Aboubakar Soumahoro est italo-ivoirien, dirigeant syndical de l’USB (Unione Sindacale di Base [Union Syndicale de Base, ndr]) et activiste pour le droit des travailleurs et des exclus. Nous l’avons rencontré au siège de l’USB, dans le sud de Rome, par une étouffante matinée d’été. Invité récurrent des plateaux de télévision italiens, il a publié, en avril 2019, son premier livre Umanità in rivolta, édité par Feltrinelli. Ce livre, qui se présente comme un manifeste, vise à « combler le vide du débat politique italien, en disant haut et fort que pour ne pas renoncer à notre quête du bonheur, nous devrions changer notre paradigme économique. » Il dénonce avant tout les conditions de vie et de travail des précaires, ou de ceux qu’il nomme les « damnés de la mondialisation », dont les migrants ne sont qu’une partie.
Dans votre livre Umanità in rivolta [Feltrinelli, avril 2019] vous racontez avoir grandi en Côte d’Ivoire, et avoir entendu parler pour la première fois de l’Italie pendant votre adolescence… Peut-on parler d’un véritable soft power italien et européen en Afrique de l’Ouest ?
C’est une question liée aux rêves, que chacun de nous vit en soi-même. Une liste de rêves, qui est construite dès le plus jeune âge ; lorsque les enfants vont à l’école, et qu’on leur demande ce qu’ils voudraient devenir, ce qu’ils voudraient réaliser. Et à côté des rêves, il y a la curiosité. C’est la beauté de la vie : et le pivot de ces différents éléments est la quête du bonheur. Ainsi, dans cette perspective, par rapport aux contextes que certains nomment en retard, nous pouvons nous demander : qu’est-ce que le retard ? Qu’est-ce que la pauvreté ? Lorsque je décris mon rêve de rejoindre l’Italie, je ne sentais certainement pas ce « retard » et cette « pauvreté ». Ces rêves dérivent de la puissance d’un monde désormais cosmopolite ; on peut vivre en Côte d’Ivoire et rêver de choses qui, après, se vérifient… des rêves qui se trouvent, géographiquement parlant, non pas en Côte d’Ivoire, mais en Amérique du Sud, aux États-Unis, en France ou en Italie… Et après, il s’agit d’entreprendre un parcours pour atteindre tel bonheur et réaliser tel rêve. Rêve qui, cependant, n’est pas le produit d’une influence de l’Italie dans les pays africains…
Le produit d’une fascination, plutôt… En ce sens, le football pourrait-il être un bon exemple ?
Oui, certainement. En prenant l’exemple du foot, nous nous disions : ceci, je voudrais le voir. Une beauté que nous pourrions définir comme une relation de diversité, qui exprime, en fin de compte, une richesse incroyable. Pour moi, c’était cela : polir un rêve comme on cire des chaussures, et dans son reflet entrevoir l’image de l’Europe, de l’Italie.
En 2011, vous devenez le porte-parole de la délégation italienne de la Coalition internationale des Sans papiers, et organisez une marche à travers l’Europe. Vous proposiez un modèle différent, basé sur le principe de libre circulation des personnes. Est-ce-que le fait que le mouvement soit transnational – et donc international – constitue un élément essentiel ?
La marche est le résultat d’un processus de participation collective. Dans le livre, je raconte le processus à l’origine de l’organisation de la marche : un raisonnement collectif, avec des personnes, des hommes et des femmes françaises, entre autres – la Coalition des Sans Papiers a une base en France, avec Anzoumane Sissoko. Elle a été proposée sur la base d’un raisonnement de fond, que j’essaye de mettre en évidence dans mon livre : la question de la liberté de circulation des personnes. Beaucoup de débats se sont développés autour des processus migratoires – que certains appellent « flux », et je ne comprends encore pas bien pourquoi. Débats qui sont canalisés d’une manière qui rend le thème traité toujours plus clivant, entre instrumentalisation d’une part et banalisation d’autre part.
Comment répondre alors aux propos stigmatisants et polarisés – comme par exemple les gens totalement « pour » (comprendre : « frontières totalement ouvertes ») ou totalement « contre » (comprendre : « frontières totalement fermées ») « l’immigration » ? Un type de propos qui dérive de l’instrumentalisation et de la banalisation du discours que vous venez de dénoncer…
Comment acter des politiques pour ceux qui disent « immigration 0 » ? Je me réfère ici à l’intervention politique, qui a transformé tout discours sur l’immigration en propos, comme vous le dites, polarisé, clivant. Une des idées qui circulent est que, si nous éradiquons totalement les processus migratoires, le PIB continuera à augmenter. De l’autre côté, nous observons un phénomène d’instrumentalisation, qui avance une autre thématique : l’immigration est vue comme un problème, et la solution au problème est de pousser les gens à l’exaspération. Le dénominateur commun est, dans les deux cas, le paradigme de la peur.
Mais si nous entamons un raisonnement sur les processus migratoires qui cherche à aller au-delà de tel paradigme, nous nous trouvons face au concept de civilisation et de civilité ; et toute civilisation qui se pense comme une île, détachée du monde, risque de se renfermer en soi-même et de dresser des murs. Et nous savons qu’aujourd’hui, les damnés de la mondialisation – et c’est bien cela le sujet principal de mon livre – ne sont plus les nomades et les explorateurs d’autres temps, c’est-à-dire ceux qu’on appelait colonisateurs. Ces derniers ne sont pas moins nomades des actuels damnés de la mondialisation. Ainsi, en regardant les travaux du Grand continent, c’est-à-dire la volonté d’entreprendre un raisonnement sur l’échelle européenne, il est clair que, si nous ne sommes pas des îles détachées les unes des autres, tel raisonnement ne peut être que transnational. Par conséquent, notre vision pourrait se transformer en quelque chose de concret. Le caractère concret des mouvements du Sud des damnés de la mondialisation vers les pays du Nord se reflète dans les autres damnés de mondialisation, c’est-à-dire chez ceux qui sont sujets à des politiques d’austérité – qui ont dernièrement marqué la vie quotidienne des personnes.
Qui sont plus précisément ces damnés de la mondialisation ?
Les damnés de la mondialisation ne sont pas « monocolores », ce sont les damnés de l’actuel paradigme économique. Un paradigme qui, au fur et à mesure, continue à générer de nouvelles – mais aussi d’anciennes – figures, toujours plus isolées, mises à la marge de la société et toujours plus portés à se cacher, à être confinés dans des zones déterminées des big cities. Si nous regardons à Paris, Barcelone, Madrid, Rome ou Milan, il est clair que vivre dans le cœur de ces villes n’est plus permis à tout le monde. Et il ne s’agit pas que de ceux que nous appelons migrants ; je parle aussi des étudiants précaires ; et de certains travailleurs, dont le salaire est trop bas. Des villes qui sont donc devenues à la mesure de sujets constituant toujours plus une minorité, par rapport à une masse toujours plus exclue.
C’est-à-dire un effet « ciseau », avec des inégalités de plus en plus marquées…
Je cherche à lire quels sont les processus internes à ce type d’approche. Puis, si on se penche sur les normes – que j’appelle « racialisantes » – qui existent à l’intérieur de ces villes, il est clair qu’elles sont formulées en visant une partie de la population. C’est ce que j’ai appelé « racialisation »1. Or manifestement, ces sujets – les immigrés, les étrangers – ne seront plus seuls dans ce cercle ; mais seront suivis à la fois par des Français, des Italiens, des Américains, vivant dans les mêmes conditions sociales. Nous sommes donc face à une question rattachée à la structure de nos sociétés, et qui touche à leur désarticulation.
De l’autre côté, en ce qui me concerne, je cherche à ne plus parler de « migrant » mais de « personne », en tant que porteuse de besoins et d’éléments qui répondent à des devoirs, à la reconnaissance de droits… Or dans l’état actuel des choses, certaines personnes se disent : « je suis Italien et je vis comme un extra-communautaire en Italie » ; « je suis Français et je vais vivre comme des immigrés dans mon propre pays ». Nous sommes ici face à un modèle qui, étant structuré d’une certaine manière, génèrera toujours de nouvelles figures. Ainsi, la nouvelle condition, qui se dessine à partir de l’actuel triptyque « immigration/pauvreté/précarité » a évolué vers « précarité/précarité ». Voilà pourquoi le langage à utiliser ne peut plus être unidirectionnel, mais doit porter en soi une dimension transnationale. Mon livre est une tentative de faire émerger une série de processus déshumanisants, indépendamment de la couleur de la peau des sujets dont je parle.
Vous avez parlé de nomades. Il nous semble que les nomades européens sont ceux qui pourraient (ont les moyens de) bouger, par opposition aux sédentaires, qui sont ancrés dans un endroit précis, qui n’ont pas les moyens de la mobilité. Pour vous, les nomades sont ceux qui ne réussissent pas à trouver d’endroit fixe puisqu’il ne peuvent pas se le permettre et qui, par conséquent, sont obligés de se déplacer pour pouvoir survivre…
… à la recherche du bonheur. Nous vivons dans une société qui, comme le disait Aimé Césaire, est en décadence puisqu’elle ne réussit pas à résoudre les problèmes qui sont à la base de son propre échec. Il faudrait donc essayer d’appeler ces problèmes par leurs noms, ce qui nous aiderait à les comprendre et, simultanément, à faire émerger des hypothèses de propositions. Propositions qui peuvent ensuite circuler concrètement dans la dimension matérielle et immatérielle.
Des problèmes qui dérivent du fait que la valeur humaine est désormais basée sur le concept d’avoir et non plus d’être…
Ils sont fondés sur le fait de transformer les personnes en marchandises. Une idée qui s’applique à de nombreux domaines : à la figure du travailleur et de l’ouvrier par exemple. En ce sens, il existe, d’un côté, une part de calculs légitimes, propres au monde des entreprises. C’est-à-dire qu’un sujet doit me consentir d’atteindre mon objectif, relatif à la maximisation du profit…
Quel est à l’inverse le type de raisonnement propre à votre domaine : le monde syndical ?
C’est un raisonnement très délicat. Il faut avant tout prendre en compte, d’un côté, la personne en question en tant que travailleur, en termes quantitatifs, pour faire face à la réalité que nous rencontrons. Et, de l’autre côté, faire en sorte que la récompense à sa fatigue soit décente. Il s’agit donc d’articuler les termes quantitatifs à la recherche d’un idéal type, en ne considérant plus l’objet-travailleur comme une marchandise, mais comme une personne, qui, avant d’être destinée à son travail, est un être humain, porteur de rêves, de désirs et de droits…
Ainsi, si nous uniformisons sa personne en la réduisant à sa situation matérielle, on perd de vue le sens de l’humain. Il faut donc se demander si le raisonnement sur le travail entrepris à partir de mesures quantitatives permet à la personne en question de réaliser ses rêves ; et si ce n’est pas le cas, se demander si le système est alors légitime.
Ce n’est pas seulement une question italienne, c’est une question planétaire. Voilà pourquoi je soutiens la thèse selon laquelle l’actuel système de production porte à la déshumanisation. Un système qui provient d’un paradigme économique fixé sur des variables purement quantitatives n’est pas satisfaisant. Il faudrait alors imaginer un nouveau paradigme économique, qui considère, à rebours, les variables réellement existantes.
Justement : le discours que vous présentez dans votre livre est lié aussi à la variable écologique. Qu’entendez-vous exactement ?
Le système que j’imagine est un système où la question sociale est nécessairement reliée la question écologique. Lorsque nous parlons de changement climatique, il semble que nous parlons d’un monde en devenir, un monde abstrait. Mais, en réalité, il s’agit déjà de notre vécu, de notre quotidienneté ! Lire une question de ce genre d’une manière exclusivement quantitative équivaut à une renonciation de notre propre vie et de notre futur. Cela passe par le biais de la condamnation émise vis-à-vis des futures générations. Sans elles, il n’y a pas de vie, pas de planète.
En rebondissant sur ce que vous disiez auparavant : est-ce que les syndicats peuvent avoir un rôle qui va au-delà de la tutelle des travailleurs, pour la création d’un nouveau système éthique, qui proposerait une refondation ou une sorte de pseudo révolution culturelle, en mettant en avant les valeurs que vous défendez ?
L’action syndicale est un morceau de notre vie, de nos besoins, de nos rêves. Mais elle reste un morceau, un élément de l’ensemble, pas un tout. Et au-delà de cette action, il existe une myriade de vies. Mais il est clair qu’on ne peut pas réduire notre action à ce qui se passe pendant les 6 ou 8 heures de travail quotidiennes d’une personne. Bien que nous devions impérativement nous demander si les horaires de travail sont bien payés et si les heures supplémentaires sont payées, nous devons aussi nous demander si les personnes qui terminent le travail en fin de journée réussissent véritablement – ou pas – à faire face à leurs propres besoins – en termes de possibilité de payer le loyer, de pouvoir faire étudier leurs enfants à l’école, en les mettant dans la condition d’accéder à une dynamique d’ascenseur social, etc… Si le père est ouvrier, le fils le sera-t-il aussi ? Le fils peut-il rêver de devenir médecin ? Ces interrogations doivent nécessairement accompagner l’action syndicale. Ce qui ne veut pas dire qu’elle doit se substituer à d’autres domaines, comme la politique partisane.
À long terme, avec le développement de technologies digitales qui visent notamment à la question de la représentation politique et sociale, est-ce que le syndicat pourrait devenir, d’une manière ou d’une autre, obsolète ?
Absolument pas. C’est une très belle question : cela pose l’action syndicale face au questionnement qu’elle devrait poser dans le présent et dans le futur. Avec le nouveau monde de l’économie digitale et des nouveaux travaux, il serait en effet possible de penser que le syndicat n’a plus de raison d’exister. C’est une question actuelle et qui jaillit d’ailleurs de manière spontanée dans le récit de différents analystes… Par exemple, pour comprendre la modalité et le rapport de travail entre un rider et son patron, il faut regarder son portable. De quelle manière une organisation syndicale peut-elle avoir une interface avec ceux qui gèrent ce type d’algorithme ? Le monde vers lequel nous sommes en train d’aller est inéluctable. Nous devons partir de ce constat et créer des formes de représentation syndicale qui puissent accompagner la quête du bonheur des personnes. De l’autre côté, certaines personnes pensent que l’actuel paradigme économique devrait se développer ultérieurement, en créant et en s’inventant de nouveaux termes pour des formes de travail inédites. Et derrière ces nouvelles formes, se cachent toujours plus d’anciennes formes d’exploitation.
Toujours par rapport au thème de l’évolution technologique du marché du travail : est-ce que, avec le développement de la robotisation dans les différents secteurs, la partie se joue entre robots et ouvriers agricoles ?
La présence des machines dans le monde agroalimentaire – sans tomber dans de fausses généralisations, et en prenant en compte l’hétérogénéité entre les pays – dépend des différents contextes géographiques, qui présentent des processus variés. Par exemple, dans certains contextes, le travail manuel est encore présent. Présence qui, à long terme, se maintiendra, puisque la tendance est à l’augmentation. De l’autre côté, se pose le problème du futur du travail, des conditions de ceux qui font actuellement ce travail manuel, et de la manière par rapport à laquelle ils seront-ils qualifiés dans le futur. Il faudrait entreprendre de nombreuses analyses. Nous sommes probablement déjà en retard. Et il faut, de l’autre côté, établir de nouveaux mécanismes vis-à-vis de la redistribution de la richesse, en se demandant : qui contrôle les géants économiques ? Existent-il des politiques capables d’interagir avec ces géants ? Cette question s’accompagne de celle sur la redistribution. En ce sens, des processus – comme ceux propres à l’action syndicale qui est, dans un tel contexte, absolument fondamentale – doivent être mis en place et renforcés. Ainsi que la création de synergies et de relations entre différents sujets, à l’intérieur, par exemple, du monde académique, qui ne peut pas rester passif. Il doit générer de la culture, une culture qui donne et rende de la vie. Et non pas la culture en tant que Frantz Fanon l’a définie, comme quelque chose qui produit des sujets « désorientateurs ».
En quel sens ?
Du moment où nous avons vécu des situations qui, dans le passé, avaient été définies comme porteuses de richesse et de travail, et qui se sont désormais révélées néfastes, il est absurde que certains analystes justifient encore de telles recettes. Alors qu’il est évident que la forme actuelle de la mondialisation a maximisé l’exclusion de sujets, qui ne peuvent plus être appelés damnés de la terre, mais, comme je l’ai dit auparavant, damnés de la mondialisation. Il faudrait donc s’interroger sur le rôle de la culture, sur son degré d’importance fondamentale. Une culture qui, désormais, ne peut plus s’uniformiser avec la pensée dominante, mais qui la mette en discussion. Tout ne peut pas être lu en termes de marchandise, parce qu’il faut toujours produire, produire et produire. Il faut plutôt se demander : est-ce que cette culture, que nous sommes en train de produire, nous aide à améliorer notre vie ? Est-ce qu’elle fait en sorte que les derniers aient accès au monde du savoir ? Les titres d’études, les diplômes obtenus dans des institutions qui se trouvent dans des quartiers populaires ou périphériques ont-ils le même poids que les diplômes équivalents, pris dans le cœur de la ville, dans ce qu’on appelle les lieux de « l’élite » ? C’est clair qu’ils présentent un degré d’autorité différente. Évidemment, les gens qui sortent des écoles d’élite ont plus facilement accès au monde du travail. Et tout cela est relié à une réduction de la culture. C’est cela le thème.
Déplaçons-nous sur un plan plus politique. Est-ce qu’en partant, entre autres, des figures comme celles des ouvriers agricoles et des migrants de première ou deuxième génération, de ce monde que vous appelez « précaire » ou « nomade », il serait possible de refonder et de recréer une narration de ce qu’on appelait la gauche, et dont on ressent, depuis un moment, une sorte de manque… En ce sens, cette portion de population pourrait-elle représenter, potentiellement, une « poche sociale » importante ?
Je voudrais bien souligner que je ne pars pas des migrants. Prenons un exemple concret : à Foggia [ville dans le nord des Pouilles, ndr], il y a 50 000 travailleurs agricoles. Un pourcentage minime d’entre eux est constitué par ceux que nous pouvons appeler ouvriers agricoles, accompagnés par l’adjectif « migrant », permettant ainsi à certains récits de les dépouiller de la condition de travailleurs – puisqu’on les appelle migrants au lieu d’ouvriers agricoles, en les étiquetant ainsi sous des lois racialisantes. Alors que la question à se poser est de type différent : c’est la question du rapport entre leur salaire et leur travail. Dans la haute saison de récolte, les migrants sont 5 000, voire 6 000 ; le reste (environ 40 000 personnes), ce sont tous des italiens. Notre propos consiste donc à essayer de faire tenir ensemble toutes ces personnes. La même chose vaut pour le secteur tertiaire, etc.
En ce sens, votre approche veut annuler en amont la dynamique de la racialisation…
Absolument. Si on ne part pas de ce constat, demain vous allez vous trouver – ou, si ce n’est pas vous, des personnes qui vous sont proches – à l’intérieur d’une des trois dynamiques de racialisation2. La population sera davantage réduite à une masse, réduite en termes électoraux, ce qui se reflète d’ailleurs dans la dynamique de l’inimitié, qui pousse à chercher l’ennemi public le plus attrayant en fonction du moment et des circonstances données. En partant de cette considération, il faut réinventer et récupérer des valeurs qui étaient fondamentales, et qui ont étés perdues. En partant de cette déshumanisation, nous devons retourner à l’humanisation. Une humanisation qui pose au centre la justice sociale et climatique.
En même temps, il faut considérer le besoin de participation active, articulée autour du principe de solidarité. Un principe central, et qui n’a rien d’abstrait : la solidarité est une forme matérielle pour expliciter le fait que, bien que nous provenions de différents lieux, nous partageons les mêmes besoins. Ce qui nous porte à lutter ensemble pour parvenir aux mêmes objectifs : le revenu, le travail, l’environnement, etc. Une lecture qui doit se faire avec une optique transnationale. Et je ne réfléchis donc pas en termes électoraux…
Plutôt en termes de valeurs qui pourraient être portées et appliquées à la sphère politique…
Ce sont des valeurs qui doivent être partagés dans notre société humaine. Pour ceux qui interprètent ces mêmes valeurs dans le cadre syndical et académique, l’important est que nous essayions de dessiner une nouvelle société. Puisque ce n’est pas la société elle-même qui réduit tout en pourcentage électoral…
D’ailleurs, quels sont vos rapports avec les partis politiques ?
Des rapports et des interactions existent… Bien que, évidemment, nous devions maintenir une certaine indépendance et autonomie par rapport à cette sphère.
Un commentaire sur les élections européennes de mai dernier ? Est-ce que, au-delà du cas italien, il est possible d’entrevoir une lueur d’espoir…
Indépendamment du pays, je pense que, si les exaspérations, les chasses aux sorcières et le climat de peur persistent, on ne peut pas rester les bras croisés. Nous devons partir des mêmes lieux, au sens concret et physique du terme : c’est-à-dire aller au milieu des gens et construire de l’espoir – par rapport au climat, aux gens, au jeunes… Cela nécessite la construction de processus qui génèrent une conscience collective. Et une telle conscience doit être transmise de génération en génération, avec les armes de la culture.
En revenant sur votre propos vis-à-vis du rétablissement de valeurs éthiques : d’après votre discours sur la mise en place de normes qui suivent la dynamique de la racialisation, il est intéressant de constater qu’une telle racialisation ne s’exprime plus désormais en une simple prolifération normative, mais plutôt dans la mise en place de nouvelles valeurs, fruit du travail élaboré dans la durée (initié il y a 20 ou 30 ans) et qui touche à l’évolution des lois. En ce sens, la banalisation et la normalisation de pratiques et d’attitudes fondamentalement racistes deviennent toujours plus courantes, car toujours plus ancrées dans le système de valeur actuel. Il semble presque, en Italie, que la norme (raciste) soit devenu loi fondamentale d’une nouvelle – ou « exhumée » – éthique…
Et cela porte à la création d’un segment de la population que nous pouvons étiqueter comme « spécial ». La catégorisation porte à la construction de cette population spéciale réglée par des normes. Qu’est ce qui s’est passé en Afrique du Sud, ou dans l’Italie fasciste des lois racistes ? Il est clair que, en analysant ces exemples historiques et en les comparant au moment présent, un saut a été fait. Et qu’il est impossible d’éliminer des années de dérive culturelle d’un trait de crayon. Voilà pourquoi le travail culturel devient fondamental.
Comment jugez-vous alors ce qui a été fait depuis la décolonisation ?
Il y a eu de nouvelles situations qui ont permis de mettre en jeu ces mêmes dispositifs « racistes. » Et s’agissant des sans abri, comme je l’ai dit, nous remarquons qu’il existe de plus en plus de zones urbaines qui leurs sont interdites. Le résultat du système actuel est le fait de vouloir toujours éloigner de nos yeux ce que ne nous voulons pas voir, qu’on voudrait toujours tenir dans un endroit caché… Ce n’est pas une question italienne, c’est une question européenne et internationale, c’est ainsi même aux États-Unis. Et si nous prenons acte de cette dynamique, il sera alors peut-être possible d’aller au-delà de cette forme d’hypocrisie quasi omniprésente. Mais la tendance est de continuer ainsi, en pointant du doigt et en soutenant que le vrai problème réside dans des formes, forces et discours politiques – puisque, si un certain discours politique continue à fonctionner, c’est grâce à l’individualisation de l’ennemi publique de tous… Nous parlons toujours de Salvini, mais quelles normes ont-ils fait ceux qui sont venus avant lui ? Quels résultats ont-elles donné ? Il faut partir de ce type de constatation pour éviter les formes d’instrumentalisation.
Ainsi, personne ne dira que le vrai problème est l’actuel paradigme économique. Alors que nous devrions nous demander : sommes-nous sûrs et certains que les politiques que nous avons mises en place sont véritablement efficaces vis-à-vis du changement climatique ? Pourquoi parlons-nous de migrants économiques ? Pourquoi l’institut de l’asile n’est pas sous tutelle ? Interrogeons-nous : si nous avons admis que les guerres portent les personnes à s’échapper et, finalement, que l’actuel phénomène du réchauffement climatique porte aussi les personnes à s’échapper, la cause de tout cela réside peut-être dans l’actuel paradigme économique…
Pour comprendre l’enjeu de l’immigration en Europe, il faudrait peut-être alors se tourner vers l’Afrique, et comprendre quels dynamiques sont en cours là-bas…
Ce n’est pas seulement une question africaine. Et ce qui se passe en Afrique est sous les yeux de tout le monde. Mon approche veut être plutôt transcontinentale ou internationale.
Oui, mais les dynamiques migratoires provenant du Sud vers le Nord vont tendanciellement augmenter – à cause de différents facteurs, comme le réchauffement climatique, qui portera vraisemblablement des millions de migrants climatiques à se déplacer, la croissance démographique de certains pays africains, le développement économique de plusieurs tranches de la population africaine, qui voudra migrer vers des pays leur offrant plus d’opportunités… Ce qui est maintenant un « faux problème », un phénomène instrumentalisé, ne risque-t-il pas de devenir un véritable enjeu ?
Il ne faut pas lire les processus en Afrique avec les mêmes instruments qu’ici en Europe. Regarder vers l’Afrique comme un continent qui concentre tous les désastres, toutes les misères du monde s’apparente à du paternalisme. Des processus de participation, que nous ne voulons pas montrer ici, sont en train de se développer là-bas, en Afrique. Les gens s’organisent. Et, à l’inverse, l’un des principaux constats est que, en Europe, nous sommes en train d’aller vers une récession démographique, alors que là-bas, ils continuent à faire des enfants, ce qui portera à une explosion… On se demande alors : où iront vivre toutes ces personnes ? Alors qu’il faudrait adopter une autre perspective, c’est-à-dire assumer qu’il existe un continent et des pays entiers qui ne se sont pas encore libérés de ce qu’on appelle colonisation, qui n’est pas que géographique, mais aussi économique.
En ce sens, peut-on parler de néocolonialisme chinois en Afrique ?
Par rapport à la question de la colonisation, je voudrais rebondir sur un des passages de mon raisonnement entrepris il y a quelques minutes : les damnés de la mondialisation ne sont pas plus nomades que les nouveaux ou les vieux colonisateurs ou exportateurs. Il n’y a donc pas de problème, ou tabou, pour parler de nouvelles formes de colonisation. Plus on décline cet argument, plus ce que nous avons toujours dénoncé est réalisé sous d’autres formes. Nous devons avoir la capacité de stigmatiser n’importe quel type de processus qui porte au pillage des ressources, à affamer les populations ; qu’il soit mis en œuvre par les vieux colonisateurs de la Conférence de Berlin, par l’Europe – dynamiques qui ne se sont jamais terminées – ou par des nouveaux sujets qui portent en avant les mêmes finalités mais sous d’autres formes. On ne doit jamais avoir de problèmes à les stigmatiser et à les dénoncer, puisque les populations qui vivent cela sur leurs propres corps n’ont pas ce type de « politically correct ».
De l’autre côté, les Européens ne doivent pas entreprendre une chasse aux Chinois… qui est une sorte d’excuse du fait que l’Europe est en perte, qu’elle n’a plus de monopole. La présence chinoise n’est seulement pas liée qu’à cette dimension, mais aussi à une série d’autres processus qui ont été entamés. En tout cas, on ne peut pas penser que le destin des Africains puisse être décidé à Pékin, à Rome ou à Paris ; il doit être décidé là-bas, à partir d’une vision internationale.
Vous êtes proche du maire de Riace3. Est-ce que, selon vous, le modèle de Riace constitue un modèle d’intégration exportable ? Et, en rebondissant sur les élections européennes, à Riace la Ligue a gagné avec plus de 30 % des voix…
Je ne connais pas la composition de la population de Riace, et donc je ne me permets pas d’émettre de jugements. Je pense plutôt qu’il faudrait tenir compte de la complexité des phénomènes, alors qu’aujourd’hui, la tendance est de tout réduire aux caractères nécessaires pour un tweet. Lire la complexité devient toujours plus difficile. Sur Riace, je peux vous dire ceci : ce que j’ai vu est la mise en place d’un système qui rend la dignité aux personnes, sans les traiter comme des marchandises ou comme des colis postaux. Est-il possible d’exporter tel modèle à Paris ou à Madrid ? Je ne sais pas.
Une question sur le caporalato4. Dans votre livre, vous critiquez beaucoup la figure du caporale, en soulignant néanmoins le fait qu’il joue souvent la partie de bouc émissaire de choix politiques et sociaux inefficaces. Est-ce qu’une telle figure, pour des travailleurs qui n’ont aucune tutelle et aucun groupe d’appartenance ou de connaissance en Italie, n’est, d’un point de vue pragmatique, pas si négative que cela ?
La figure que vous décrivez n’est pas vraiment celle du caporale. C’est une personne qui connaît l’entreprise. Conséquemment, le patron de l’entreprise, en voyant que vous travaillez bien, va vous demander d’apporter avec vous d’autres amis… auxquels il sera un contrat individuel, avec son propre salaire. En ce cas, on ne parle pas de caporali ; mais de personnes et connaissances. Ce processus d’assomption devrait théoriquement passe par les centres d’emplois publics. Mais c’est là que l’entreprise préfère assumer en fonction du réseau de connaissances, sans que personne ne prenne de quotas sur les salaires. Pour les caporali, on parle de quotas en plus dans les quotas d’administration du salaire des travailleurs. Et cherchons aussi de sortir de cette phobie ; lorsqu’on parle de caporale, on imagine toujours un africain robuste et bronzé. Mais prenons le cas de Paola Clemente : une femme italienne qui travaillait par l’intermédiaire de l’agence de courtage, et qui gagnait le même salaire d’un ouvrier agricole immigré exploité dans la plaine de Gioia Tauro [dans le sud de la Calabre, ndr] ; c’est-à-dire moins de ce qui établit dans le contrat de travail. Paola Clemente est morte de fatigue en se rendant à son lieu de travail.
En tout cas, pour répondre à votre question, il ne faut jamais dire mieux le caporale. Le thème est plutôt ce qui advient aujourd’hui à l’intérieur du secteur agricole, par rapport aux géants économiques : existe-t-il une corrélation ? Est-ce qu’on est sûrs que derrière les prix des pêches recueillies à Saluzzo [ville du Piémont, ndr], ou des myrtilles qui finissent dans le marché espagnol ou français à’ l’intérieur de canaux gérés par un système de corporation – c’est-à-dire par la grande distribution organisée, nous sommes sûrs de fournir un travail et un revenu digne et décent pas que aux ouvriers agricoles, mais aussi aux paysans eux-mêmes ? Il existe une dictature interne à la filière, qui appauvrit les ouvriers agricoles et les paysans. C’est un des drames. L’autre question est celle des financements communautaires : comment la gérer ? Qui peut avoir accès à ces financements, et sur la base de quels critères ?
Des financements européens qui devraient être davantage consacrés aux petites et moyennes entreprises plutôt qu’aux grandes ?
Quelles qu’elles soient. Cela peut être des petites entreprises, qui après exploitent. C’est la même logique dans le cas de la nourriture. On ne peut pas produire des aliments selon la dynamique actuelle : regardez la quantité industrielle de nourriture qui est gâchée. Le problème réside dans les modalités de consommation.
Ce qui ne conduit pas à l’idée d’une possible révolution culturelle ou à un rétablissement de valeurs…
Oui, puisqu’ici, chez nous, se passent des choses absurdes, qu’on ne peut pas négliger. C’est pour cela que j’invite à regarder avant tout ici, et non pas en Afrique.
Sources
- Le concept de « racialisation » est développé par Aboubakar Soumahoro dans son livre Umanità in rivolta [voir pp. 33-44]. Il est avant tout présenté comme déclinaison du concept de « catégorisation » : un processus social qui consiste à accentuer les différences identitaires. En ce sens, les immigrés constituent une « catégorie spéciale », qui est connotée par des canons « racialisants » (ou racistes). C’est un type de catégorisation qui a réussi, selon Soumahoro, à conditionner le système administrativo-gouvernemental et à influencer le législateur. Le processus de la « racialisation » est ainsi un concept strictement lié au racisme, qui se fonde sur trois principaux arguments « pseudo scientifiques » : le « naturalisme racial » (l’affirmation d’une hiérarchie raciale naturelle dominée par la race blanche), « l’historicisation raciale » (l’affirmation de la suprématie de la civilisation blanche), et la racialisation culturelle (qui affirme l’impossibilité de cohabitation entre des personnes de cultures différentes). Soumahoro illustre de manière très précise l’évolution législative italienne vis-à-vis de l’immigration, de la loi Martelli (1990) au Décret-loi « Sécurité Immigration » (2018), en soulignant notamment les progressives modifications (de plus en plus « racialisantes ») dans la terminologie utilisée et dans les contenus proposés. Pour Soumahoro, « il n’y a jamais eu une prolifération aussi massive et aussi concentrée de normes comme celle dans le domaine législatif traitant de l’immigration. »
- Soumahoro distingue trois principales dynamiques ratialisantes, ou trois paradigmes se basant sur le concept de racialisation institutionnalisée, accompagnant son analyse de l’évolution législative italienne [voir Umanità in rivolta, p. 35]. Le premier est le paradigme de l’invasion et de l’émergence : le législateur part du présupposé qu’une crise migratoire est en cours, ce qui suggère la mise en place de mesures quasi immédiates et empêche la considération des dynamiques migratoires sur le long terme. Le deuxième est le paradigme utilitariste et économique : la possibilité d’accéder au sol italien ne devrait être accordé qu’aux personnes économiquement utiles. Le troisième est le paradigme sécuritaire : le législateur associe, de manière subtile, les questions migratoires aux question sécuritaires, ce qui suggère un lien direct entre l’immigration et la sécurité publique.
- Riace est une commune italienne (d’environ 2000 habitants) dans le sud de la Calabre. Le maire de Riace, Domenico Lucano, a développé depuis les années 2000 ce que la presse italienne appelle le « modèle Riace », modèle d’intégration locale, qui vise à répondre au dépeuplement d’un borgo du sud de l’Italie avec la réhabilitation des maisons abandonnées avec les migrants. Le cas Riace et la figure de Mimmo Lucano ont été indiqué comme un exemple d’intégration fonctionnelle et un symbole de l’accueil des migrants. Mimmo Lucano a été désigné par Fortune comme un des 50 hommes les plus influents au monde et a souvent été présenté comme « l’ennemi » de Matteo Salvini. Depuis 2018, il est en procès et doit se défendre contre des allégations d’association de malfaiteurs, de fraude dans l’approvisionnement public et de complicité dans l’immigration illégale.
- Le caporalato est un système informel d’organisation du travail agricole temporaire, notamment répandu en Italie, effectué par des travailleurs en groupes de travail (équipes) de tailles variables.