Si nous étions un pays, nous serions plus peuplés que les Pays-Bas ou que la Belgique, et à peine plus petits que la Roumanie. À ce titre, nous aurions eu le droit d’élire jusqu’à 26 membres du Parlement européen lors des élections de la semaine dernière. Mais nous ne sommes pas un pays. Et nous n’avons pas non plus de véritables représentants politiques.
Qui sommes-nous ? Nous sommes les 17 millions de citoyens de l’Union européenne qui vivons dans un autre État membre – y compris les 3,7 millions qui vivent au Royaume-Uni. Au cours de la dernière décennie, notre nombre a doublé et représente aujourd’hui 4 % de la population en âge de travailler de l’Union. Ce chiffre peut paraître modeste si l’on compare la situation européenne à celles des États-Unis, où 41 % des citoyens vivent dans un État autre que celui de leur naissance, mais cela demeure malgré tout un pourcentage sans précédent dans l’histoire du continent, qui reflète une européanisation croissante de nos sociétés, encore accélérée par la précarité de l’emploi et les retombées de la crise financière, et qui passe pourtant complètement inaperçue.
En outre, au moins deux millions de citoyens font quotidiennement la navette entre leur lieu de résidence et leur lieu de travail et des centaines de milliers de travailleurs saisonniers traversent le continent pour occuper des emplois à bas salaires.
Cette dispersion géographique, engendrée par des décennies de libre circulation et d’ouverture des frontières, rend difficile la tâche de nous compter avec précision. Beaucoup d’entre nous ne se donnent d’ailleurs pas la peine de signaler leurs changements de résidence et se retrouvent souvent dans un vide administratif entre plusieurs pays. Il y a une complexité byzantine inhérente à cette Europe en construction. Les exemples vont du chauffeur Uber roumain exerçant en Belgique avec un permis de conduire espagnol, au médecin grec avec un diplôme italien vivant en Allemagne, en passant par le saisonnier bulgare au Royaume-Uni, marié à une Moldave.
L’imaginaire collectif nous dépeint comme les membres d’un club, d’une élite européenne, heureux nomades qui, ayant probablement bénéficié du programme Erasmus, sillonneraient le continent à la recherche d’une amélioration de leurs conditions de vie. C’est le genre de croyance qui a conduit Theresa May à suggérer que les 3,7 millions d’expatriés de l’Union vivant au Royaume-Uni étaient des gens « qui ne faisaient pas la queue. » Les données réelles révèlent tout autre chose.
Nous, les 17 millions de citoyens « mobiles » de l’Union européenne, venons des 28 États membres, avec plus de Roumains que d’Allemands choisissant d’émigrer ailleurs en Europe. Nous avons tendance à avoir un taux d’emploi plus élevé que les personnes résidant dans le pays dont elles ont la nationalité.
Il est vrai que nous sommes légèrement plus susceptibles d’être titulaires d’un diplôme universitaire que ceux qui n’ont pas quitté leur pays d’origine, bien que cela varie considérablement d’un pays à l’autre : c’est vrai à 62,5 % pour les Français par exemple, et à 16,1 % pour les Portugais de l’étranger. Mais il en va de même pour ceux qui se trouvent à l’autre bout du spectre des compétences : les citoyens peu qualifiés sont tout aussi susceptibles de résider à l’étranger que les diplômés (ils représentent 21,9 % de la population totale de l’Union, mais 24,1 % de ses citoyens « mobiles ») : en moyenne, nous trouvons plus facilement un emploi dans un autre pays européen que dans notre pays d’origine, indépendamment de nos compétences. Cette probabilité est encore plus grande dans le cas des travailleuses.
Pour résumer, nous sommes beaucoup plus divers et variés que l’image qu’on nous accole généralement. Bien que nous ne soyons pas encore une communauté bien établie et consciente d’elle-même, nous apportons beaucoup, tant sur le plan économique que social, aux régions où nous vivons, ainsi qu’à celles d’où nous venons. Pourtant, nous sommes généralement privés du droit de représentation politique dans notre nouveau pays de résidence, à une exception près : nous pouvons voter aux élections locales.
Bien sûr, chacun d’entre nous a le droit de voter aux élections du Parlement européen, soit dans son pays de résidence, soit dans son pays d’origine, mais presque aucun d’entre nous ne fait usage de ce droit. Un rapport du European Data Journalism Network révèle que seulement 8 % d’entre nous s’inscrivent pour voter dans leur pays de résidence. Et encore moins se rendent dans leur pays d’origine pour aller voter. Ces chiffres cachent une vérité embarrassante : ceux dont la vie est sans doute la plus « européenne » sont les moins représentés politiquement en Europe.
Tout d’abord, pour exercer notre droit de vote au Parlement européen, nous sommes censés nous enregistrer, mais nous n’avons que très peu de temps pour le faire. Pour un Italien comme moi qui réside en Espagne, il était déjà trop tard en avril pour voter aux élections européennes de mai. Le temps m’interdit de voter à Bilbao, où j’habite, à Turin, d’où je viens, ou à Paris, où je travaille.
Les autorités nationales font souvent preuve de négligence en nous informant de nos droits et en nous assurant que nous pouvons y accéder. Notamment au Royaume-Uni, où de nombreux citoyens mobiles de l’Union rapportent qu’ils ont eu du mal à trouver comment ils pourraient voter aux élections européennes.
Par ailleurs, nous sommes confrontés à une impasse en terme de représentativité. Les élections du Parlement européen semblent être une juxtaposition de concurrences électorales nationales, dans laquelle les parties nationaux s’affrontent principalement sur des sujets nationaux. Comment un candidat local – qui n’a jamais fait l’expérience de notre mobilité – pourrait nous représenter ?
Où que je vote, que ce soit dans le pays basque espagnol, où j’habite, ou dans le Nord de l’Italie, d’où je viens, il y a peu de chances que mes inquiétudes soient prises en compte par un candidat. Et en effet, le taux de participation généralement faible aux élections européennes montre que les citoyens mobiles de l’Union sont généralement politiquement exclus.
Cela pourrait changer si des forces politiques pan-européennes venaient à émerger. Des mouvements avec une offre politique adressée à l’Union tout entière pourraient être nos porte-voix, et nous représenter. Mais en attendant, nous sommes tenus à l’écart. Quel paradoxe, que ceux qui construisent l’Europe « par le bas », avec leurs vies et leurs familles, ne puissent pas prendre part à la conduite de son futur politique !