Islamabad. Dans l’attente de se libérer définitivement de l’ombre de l’assassinat de Khashoggi, le prince héritier Mohammed bin Salman (Mbs) a entrepris un important voyage d’affaires dans le continent asiatique à la recherche de capitaux à placer sur le marché saoudien, qui souffre depuis longtemps en raison de diverses faiblesses accentuées par le bas prix international du pétrole. D’une certaine manière, il s’agit d’un choix obligatoire compte tenu du lien profond – voire de la dépendance – du royaume saoudien aux marchés asiatiques émergents. Une série de réunions dont l’intention déclarée est de signer des accords de coopération en matière d’énergie, de finances et aussi de sécurité (4).

Le tour comportait dans un premier temps deux autres étapes – annulées par la suite sans aucune motivation officielle – comme l’Indonésie et la Malaisie, pays musulmans très peuplés et depuis quelque temps déjà dans le collimateur des intérêts saoudiens : d’une part, l’immigration souvent clandestine en provenance de ces pays fournit une main-d’œuvre qualifiée et de bon marché ; d’autre part il est dans l’intérêt de Riyad de préserver ses liens avec les pays qui fournissent annuellement au Hadjj de la Mecque un nombre très important de fidèles.

Après avoir réorganisé le calendrier des visites, la première étape du voyage de Mbs a été le Pakistan. Par la suite, le prince saoudien s’est rendu en Inde, où il a rencontré le Premier Ministre Narendra Modi et le Ministre du pétrole Dharmendra Pradhan. Enfin, la tournée s’est terminée en Chine, où d’autres protocoles importants ont été signés avec le président Xi Jinping.

Pendant les deux jours passés à Islamabad, le Prince Salman a rencontré le Premier ministre Imran Khan, avec lequel il a signé des accords commerciaux d’une valeur de 20 milliards de dollars. L’étape pakistanaise était très importante en raison du rôle traditionnellement joué par Islamabad auprès des instances saoudiennes et confirmé une fois de plus par la participation de Khan à la Future Investment Initiative de Riyad, surnommée « Davos du Désert » (1) : cette année, Imran Khan y était l’hôte principal, le forum ayant été marqué par la défection de nombreux dirigeants quelques semaines après le meurtre Khashoggi. La visite de Mbs était également un rendez-vous important pour Islamabad en vertu des engagements de plus de 6 milliards de dollars prévus pour financer son économie asphyxiée. Mais malgré l’aide de Riyad, le royaume saoudien n’est pas populaire au Pakistan car il a poussé ses dirigeants à prendre part au conflit au Yémen, une décision extrêmement impopulaire parmi les Pakistanais.

Néanmoins, le parcours de Mbs n’est pas seulement une prudente opération d’image après les dures critiques internationales suscitées par l’affaire Khashoggi (2). Il présente aussi une dimension (géo)politique importante. Ce voyage intervient à un moment de fortes tensions dans la région, l’Inde et l’Iran étant aux prises avec divers problèmes de sécurité, respectivement dans les zones frontalières du Cachemire et du Baloutchistan où des groupes militants sont actifs et ont récemment mené des attentats-suicides. Les gouvernements de New Delhi et de Téhéran ont accusé Islamabad et son protecteur saoudien de financer ces groupes. Des tensions qui n’épargnent pas la Chine et l’Inde sur les questions frontalières tibétaines ou la rébellion afghane. Ainsi, le voyage de Mbs est est une tentative de faire de l’Arabie Saoudite un acteur asiatique influent capable de contrebalancer le rôle de l’Iran dans la région. Une concurrence qui n’est donc pas seulement politique, mais qui, dans le cas d’acteurs comme l’Arabie saoudite, l’Iran, la Chine et l’Inde, a aussi des dimensions stratégiques, étant donné que certaines dynamiques s’ancrent dans le trafic maritime à l’ouest de l’océan Indien. Un exemple concret est le cas du port de Gwadar au Pakistan, construit par la Chine pour renforcer sa projection maritime internationale dans le cadre de l’initiative One Belt, One Road, et dans lequel Riyad vise à avoir un quota de participation pour différencier son trafic maritime par la construction d’un complexe pétrolier dans cette ville pakistanaise. Un autre cas analogue concerne l’élargissement du port de Chabahar en Iran, qui aurait un impact direct sur les stratégies sino-saoudiennes à Gwadar. Dans le même temps, la position de Riyad dans les discussions avec ses homologues chinois et pakistanais concernant la construction d’une base de missiles dans la région de Gwadar (3) ne devrait pas être surprenante.

Ces réunions montrent ainsi comment la diplomatie saoudienne envisage des options plus stratégiques pour se doter de nouveaux points forts dans sa concurrence avec l’Iran. Le Moyen-Orient ne suffit pas et la Corne de l’Afrique n’était qu’un apéritif de l’affrontement. La véritable bataille aura lieu dans le bassin occidental de l’océan Indien.

Perspectives :

  • Les investissements et les accords énergétiques sont au coeur de la stratégie saoudienne, mais il est indéniable que la dynamique géopolitique a un poids significatif dans la diplomatie de Riyad. On peut ainsi expliquer l’étape pakistanaise par l’opposition à l’Iran.
  • Les visites mettent également en évidence une méfiance marquée entre les parties et un climat sous-jacent de concurrence transrégionale. L’objectif final pour Riyad, comme pour l’Iran, est d’être le garant des routes maritimes internationales énergétiques et commerciales entre l’Europe et l’Asie.
  • En ce sens, si le Pakistan représente le paradigme de la confrontation géopolitique entre Saoudiens et Iraniens, la Chine est la variable qui peut définir les succès ou non d’une des deux parties, étant officiellement un partenaire commercial (et donc aussi politique) des deux acteurs. La préférence de l’un ou de l’autre sera un facteur déterminant de réussite.

Sources :

  1. DENTICE Giuseppe, Arabie Saoudite : le “Davos du désert” dans l’ombre de l’affaire Khashoggi, La Lettre du lundi, édition 30, 28 octobre 2018.
  2. DENTICE Giuseppe, Visite diplomatique (à obstacles) pour Mohammed bin Salman, La Lettre du lundi, édition 35, 2 décembre 2018.
  3. RIEDEL Bruce, Saudi crown prince looks to Asia trip to boost image, Al-Monitor, 13 février 2019.
  4. Asian Insider newsletter Feb 18 : MBS’ Asia tour and China’s first blockbuster, The Strait Times, 18 février 2019.

Giuseppe Dentice