Abou Dabi. Du 3 au 5 février, les yeux du monde arabe se sont tournés vers les Émirats Arabes Unis (Eau). Cette attention était justifiée par la visite historique du Pape dans les terres de l’Orient, qui a eu lieu à l’occasion du 800ème anniversaire de la rencontre au Caire entre Saint François et le sultan d’Égypte Malik al-Kamil. Un voyage entre foi et politique : la visite du Pape François à Abou Dabi, en plus d’être la première d’un souverain pontife dans le Golfe, prend une résonance particulière pour les organisateurs de l’événement, les Émirats Arabes Unis, qui se sont concentrés sur la rencontre papale pour maximiser certains aspects de leur stratégie culturelle, politique, économique pour faire rayonner leur image au Moyen Orient et au-delà. Une action qui porte avant tout sur le renforcement géopolitique régional et mondial d’Abou Dabi.
La visite du Pape contient un message spirituel très fort ancré dans les valeurs de tolérance, d’hospitalité, de respect mutuel et de fraternité. Ce n’est pas un hasard si ces valeurs ont été au coeur du message du Saint-Père lors de la rencontre tant attendue avec le grand imam d’al-Azhar, Ahmed al-Tayyeb, représentant de la plus importante institution culturelle et religieuse du monde arabo-sunnite. Ce message a également été renforcé par la signature d’une série d’engagements réciproques entre les deux chefs religieux, visant à lutter contre le fanatisme et le fondamentalisme, à garantir la liberté et un plus grand respect pour le rôle des femmes dans la société, ainsi qu’à créer un climat équitable de compréhension entre les deux religions, tout en appelant au respect de l’identité chrétienne au Moyen-Orient, thème très cher au Pape François. Déjà, lors de son voyage au Caire en 2017, le Pape avait demandé aux autorités locales d’accorder une attention particulière aux communauté chrétienne et de protéger l’expression de leur foi. Essentiellement, le Document sur la Fraternité humaine (3) marque un tournant dans les relations entre les deux religions, visant à reconnaître leur valeur respective malgré leurs différences, avec l’intention de favoriser un chemin commun vers la paix entre les peuples et la justice sociale. Un message visant à relancer le dialogue culturel plutôt que le dialogue religieux, non seulement entre chrétiens et musulmans, mais entre mondes différents. De fait, c’est une idée de partage d’intentions et d’objectifs dans une ère de conflit et de chaos, idée qui est aussi très appréciée par les différentes voix de l’Islam sunnite représentées à Abou Dabi (2).
Durant le voyage du Pape François, les médias émiriens, arabes et même iraniens n’ont parlé de rien d’autre (4), bien que leurs lignes éditoriales soient fort différentes. Il est indéniable en effet que la rencontre a eu une signification toute particulière pour les Émirats Arabes Unis, au point de pouvoir la définir comme un succès diplomatique en plein essor. Un message de tolérance culturelle et politique qui va de pair avec “l’Année de la tolérance » promue par les autorités des Émirats à l’occasion du premier World Tolerance Summit, tenu à Dubaï les 15 et 16 novembre derniers. À cette occasion, les autorités locales ont utilisé le sommet comme un instrument de diplomatie culturelle et politique pour faire écho aux grands succès obtenus par le pays du Golfe en matière de respect mutuel et de liberté religieuse – une exception au contexte local et régional peu enclin à la tolérance. Il y a en effet environ 900,000 catholiques qui vivent dans les Émirats, soit environ 9.5 % de la population totale. Une présence constituée en grande partie de travailleurs immigrés venant pour la plupart de pays asiatiques comme les Philippines ou l’Inde, où il existe d’importantes communautés chrétiennes. Les immigrants des Émirats, comme ailleurs dans le Golfe, représentent un groupe social important, car ils constituent une main-d’œuvre qualifiée et peu coûteuse.
L’ouverture aux différentes croyances devient ainsi une marque d’identification des Émirats, ainsi qu’un instrument politique visant à renforcer les relations entre les différentes minorités et l’autorité centrale afin d’affermir la cohésion du pays, souvent mise à l’épreuve par des tensions internes au sein de chaque émirat. Emblématique en ce sens est la relation entre Abou Dabi et Dubaï, c’est-à-dire un affrontement entre les Émirats ayant la plus grande réserve d’hydrocarbures dans l’État (environ 90 %). En 2008, suite à la crise mondiale qui a durement frappé l’émirat de Dubaï, Abou Dabi a décidé d’intervenir pour sauver son voisin de la crise financière. En même temps, Abou Dabi conserve un poids politique prédominant sur les autres émirats en raison de sa plus grande puissance économique.
C’est pour cette raison que la visite du Pape a servi à Abou Dabi de grande vitrine internationale pour montrer à quel point elle est culturellement différente du conservatisme saoudien ou de l’idée de l’Islam politique des Frères musulmans (fortement soutenue par le Qatar et la Turquie).
De fait, il s’agit de véhiculer une image de l’Islam propre aux Émirats, promue comme une ressource de légitimité et de projection internationale. C’est pour cette raison que la “tolérance” est considérée par les autorités comme un instrument géopolitique pour étendre son influence dans les différents contextes régionaux et s’imposer comme un modèle culturel et politique par rapport aux situations des États voisins (et notamment du Qatar). Une vision de la politique étrangère globale qui vise à donner l’image d’un pays beaucoup plus ouvert que ses voisins arabes du Golfe, mais aussi d’un État visionnaire, avec ses travaux publics futuristes et ses nombreux investissements à travers le monde, à promouvoir un pays modèle qui aspire à tracer une voie alternative aux stratégies géo-économiques et stratégiques des Saoudiens, des Qataris et des Iraniens. Ce grand protagonisme a conduit les Émirats à développer des relations consolidées avec la Chine et l’Inde, à préserver l’alliance fondamentale avec les États-unis et à rechercher de nouvelles stratégies internationales dans la Corne de l’Afrique et dans l’Océan Indien occidental. Une projection extérieure qui a conduit la « petite Sparte du Golfe » à se présenter comme une puissance médiatique reconnue au niveau militaire et diplomatique (1).
Perspectives :
- Les instruments de soft power, qu’ils soient culturels, politiques ou économiques, représentent une dimension stratégique propre à la politique étrangère des Émirats. Ce qui ne l’empêche pas de manifester son hard power, comme dans le cas du Yémen. Essentiellement, soft-power et hard-power visent à encourager la transformation des Émirats en une puissance globale.
- Dans ce contexte, il est possible de trouver une clé supplémentaire pour comprendre la tension intra-Golfe avec le Qatar.
- Il est nécessaire de souligner que, dans un territoire qui fait de la tolérance, de la liberté et du respect les pierres angulaires de son initiative politique, ces valeurs ne sont pas toujours affirmées aussi fortement sur le plan interne, notamment en ce qui concerne le respect des droits de l’homme, comme en témoignent plusieurs cas de discrimination, de répression et d’arrestation arbitraires.
Sources :
- ARDEMAGNI Eleonora, The Geopolitics of Tolerance : Inside the UAE’s Cultural Rush, Italian Institute for International Political Studies (ISPI), 3 février 2019.
- Pour une meilleure compréhension de l’impact, également religieux, de la visite papale à Abu Dhabi, nous vous recommandons de lire l’édition spéciale du quotidien catholique italien Avvenire, Papa negli Emirati, 4 février 2019.
- FRANÇOIS, AL-TAYYEB Ahmed (grand imam), Human Fraternity for World Peace and Living together, Site internet du Saint-Siège, 4 février 2019.
- SCHIAVO Viviana, La visita di Papa Francesco ad Abu Dhabi secondo la stampa araba, Fondazione Oasis, 4 février 2019.
Giuseppe Dentice