工、农、商、学、兵、政、党这七个方面,党是领导一切的。
Zhou Enlai, Rapport au 10ème Congrès du PCC, 1973
« Industrie, agriculture, commerce, éducation, armée, administration, Parti : dans ces sept domaines, le Parti dirige tout. »
党政军民学,东西南北中,党是领导一切的。
Xi Jinping, Rapport au 19ème Congrès du PCC, 2017
« Parti, État, affaires militaires, affaires civiles, éducation – est, ouest, sud, nord, centre – le Parti dirige tout. »
Le tournant autoritaire en Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 n’est plus un secret pour personne. Cependant les ressorts profonds de ce durcissement restent mal compris. Au-delà de la lutte anti-corruption, des épisodes de répression à l’encontre de la société civile et des minorités, ou encore de la personnalisation accrue du pouvoir, une dynamique de transformation plus structurelle est à l’œuvre. Celle-ci voit le Parti communiste se renforcer en interne et reconfigurer ses relations avec l’ensemble des institutions de la vie publique. Encore faut-il s’entendre sur les rôles respectifs du Parti et de l’État dans le système chinois – un point aveugle dans la plupart des analyses.
La relation entre le Parti et l’État est au cœur du politique en Chine. Savoir délimiter les organes et les champs d’actions du Parti communiste chinois (PCC) d’un côté et de la machine étatique de l’autre est nécessaire à une compréhension du système politique. Pourtant, la division du travail entre le PCC et l’État reste mal connue des outsiders, entraînant bon nombre de malentendus et d’approximations. Une réaction très courante – à vrai dire demi-habile – consiste à esquiver la question en présupposant que le Parti et l’État sont une seule et même chose : erreur qui a pour effet d’occulter les ressorts essentiels du régime. Car si les hommes sont souvent les mêmes d’un côté et de l’autre – Xi Jinping, par exemple, est secrétaire général du Comité central du Parti et président de la République populaire de Chine – les organisations, elles, sont distinctes dans leurs hiérarchies, leurs missions, leurs prérogatives, en un mot dans leurs pouvoirs. Comment, dès lors, caractériser au plus juste les rapports entre Parti et État ? Et comment saisir les transformations récentes du paysage politique chinois au prisme de ces rapports ?
Un régime, deux organisations
Le régime politique chinois repose sur deux organisations fortement imbriquées mais non indifférenciées : le Parti et l’État. Leurs services se jouxtent et coopèrent, leurs personnels collaborent et peuvent aussi se recouper. Cependant, les rôles qui leur sont réservés restent distincts.
L’État chinois, d’abord. Celui-ci est un objet politique plus ou moins reconnaissable, puisque son organigramme et ses fonctions ressemblent fort à ceux d’un État occidental. Au niveau du centre : un gouvernement (qui porte le nom de Conseil des Affaires de l’État) avec Premier ministre, ministères et commissions ; une présidence dont le rôle est surtout cérémoniel ; une assemblée législative (l’Assemblée nationale populaire) ; une assemblée consultative (la Conférence consultative politique du Peuple chinois) ; une Cour populaire suprême ; un Parquet populaire suprême ; et enfin – le produit d’une révision constitutionnelle de mars 2018 – une Commission nationale de Supervision, distincte du gouvernement et censée discipliner la fonction publique. Au niveau des localités : des milliers de « gouvernements populaires », un pour chaque province, chaque municipalité, chaque district, etc., tous avec leurs propres départements et commissions, à quoi s’ajoutent les assemblées locales, les cours de justice et les parquets locaux et, depuis 2018, les commissions de supervision locales. L’État chinois lato sensu englobe aussi des services publics, tels que des hôpitaux, cliniques, écoles, universités, académies scientifiques, bibliothèques, etc. Enfin, il possède des entreprises en très grand nombre : selon le Bureau national des Statistiques (BNS) chinois, les firmes du secteur public se chiffrent à pas moins de 310 000 1. Toute cette machine étatique ramifiée et décentralisée, avec ses administrations, ses services publics, ses entreprises, emploie, toujours selon les données officielles, près de 80 millions d’individus – plus que toute la population française, mais seulement 10 % des actifs chinois 2.
Le Parti, ensuite. Celui-ci, au contraire de l’État, n’a pas d’équivalent en Occident, puisqu’il procède d’un modèle politique léniniste dont les incarnations sont rares depuis l’effondrement du Bloc de l’Est. Le PCC compte à ce jour environ 90 millions de membres, mais seulement 600 000 d’employés, ou de permanents, au sens d’individus occupés à plein temps dans ses organes propres 3. Les 99,3 % de membres du PCC qui n’y travaillent pas se rencontrent partout dans la société chinoise : entreprises publiques et privées, système éducatif, système hospitalier, fédérations sportives, associations religieuses, etc., et bien sûr administrations centrales et locales de l’État. Dans chacune de ces institutions, les adhérents du Parti peuvent le cas échéant se constituer en « comités » (plus de cent membres), « branches générales » (de cinquante à cent membres), « branches » (entre trois et cinquante membres) ou « groupes » (réunissant l’élite des membres du Parti dans certaines organisations). Alors qu’une branche du Parti dans une PME privée n’y jouera qu’un rôle secondaire voire anecdotique – comme faire connaître aux employés le dernier discours en date de Xi Jinping – il n’en est pas de même, nous allons le voir, des comités et groupes du Parti dans les entreprises et les administrations publiques.
Les 0,7 % de membres du Parti qui y officient à plein temps se répartissent, quant à eux, dans les organes propres du PCC. Au centre, il s’agit des départements et commissions du Comité central (à ne pas confondre avec les ministères et commissions du Conseil des Affaires de l’État) : Département central de l’Organisation, Commission politique et légale centrale, Département central de la Propagande, Commission centrale de l’Inspection disciplinaire et ainsi de suite. Nombre de ces organes centraux se déclinent à leur tour à l’échelon local : le comité du PCC de la municipalité de Shanghai, par exemple, englobe son propre département de l’organisation, sa propre commission politique et légale – et il en va de même du comité du PCC de chaque district de la ville. Au sommet de la structure du Parti, on retrouve le Comité central (205 membres de plein exercice), à partir duquel est nommé le Bureau politique (25 membres), ainsi que le Comité permanent du Bureau politique (7 membres) – sans oublier le secrétaire général. En pratique, l’élite politique chinoise comprend un grand nombre d’individus à double casquette : membre du Comité central d’une part, haute fonction dans l’État (ministre, gouverneur provincial, etc.) de l’autre.
Un mot également sur l’armée. Celle-ci, en Chine, porte le nom d’Armée populaire de Libération (APL) et est flanquée d’une puissante force paramilitaire, la Police armée du Peuple (PAP). Or l’APL et la PAP sont directement assujetties à un organe du Parti : la Commission militaire centrale (CMC), aujourd’hui présidée, sans grande surprise, par Xi Jinping. Par conséquent, le Ministère de la Défense nationale, qui relève de l’État, est une coquille vide dont la seule mission effective est d’organiser des échanges avec l’étranger. L’armée en Chine, autrement dit, est à proprement parler l’armée du Parti, et non l’armée de l’État. Ce distinguo, qui peut sembler artificiel ou abscons, constitue en vérité un fait politique fondamental, reflétant l’adage maoïste : « le Parti commande aux fusils » (党指挥枪).
Le Parti commande, l’État obéit
L’essence de la relation entre le Parti et l’État tient en une phrase : l’État est dirigé par le Parti. L’architecture même du Parti est surdéterminée par cette finalité : constituer une organisation capable de superviser et d’orienter, en somme de contrôler, une autre organisation – au reste bien plus vaste et peuplée – qui est l’État. Car il faut rappeler que les organes du Parti n’emploient « que » 600 000 individus à plein temps, contre 80 millions pour l’État. L’État, comme n’importe quel autre État dans le monde, est tourné vers la société, qu’elle administre, qu’elle éduque, qu’elle soigne, qu’elle réprime. Le Parti, quant à lui, est avant tout tourné vers l’État.
Les vecteurs principaux de l’autorité du Parti sur l’État sont donc inscrits dans son bâti même : dans sa déclinaison organisationnelle en autant de comités, branches générales, branches et groupes qui se logent dans tous les organes de la vie publique. Si une branche du PCC dans une entreprise privée, on l’a vu, se confine à des fonctions subsidiaires, dans une organisation publique, en revanche, c’est bien au Parti qu’est réservé le rôle dirigeant en dernier ressort. Au centre du pouvoir, à Pékin, ce sont les instances du Comité central qui envoient leurs instructions aux ministères et commissions du Conseil des Affaires de l’État, et non l’inverse : le Département central de la Propagande, par exemple, chapeaute les domaines de la culture (dont le Ministère de la Culture et du Tourisme, les médias, le cinéma, l’édition, etc.) et de l’éducation (Ministère de l’Éducation, Académie chinoise des Sciences sociales, etc.) ; la Commission politique et légale centrale supervise le système policier (Ministère de la Sécurité publique) et le système judiciaire (Ministère de la Justice et procureurs et juges, à l’encontre du principe libéral d’indépendance de la justice). L’Assemblée nationale populaire, quant à elle, nommément investie du pouvoir législatif, est bien dirigée par un organe du Parti situé en son sein, à savoir le groupe du Parti du Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire. Qui plus est, chaque ministère, chaque commission du Conseil des Affaires de l’État, héberge ses propres comités et groupes du Parti, qui ont la haute main sur les affaires dudit ministère ou de ladite commission.
Cette relation de contrôle, déclinée à l’horizontale d’une instance centrale de l’État à une autre, se diffuse également à la verticale, dans chaque province, municipalité, district, etc., jusqu’au niveau du village ou du complexe résidentiel urbain. Ainsi, dans n’importe quelle province chinoise, dans n’importe quelle ville, le « gouvernement populaire » est soumis en dernier ressort aux injonctions du comité local du Parti. Par conséquent, c’est le secrétaire du comité du Parti qui joue le rôle de numéro un, et c’est le gouverneur de la province, ou le maire de la ville, qui assume le rôle de numéro deux. Les tribunaux locaux, quant à eux, sont sous la coupe des commissions politiques et légales des comités locaux du Parti. La même dynamique est à l’œuvre dans les services publics, dont les écoles et les hôpitaux : l’autorité du comité du Parti de l’Université de Pékin, par exemple, et celle de son secrétaire, l’emportent sur celle du président de l’université. Même chose dans les entreprises : le comité du Parti de la Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), la plus grande banque du monde par actifs, exerce le pouvoir sur l’entreprise bien plus que son conseil d’administration. À la différence des gouvernements provinciaux ou des universités, cependant, le secrétaire du comité du Parti d’une entreprise publique et son directeur général sont souvent une seule et même personne.
À tout cela s’ajoutent des sous-systèmes, axés sur le Parti, dans les domaines des nominations, de la discipline et de la formation, dont il faut également dire un mot. La nomination de tous les titulaires de postes à responsabilité dans l’État échoit, sans surprise, au Parti, et plus précisément aux départements de l’organisation, au pluriel : d’abord le Département central de l’Organisation pour les quelques milliers de positions les plus élevées du régime (par exemple ministre, gouverneur de province, directeur général d’une grande banque), et ensuite les départements provinciaux, municipaux, etc., de l’organisation, auxquels il incombe de remplir les autres postes de pouvoir à l’échelon local. La redoutable Commission centrale de l’Inspection disciplinaire (CCID), qui tourne à plein régime depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012 – et qui, relevant du Parti, est distincte de la police, qui relève de l’État – se charge quant à elle d’enquêter sur les membres du Parti soupçonnés de corruption et de déloyauté. La « formation continue » des officiels chinois échoit elle aussi, enfin, au Parti, dont le vaste réseau d’écoles (École centrale du Parti à Pékin, écoles du Parti au niveau des provinces, des villes, des districts, etc.) accueille de façon périodique des individus de tous âges comme précondition à des promotions éventuelles futures.
Il ressort de ce paysage du pouvoir que l’État chinois, en quelque sorte, est privé de souveraineté par la puissance de facto d’une organisation distincte : le Parti. Le pouvoir exécutif est exercé, au sommet, par le Comité central du PCC – par ses commissions, ses départements, son Bureau politique, son secrétaire général. Un peu plus en aval, ce même pouvoir exécutif transite via les comités et groupes du Parti des ministères et des commissions du Conseil des Affaires de l’État. Les administrations étatiques, jusqu’aux ministres mêmes, restent subordonnées au Parti. Dans les domaines législatif et judiciaire, l’autorité ultime revient également au Parti : à l’Assemblée nationale populaire, via le groupe du Parti du Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire ; à la Cour populaire suprême, via la Commission politique et légale centrale (et aussi via le groupe du Parti de la Cour populaire suprême) ; et ainsi de suite. Même la création, dans l’État, d’une Commission nationale de Supervision par voie de révision constitutionnelle en 2018 masque le pouvoir du Parti : cette nouvelle commission partage ses bureaux avec la CCID et son directeur actuel, Yang Xiaodu, n’est que le vice-secrétaire de la CCID, un révélateur – s’il en était besoin – de la hiérarchie effective entre ces deux organes.
L’État chinois se manifeste donc comme une vaste organisation, puissante sûrement par ses capacités d’action, mais n’abritant en son sein quasi aucun pouvoir décisionnel autonome. Au Parti la décision, à l’État l’exécution.
Le spectre de l’étatisation
Le mécanisme essentiel du pouvoir en Chine consiste donc en une relation de subordination d’une machine énorme aux tâche multiples – l’État – à un autre appareil, quant à lui nettement plus petit et maniable – le Parti – dont la tâche principale est précisément de se consacrer à cette relation. L’efficace du politique en Chine ne procède pas de l’autoritarisme en tant que tel, car l’absence de démocratie électorale ne saurait engendrer ipso facto un pouvoir, soit fort, soit faible. Ce n’est pas le contrôle de l’État chinois par la dictature – une catégorie abstraite – mais bien son contrôle par le Parti – une organisation concrète – qui conditionne ses modes opératoires.
Dès lors, un spectre hante l’imaginaire du régime : celui de l’étatisation du Parti, c’est-à-dire de sa dissolution dans l’État. En effet, pour continuer d’imposer leurs volontés aux ministères, aux « gouvernements populaires » des provinces et des municipalités, aux universités, aux entreprises, etc., encore faut-il que les comités et les groupes du Parti logés dans toutes ces différentes entités de la puissance publique maintiennent leur identité propre de Parti (et non d’État), qu’ils restent assujettis à une chaîne de commandement interne au Parti (et non à l’État), qu’ils sachent reconnaître les injonctions auxquelles il faut obéir (celles des instances supérieures du Parti) et celles qu’il faudrait, le cas échéant, rejeter (celles des instances supérieures de l’État). Parce que les organes du Parti sont si réduits en taille comparé à ceux de l’État, parce que nombre de personnages à tous les échelons de l’État peuvent se prévaloir d’être membres du Parti, un brouillage organisationnel entre Parti et État est une menace inscrite dans l’économie même du régime.
Aux yeux de l’élite au pouvoir en Chine, la remise en cause de l’intégrité du Parti, conduisant à son phagocytage éventuel par l’État, mettrait la République populaire sur le chemin de la perdition. Cette appréhension reflète la lecture de la désintégration de l’URSS souvent mise en avant en Chine, selon laquelle c’est l’étatisation larvée du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), combinée à sa perte de contrôle sur l’Armée rouge, qui aurait ouvert la voie à la crise de 1989-1991 et à la disparition du régime soviétique. Au sujet des errements de Gorbatchev, Xi Jinping aurait d’ailleurs déclaré en décembre 2012, dans un discours censé avoir circulé en interne : « Pourquoi devons-nous rester intransigeants sur le contrôle de l’armée par le Parti ? Parce que c’est la leçon de l’effondrement de l’Union soviétique. En Union soviétique, où l’armée était dépolitisée, séparée du Parti et nationalisée, le Parti était désarmé » 4. En octobre 2014, c’était au tour du quotidien officiel de l’Armée populaire de Libération d’avertir solennellement ses lecteurs : « Actuellement, des forces hostiles occidentales redoublent d’efforts pour promouvoir la ‘séparation de l’armée et du Parti’, la ‘dépolitisation de l’armée’, la ‘nationalisation des troupes’. Elles projettent de semer la confusion dans nos idées, elles essayent en vain d’extraire notre armée de la position qui est la sienne sous le drapeau du Parti ». 5
Au reste, la frontière entre le Parti et l’État est soulignée constamment dans les discours et documents officiels chinois. Les références au premier (共产党, 党) et au second (国家, 国) sont omniprésentes et calibrées avec précision, de façon à ce que les deux termes ne soient pas substituables. Il en va de même de l’espace public, où la distinction Parti-État est rappelée à la conscience des passants à tous les coins de rue. À l’entrée des bâtiments officiels, où une inscription en rouge indique un organe du Parti, une inscription en noir un organe de l’État. Sur la façade des casernes de soldats et de pompiers, immanquablement ornées de quatre caractères, 听党指挥 : « suivre les commandements du Parti ». Sur les affiches de propagande, enfin, qui sont de plus en plus nombreuses – et colorées – depuis quelques années, et qui figurent parfois des expressions à faire grincer les dents : 童心向党 (« Le cœur des enfants se tourne vers le Parti »), 我把党来比母亲 (« Je compare le Parti à ma mère »).
Xi Jinping : « Le Parti dirige tout »
C’est par le prisme de la relation Parti-État, enfin, qu’il faut comprendre l’évolution en cours dans l’ordre politique chinois depuis l’accession de Xi Jinping au pouvoir en 2012 – à défaut de quoi, cette évolution resterait inintelligible. Le processus politique principal à l’œuvre aujourd’hui, qui mobilise toutes les forces du régime, et auquel Xi prête son visage, est bien le renforcement du Parti sous son aspect organisationnel, à un degré sans précédent.
La génération dirigeante des années 2000, avec à sa tête Hu Jintao et Wen Jiabao, avait présidé à une croissance économique accélérée, qui s’était cependant conjuguée à un niveau élevé de corruption dans le Parti et dans l’État. Une multiplication de fiefs et de chasses gardées dans les administrations et les entreprises publiques était devenue impossible à ignorer, suscitant chez de nombreux insiders la perception d’un pouvoir central affaibli. Face à la corruption, face aux dissensions et aux tendances centrifuges, le raidissement dans l’exercice du pouvoir depuis 2012 peut se lire comme une réaction élitaire, collective d’abord, quoiqu’incarnée de façon privilégiée par Xi Jinping, visant à asseoir plus fermement que jamais les relations d’autorité qui lient le Parti à l’État et le Parti – via l’État – à la société. Il s’agit donc pour le pouvoir actuel de consolider autant que possible les vecteurs du contrôle du Parti sur les administrations, les services publics, les entreprises publiques. Il s’agit aussi, dans un même mouvement, de rendre la machine étatique elle-même plus cohérente et effective, telle qu’elle se manifeste à ses innombrables points de contact avec la société.
Les marqueurs de cette reprise en main par le Parti n’ont pas manqué durant le premier mandat de secrétaire général de Xi Jinping (2012-2017). On peut mentionner notamment la campagne anti-corruption d’une rare férocité conduite sous l’égide de Wang Qishan – le secrétaire de la CCID jusqu’en 2017 – durant laquelle le Parti a dépêché des équipes d’inspecteurs pour enquêter et semer la peur dans les rangs d’organisations publiques de tout type. Il faut évoquer aussi le renforcement des prérogatives des « petits groupes dirigeants centraux » 中央领导小组 : le Petit Groupe dirigeant central pour les Affaires financières et économiques, le Petit Groupe dirigeant central pour les Affaires étrangères, le Petit Groupe dirigeant central pour la Propagande et le Travail idéologique, etc. Ces noyaux décisionnaires, la plupart présidés par Xi Jinping lui-même et composés de membres du Comité central, ont servi de canaux supplémentaires via lesquels l’autorité émanant du Parti s’est imposée aux administrations. Sur le plan militaire, une réforme majeure de l’Armée populaire de Libération, mise en œuvre sur l’année 2016, traduit la même dynamique de renforcement des instances du Parti, avec l’élargissement de la Commission militaire centrale en quinze départements fonctionnels. Cette CMC étendue s’est vue aussi attribuer l’autorité exclusive sur la Police armée du Peuple, qu’elle partageait jusqu’ici avec le Ministère de la Sécurité publique. Dans le domaine de la politique économique, enfin, on peut remarquer que le programme « d’approfondissement des réformes des entreprises publiques », dévoilé en septembre 2015, redéfinit la notion très connotée en « réforme » pour y englober non seulement l’adoption de mécanismes de marché et la promotion de la compétitivité, mais aussi « le renforcement et l’amélioration de la direction du Parti sur les entreprises publiques » 6.
L’autorité du Parti sur l’État, jamais remise en cause depuis les débuts du régime, atteint de la sorte une systématicité sans précédent. La réforme organique du Parti et de l’État actée au début du second mandat de Xi en mars 2018 – conjointement avec la révision constitutionnelle déjà évoquée – a couronné ce processus. Outre la création de nouveaux ministères dans l’État (par exemple, le Ministère des Ressources naturelles) et le renforcement de ministères existants (par exemple, le Ministère de l’Écologie et de l’Environnement), cette dernière refonte administrative en date a surtout servi à entériner la prééminence du Parti. Quatre petits groupes dirigeants centraux du Parti – pour les affaires économiques et financières, pour l’approfondissement des réformes, pour Internet et pour les affaires étrangères – ont ainsi été convertis en commissions du Comité central, synonyme d’une hausse de moyens. Dans le même temps, plusieurs directions de l’administration étatique – ayant trait à l’édition, au cinéma, aux affaires religieuses, aux minorités ethniques et à la diaspora chinoise – ont été dissoutes pour voir leurs compétences et leurs personnels transférés à des organes du Parti. Quant à la nouvelle Commission nationale de Supervision, déjà mentionnée, son rôle sera avant tout de servir de coquille étatique à la CCID tout en étendant le périmètre d’intervention de cette dernière à l’ensemble des employés de la puissance publique et non plus seulement aux membres du Parti comme par le passé. Le document du Comité central annonçant sa création précise bien que l’objectif visé, à travers cette nouvelle institution, est « renforcer la direction concentrée et unifiée du Parti sur la lutte anti-corruption » 7.« Parti, État, affaires militaires, affaires civiles, éducation – est, ouest, sud, nord, centre – le Parti dirige tout », a déclaré Xi Jinping à l’occasion du 19ème Congrès du PCC en octobre 2017. Le Parti a trouvé en la personne de son secrétaire général son meilleur propagandiste. De fait, le PCC se manifeste aujourd’hui comme plus que jamais omnipotent dans la relation qui le lie à l’État chinois. De là à suggérer qu’il serait omnipotent tout court, vis-à-vis de la population, vis-à-vis de l’économie, vis-à-vis de l’avenir, il est un pas de géant qui sépare la réalité chinoise de la mystique dont le régime a toujours voulu se parer.
Sources
- Donnée pour 2016 disponible sur le site internet du Bureau national des statistiques, http://data.stats.gov.cn. Ce chiffre inclut des entreprises publiques filiales d’autres entreprises publiques.
- Ce chiffre, pour l’année 2014, a été calculé par l’auteur en croisant plusieurs sources officielles : les données du Bureau national des Statistiques, l’Annuaire de la Commission de Supervision et de Gestion des Actifs publics 中国国有资产监督管理年鉴 de 2015, l’Annuaire des Statistiques du Travail 中国劳动统计年鉴 de 2015.
- Annuaire des Statistiques du Travail de 2015.
- Voir China Digital Times, “Leaked Speech Shows Xi Jinping’s Opposition to Reform”, janvier 2013. https://chinadigitaltimes.net/2013/01/leaked-speech-shows-xi-jinpings-opposition-to-reform/
- 解放军报 (Quotidien de l’APL), “在弘扬古田会议精神中铸牢军魂” (“Façonner l’âme de l’armée en propageant l’esprit de la Conférence de Gutian”), 27 octobre 2014.
- “中共中央、国务院关于深化国有企业改革的指导意见”(« Opinions du Comité central du Parti communiste chinois et du Conseil des Affaires de l’État sur l’approfondissement des réformes des entreprises publiques »), document publié par l’agence Xinhua le 13 septembre 2015.
- Comité central du PCC, “深化党和国家机构改革方案” (“Plan d’approfondissement des réformes des organes du Parti et de l’État”), document publié par l’agence Xinhua le 21 mars 2018.