient nécessairement être trafiquées. Je pense au contraire que l’on peut toujours saisir quelque chose qui n’est pas contrôlé par le producteur du texte. C’est quelque chose que j’ai formulé sous forme générale, c’est-à-dire que tout document ne peut jamais être complètement contrôlé. Il y a toujours quelque chose qui s’échappe.

« Tout document ne peut jamais être complètement contrôlé. Il y a toujours quelque chose qui s’échappe. »

Carlo Ginzburg

C’est-à-dire ?

Laissez-moi vous donner un autre exemple. J’ai travaillé sur Histoire des îles Mariannes publiée en 1701 par un jésuite français, Charles le Gobien. Au fil des pages je suis tombé sur une harangue, rapportée par l’auteur, dans laquelle Urao, le chef d’une tribu autochtone, s’exprime contre les Européens qui envahissent les îles Mariannes. Je suis parti de l’idée que ce texte était une construction et j’ai donc essayé de comprendre quels étaient les éléments qui la constituaient. L’un d’entre eux est très certainement l’Agricola de Tacite dans lequel les Bretons colonisés s’expriment contre l’Empire romain en disant que « la destruction qu’ils causent a pour nom la paix » ; or je me souvenais de cette phrase car elle était affichée devant la Scuola Normale de Pise pendant la guerre du Vietnam pour dénoncer les Américains. On la retrouvait aussi dans le texte de Le Gobien. Pièce par pièce, je retrouvais donc les éléments qu’il avait utilisé pour fabriquer cette harangue.

Mais, au moment du discours où Urao accuse les Européens d’avoir apporté des insectes porteurs de maladies, une note de bas de la page affirme que c’était une idée absurde. Sur ce minuscule détail se créait soudain une distance entre le promoteur de la harangue, Le Gobien, et le contenu de la harangue. Je pense que cette accusation était une sorte d’incrustation du réel, un morceau d’un discours effectivement prononcé contre les Européens, qui avait été transmis à Le Gobien. Le texte avait échappé à son producteur.

J’ajouterais que ce texte lui a échappé d’une autre façon. Quand j’ai présenté la version anglaise de ce travail à la School of Oriental and African Studies de Londres, devant un public ethniquement très mixte, j’ai cité un long passage de ce discours et, à la fin de ma conférence, un jeune Africain est venu me voir pour me dire qu’il avait trouvé ce texte magnifique. Le texte fonctionnait toujours et se retournait contre les promoteurs de la colonisation européenne !

Dans Les batailles nocturnes 5 vous vous êtes penchés sur un rituel pratiqué dans le Nord du Frioul à l’époque moderne : les Benandanti prétendaient combattre les sorcières pendant certaines nuits pour garantir la fertilité des terres. Au cours de l’ouvrage, vous mentionnez des pratiques similaires en Livonie. Mircea Eliade disait quant à lui avoir identifié des pratiques similaires en Hongrie et en Roumanie. Pour lui, comme pour d’autres penseurs proches de la Nouvelle Droite européenne, c’était le signe de la persistance d’une culture païenne constitutive de l’identité européenne. Comment leur répondriez-vous ?

Carlo Ginzburg, Les batailles noctures, Flammarion, ed. 2019

En ce qui concerne les Benandanti, je ne parlerais pas exactement de pratiques, mais de pratiques décrites, ce qui m’a poussé à proposer une comparaison entre ces histoires que les Benandanti font dans le Frioul et un processus très anormal de lutte contre un loup garou que j’avais identifié en Livonie. Ceci dit, cette comparaison a suscité de nombreuses critiques. De mon côté j’avais plutôt en tête une approche structurelle, mettant en relation la morphologie dynamique de Goethe et l’histoire.

Je ne crois pas cependant que ces pratiques décrites disent quelques choses de spécifiquement européen, au contraire. Ma perspective historique n’est pas européenne, mais eurasienne ; mais je voudrais souligner que cette perspective n’est en rien politique.

Ainsi, à la fin du Sabbat des sorcières, je propose ce que j’appelle des conjectures eurasiatiques qui s’interroge sur l’éventuelle circulation de ces pratiques depuis les steppes d’Asie centrale vers l’Europe. L’approche morphologique nous dit qu’il y a des similitudes frappantes. J’avais par exemple cité dans une note de ce livre un passage de l’Anthropologie structurale 6 de Lévi-Strauss qui m’avait beaucoup impressionné. Il devenait pour moi l’avocat du diable, en ce sens qu’il posait des questions troublantes, précisément dans son attaque contre l’histoire : il affirmait que l’idée de la double représentation, que l’on trouve dans les cultures d’Alaska et de la Chine, fut le moment où il découvrit le structuralisme. Pour lui, bien que les constructions les plus aventureuses du diffusionnisme fussent déjà à l’essai, le problème de la persistance de la compréhension demeurerait toujours car la diffusion et la persistance d’une pratique posent des problèmes auxquels on ne peut répondre. La description de ce tournant intellectuel m’a semblé extraordinaire et je l’ai citée en entier.

La persistance des mythes et des pratiques pose un problème beaucoup plus profond que celui de leur diffusion. Je suis convaincu en effet que le diffusionnisme est une théorie faible : la diffusion est un fait quand elle a eu lieu, mais elle ne dit rien de la persistance. Ce qui est passionnant c’est de comprendre comment les pratiques ou les croyances ont été adoptées et éventuellement révisées.

« La persistance des mythes et des pratiques pose un problème beaucoup plus profond que celui de leur diffusion. Je suis convaincu en effet que le diffusionnisme est une théorie faible : la diffusion est un fait quand elle a eu lieu, mais elle ne dit rien de la persistance. »

Carlo Ginzburg

Vous avez récemment retiré votre participation au Festival du livre de Turin, comment jugez-vous la situation politique italienne aujourd’hui ?

J’ai retiré ma présence, puis la situation a changé, et je suis revenu. Je crois profondément que l’antifascisme doit aller plus loin que de simples déclarations d’intention. À Turin, la maison d’édition proche de CasaPound s’était déclarée fasciste avant d’ajouter que l’antifascisme était le vrai problème de la société italienne. Ce double positionnement posait problème, d’où mon retrait.

Malheureusement, l’Italie n’est pas un cas isolé, mais la situation italienne est très préoccupante. Nous sommes confrontés à un cas de fascisme réélaboré, il y a des différences, mais comme je l’ai dit il y a quelques années dans une interview, je pense que le fascisme a un avenir, une déclaration amère, mais qui trouve confirmation dans l’histoire récente.

Qu’en est-il de l’avenir, après les élections européennes ?

L’Europe est très fragile. De mon point de vue, j’ai l’impression qu’en vieillissant on perd la capacité de comprendre la réalité en mouvement. Je m’en rends compte continuellement. Cela dit, je me demande si quelqu’un aurait pu imaginer une séquence comme celle qui a été ouverte par le Brexit. Pas même un romancier avec une grande imagination n’aurait pu concevoir une histoire avec autant de rebondissements.

En France, les intellectuels néonationalistes attaquent l’histoire dite mondiale. Comment répondriez-vous à ces attaques ?

Très simplement. Si l’on considère l’histoire de l’historiographie dans une perspective à long terme, l’histoire d’un point de vue national est une des nombreuses possibilités, un des nombreux moments de l’écriture de l’histoire. C’est justement pour cela qu’il est absurde de l’identifier à l’Histoire. Ajoutons qu’aucun de ces labels – de ces moments historiographiques – ne sont des gages de qualité : une mauvaise microhistoire est une mauvaise microhistoire, de même qu’une mauvaise histoire nationale est une mauvaise histoire nationale. L’une des richesses de la science historique vient de sa diversité et, inversement, le risque est de voir un courant historiographique s’identifier à l’Histoire.

« L’une des richesses de la science historique vient de sa diversité et, inversement, le risque est de voir un courant historiographique s’identifier à l’Histoire. »

Carlo Ginzburg

Et ne pensez-vous pas que l’histoire structurellement nationale peut éviter de se présenter comme une Histoire ?

L’histoire nationale qui essentialise les identités – française ou italienne – ne peut que se confondre avec l’Histoire parce qu’elle pèche doublement, par ethnocentrisme et par anachronisme. Les identités ne sont pas fixes ou éternelles, ce sont des constructions. C’est cela qu’il est intéressant d’analyser et, en ce sens, il est possible de faire une histoire de qualité qui pose la question des nations. Ce n’est pas toujours facile. Prenez l’exemple de l’Italie, la construction de l’État italien unifié a été plus tardive. Face au polycentrisme de la réalité italienne, la construction d’une perspective unitaire a été difficile et, en conséquence, ce processus est historiquement beaucoup plus difficile à interpréter.

Dans le cas de la France, on identifie tout de suite certains éléments de la constructions : « Nos ancêtres les Gaulois… » par exemple. La mauvaise histoire nationale veut faire de cette affirmation une catégorie analytique. C’est absurde. Je crois au contraire qu’il faut la mettre à distance pour l’étudier et comprendre ce qu’elle dit du processus de construction de l’identité nationale.

Dans Peur, révérence, terreur : quatre essais d’iconographie politique, vous essayez de développer une théorie de l’image, de la raison pour laquelle certaines images sont particulièrement efficaces, surtout lorsqu’elles suscitent la terreur ou le respect. Pourquoi pensez-vous que l’Europe d’aujourd’hui manque d’images ou de symboles forts ? Il est très frappant que l’Europe existe au niveau institutionnel, au niveau culturel jusqu’à un certain point, et pas du tout au niveau iconographique.

Ce serait drôle de chercher l’équivalent de Marianne. Peut-être la figure d’Europe ? Je crois surtout qu’il nous faut considérer le contexte. Aujourd’hui la présence quotidienne des images n’a pas d’équivalent dans le passé. Il y a une croissance incroyable de l’image, tout le monde prend des photos, en envoie, en reçoit. La publicité est omniprésente. Il y a une inflation d’images dans le sens où nous parlons d’inflation de la monnaie. C’est comme si nous nous promenions avec des brouettes pleines d’images dévaluées.

« Je pense que nous devons récupérer une lecture lente des images. »

Carlo Ginzburg

C’est pour cela que j’ai fait mienne la phrase de Nietzsche – lorsqu’il n’était pas encore philosophe mais philologue – qui affirma dans sa leçon inaugurale à l’Université que la philologie était un art de lire lentement. Je pense que nous devons récupérer une lecture lente des images. C’est un exercice particulièrement difficile tant nous sommes stimulés par des images que nous ne voyons plus mais c’est ce que je proposais dans ce livre : retrouver le sens politique des images par une observation attentive. Et revenir ainsi à la philologie telle que l’entendait Vico, c’est-à-dire une étude des textes et des images.

Sources
  1. En histoire, émique désigne le type de recherche qui s’intéresse aux groupes ou aux phénomènes de l’intérieur, et étique à celui qui s’y intéresse de l’extérieur. Cette dichotomie, utilisée à l’origine en linguistique, s’étend à plusieurs sciences sociales.
  2. Notamment dans ses réflexions de méthode publiées sous ce titre : Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien.
  3. Publié dans la Cambridge World History (2015), ouvrage collectif édité par Jerry Bentley, Sanjay Subrahmanyam et Merry Wiesner-Hanks
  4. Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, traduit de l’italien par Martin Rueff, Lagrasse, Verdier, 2010.
  5. Carlo Ginzburg, Les batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe siècles, traduit de l’italien par Giordana Charuty, Paris, Flammarion, 2019 (1980).
  6. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1996 (1958).