L’histoire politique de l’ Europe moderne a commencé par l’État – par l’État implicitement ou inchoativement national – et elle est en train de s’achever par l’ État – par l’État explicitement ou tendanciellement post-national que la terminologie officielle appelle les « institutions européennes ». Entre ces deux bornes s’est développé un régime aussi fertile que fragile, le gouvernement représentatif, dont la consolidation est inséparable de la montée en puissance d’un phénomène qui n’a pas trouvé de nom même si on l’enveloppe ordinairement dans la vaste et confortable couverture de la démocratie, et que j’appellerai le peuple politique. Tels sont donc les trois ressorts constituants, si je puis dire, de l’histoire politique de l’Europe moderne : l’État, le gouvernement représentatif, le peuple politique, dont je vais considérer la relation dynamique, bien sûr très schématiquement.
L’État naît puis grandit sous l’enveloppe protectrice d’une réalité politique familière et ordinaire, que seul le mot anglais ruler désigne avec la généralité suffisante, et qui, dans notre contexte, se concrétisa dans la figure du roi chrétien. On tâtonna durant des siècles pour préciser en termes juridiques et politiques les caractères de ce pouvoir, sans parvenir à déterminer s’il existait ou non une constitution française digne du nom. En tout cas, sous cette figure concrète et impossible à cerner avec précision, se développa une réalité singulièrement nouvelle, une réalité que l’on pouvait, elle, définir en termes abstraits et précis, et qui même tendait à se conformer de plus en plus à sa définition abstraite jusqu’à coïncider tendanciellement avec elle. À l’enseigne du roi chrétien grandit donc l’État moderne, c’est-à-dire ultimement une institution souveraine, garante et protectrice des droits égaux des sociétaires. Au moment de la Révolution française, cet État se débarrassa violemment de sa peau de serpent féodale, pour reprendre une formule très expressive de Marx, et déploya sa force en même temps que sa nudité et sa vulnérabilité. Que faire en effet de cette position éminente et surplombante où il se trouvait soudain porté ? Il devait certes garantir et protéger les droits de l’homme qu’il venait de proclamer, mais, cette finalité admise, qui allait délibérer des moyens et les mettre en œuvre ? Ce furent donc les représentants du peuple, ou, pour le dire en termes plus rigoureux, les institutions du gouvernement représentatif que l’on élabora et mit en œuvre, non sans de grandes difficultés, au cours du siècle suivant.
Dans l’Ancien Régime, l’État et le gouvernement étaient en quelque sorte confondus par la tête. Comme Louis XIV est supposé l’avoir dit avec autant de sobriété que d’exactitude : L’État, c’est moi. Sous le nouveau régime, État et gouvernement sont désormais distincts, mais fonctionnellement solidaires. Le gouvernement représentatif emploie l’État comme son instrument pour garantir et étendre les droits des sociétaires, tandis que les citoyens, de plus en plus égalisés, peuvent de mieux en mieux constituer ce que j’ai appelé un peuple politique, un peuple qui, en choisissant de plus en plus librement ses représentants, se rend de plus en plus indépendant des pouvoirs sociaux. Ainsi : un gouvernement de plus en plus représentatif, un État de plus en plus égalisateur, un peuple de plus en plus politique, c’est la solidarité et l’opération commune de ces trois ressorts qui produisirent ce qu’on a appelé le mouvement démocratique, avec les caractères de radicalité et d’irrésistibilité qui frappèrent très tôt les observateurs.
Chacun des trois grands ressorts a ses ressources de force et ses points de faiblesse. L’État est un instrument immense, dès longtemps installé, et dont le mandat à lui confié étend sans limite assignable le champ d’intervention. Il souffre d’une lourdeur et d’une lenteur proportionnelles à son volume et à son poids. Le gouvernement représentatif dispose de la force incluse dans le fait même de gouverner, mais il dépend de son instrument étatique, et aussi du peuple dont la politisation est pour le gouvernement un principe de force ou de faiblesse selon les circonstances. Quant au peuple, sa méfiance à l’égard de ses représentants et aussi la nature de ses besoins le conduisent à chercher un appui à sa faiblesse dans la force de l’État. Hors les périodes de révolution, sa force propre ne s’actualise que par la confiance et l’encouragement donnés à un gouvernement qui prend en compte, plus ou moins judicieusement, ses intérêts. Un coup d’œil jeté sur notre histoire politique fait aisément mesurer combien fut variable le poids relatif des facteurs, et aussi le crédit général accordé au dispositif d’ensemble.
En dépit des variations de la force relative des facteurs, le pivot du dispositif reste nécessairement le gouvernement représentatif puisqu’encore une fois c’est lui qui gouverne. En tant que gouvernement, il vise à bien gouverner. En tant que représentatif, il vise à être… représentatif, c’est-à-dire à faire en sorte que le peuple se reconnaisse en lui. Le postulat du régime moderne est bien sûr que les deux aspects tendent normalement à coïncider, mais ce qui est normal n’est pas nécessairement le plus fréquent. En tout cas, le degré de représentativité du gouvernement est un thème spécifique et un ressort constant du régime représentatif. Selon sa tendance peut-être la plus lourde, le travail de la représentation consiste à produire un gouvernement de plus en plus représentatif d’un peuple de plus en plus représentable. Un peuple de plus en plus représentable, je l’ai indiqué, c’est un peuple de plus en plus émancipé des pouvoirs sociaux, c’est-à-dire des pouvoirs non représentatifs. Un gouvernement de plus en plus représentatif, c’est un gouvernement qui tend à se regarder comme le peuple le regarde lui-même, comme au service exclusif de ses droits et besoins tels que le peuple les conçoit. Le gouvernement tend alors à se confondre avec l’État gardien et facteur de l’égalité des sociétaires, ou à réduire son action à la mise en action de l’État, ce que l’on appellera l’État-providence. À ce stade, gouverner est devenu un caractère récessif du gouvernement représentatif, qui ne sait plus rien faire qu’actionner et étendre l’État-providence. Quant au peuple politique, il est désormais entièrement émancipé des pouvoirs sociaux, mais, ne voyant plus dans le gouvernement que l’État protecteur des droits et pourvoyeur des services, l’imagination du peuple est privée du ressort qui l’élargissait aux dimensions du corps politique. Le peuple a cessé d’être un peuple politique.
Si le gouvernement représentatif n’est plus que l’auxiliaire de l’État des droits, ce dernier tend à se rendre de plus en plus indépendant du gouvernement, et donc de l’unité politique que formait le peuple politique organisé selon ce régime. L’État des droits tend à se rendre de plus en plus indépendant des gouvernements nationaux et même des appareils étatiques constitués. Il se déploie en se ramifiant à travers mille juridictions, commissions, comités, règles de bonne gouvernance, traités et pactes qui font pénétrer l’État des droits dans le métabolisme intime de la vie européenne, le pouvoir judiciaire, ainsi détaché de tout gouvernement politique, s’exerçant désormais comme un pouvoir spirituel.
Si le gouvernement représentatif s’est imposé dans l’histoire européenne, c’est parce que, en comparaison avec les concurrents établis ou candidats, il est apparu comme un meilleur gouvernement. Son caractère représentatif résidait alors en ceci qu’il répondait mieux aux besoins objectifs d’un peuple en voie de politisation, c’est-à-dire de participation à une action et une éducation communes. La part de « réflexion », si tôt et si bien discernée par Benjamin Constant, resta en réalité longtemps comprimée par l’horizon d’action collective qu’impliquait l’entrée progressive des classes et groupes sociaux dans la république en voie de démocratisation. Aujourd’hui que la logique réflexive de la représentation et des jouissances privées bloque tout mouvement vers une action commune, la part représentative du gouvernement représentatif a dévoré sa part gouvernementale, ruinant ainsi le régime lui-même. Il est donc oiseux de chercher les voies d’une démocratie participative pour compléter la démocratie représentative, puisque celle-ci a cessé de fonctionner. La question est de savoir s’il est encore possible de la faire revivre.
L’analyse que je viens d’esquisser suggère qu’il me semblera difficile de donner une réponse positive à cette question. Je voudrais en tout cas donner une description un peu plus directe de la situation présente. Les développements que j’ai résumés très schématiquement ont conduit à une division sociale et morale de grande ampleur entre d’une part une classe transnationale qui s’oriente sur les droits et les opportunités des individus sans éprouver le besoin ni le désir d’une appartenance politique forte, d’autre part des couches désignées aujourd’hui comme populistes, des peuples populistes si l’on veut, c’est-à-dire attachés à une forme de vie commune qui ne peut plus être défendue politiquement puisqu’il est impossible de l’inscrire intelligiblement dans l’espace de la gouvernance des règles et des droits. Non seulement ces deux ensembles sociaux et moraux ont les plus grandes peines à communiquer, mais les uns comme les autres ont perdu tout intérêt véritable pour les grandeurs et les misères de la démocratie représentative. La classe transnationale est satisfaite de la manière dont les règles sont aujourd’hui administrées, en tout cas de la manière dont les institutions européennes orientent aujourd’hui l’administration des règles, et elle s’épargne tout effort un peu sérieux pour ranimer un régime représentatif qui exigerait de faire place à un peuple qui lui semble privé de raison. Le peuple de tendance populiste de son côté, qui depuis longtemps ne rencontre que le mépris de la classe transnationale et qui redoute par ailleurs les conséquences politiques, sociales et morales d’une immigration advenue sans délibération ni direction politique, est porté à une affirmation de soi d’autant plus sommaire et protestataire que la société dans son ensemble a perdu l’usage et l’emploi des projets collectifs un peu élaborés, les droits individuels apparaissant comme la seule référence intelligible et légitime. Comment saurait-il faire entendre de manière un peu convaincante et pertinente ses inquiétudes sur le sort commun quand le simple souci du commun a été frappé d’interdit au motif qu’il n’y a de souci légitime que de l’homme en général ? En tout cas la classe transnationale trouve parfaitement légitime que l’on ne tienne aucun compte des résultats de référendums organisés pourtant dans des conditions de légalité et de légitimité impeccables, elle reprend de plus en plus volontiers les attendus de l’argumentaire censitaire, et souhaite de plus en plus explicitement que les décisions importantes pour la vie collective soient soustraites au vote démocratique. Le peuple populiste de son côté semble de moins en moins disposé à tenir compte du résultat d’élections parfaitement régulières. On peut penser qu’il sacrifierait sans trop de peine certains aspects au moins du régime démocratique s’il recevait une proposition un peu convaincante et vigoureuse de tenir compte de certains de ses besoins fondamentaux, en premier lieu la préservation de la forme de vie qui est la sienne. Bref, les deux composantes de notre monde social-politique s’éloignent l’une de l’autre, en même temps qu’elles s’éloignent l’une et l’autre de la démocratie représentative. La question pratique est de savoir si se feront jour des forces politiques, qui supposent des opinions politiques, capables de « moyenner » entre les deux parties, ou les deux partis, et, ce faisant, de ramener l’un et l’autre vers la démocratie représentative.
Ce qui contribue à rendre le pronostic peu favorable, c’est que ces divisions et ces obstacles n’affectent pas des régimes représentatifs en voie de construction comme au XIXème siècle en France et dans beaucoup de pays européens, mais un ensemble humain qui était parvenu dans la seconde moitié du XXème siècle à établir des régimes représentatifs que l’on est tenté de dire presque parfaits, si parfaits en tout cas que la fin de l’histoire parut un temps avoir sonné. On peut donc craindre que nous observions et subissions l’épuisement du régime politique sous lequel l’Europe, c’est-à-dire l’ensemble formé par les nations européennes, est parvenue au zénith de sa puissance et de son éclat. Rappelons brièvement le cahier des charges, l’ampleur du travail accompli sous ce régime ou au long de l’arc historique qui a culminé dans ce régime : surmonter les divisions religieuses par la force et la légitimité supérieures de l’État souverain ; faire de tous, fidèles de différentes religions, habitants de différentes régions, membres de groupes sociaux différents, paysans, ouvriers, etc., faire de tous des citoyens égaux en en faisant des Français tous également attachés à leur pays ; les faire entrer dans une éducation commune portée par une république qui réclamait et méritait loyauté et adhésion. La finalité de cette construction historique peut être résumée ainsi : participer avec une entière liberté à une chose commune qui a autorité pour donner forme à la vie des citoyens. Cette perspective a été progressivement abandonnée au cours du dernier demi-siècle. La seule perspective d’action qui soit aujourd’hui légitime, c’est celle qui vise l’administration des hommes en général. Les subdivisions ou circonscriptions de l’humanité n’ont plus de sens actif à nos yeux, ne sont plus des cadres ou des objets fondamentaux de notre action, nous ne les admettons que comme des motifs d’affection, des thèmes sentimentaux, en aucun cas comme l’objet d’une loyauté exclusive et d’un engagement spirituel. Dès lors, la tâche de ranimer la république représentative paraît au-dessus de nos forces pour deux raisons : elle réclame des moyens et une ambition d’agir qui semblent bien nous faire défaut ; en outre, cet effort nous l’avons fait, nous l’avons laissé se défaire, nous n’avons pas le goût de le refaire, il réclamerait de nous une « naïveté » que nous avons perdue. S’il en est ainsi, nous sommes obligés de valider le diagnostic de Benjamin Constant : notre « réflexion » nous empêche d’agir. Dès lors les deux partis entre lesquels l’opinion se divise, ces deux partis se tromperaient également : les uns croient que nous pourrions vivre sans une communauté politique d’action ; les autres croient que nous pourrions créer ou recréer une telle communauté politique d’action.
Comment redonner plausibilité, légitimité, force à une action commune dont l’ensemble européen serait le cadre nourricier et dont les nations européennes seraient les agents principaux ?