Nous avons rencontré Bruno Latour en juin 2018 dans les locaux de Sciences Po Paris. Agrégé de philosophie et anthropologue, Bruno Latour est chevalier de la Légion d’honneur, officier de l’Ordre du mérite et a reçu de nombreuses reconnaissances internationales pour ses travaux. Sa recherche sur l’anthropologie des modernes a abouti à Nous n’avons jamais été modernes en 1991 (La Découverte ; traduit en 23 langues). Bruno Latour est également connu pour ses écrits sur la question environnementale. Après Politiques de la nature – comment faire entrer les sciences en démocratie (La Découverte ; traduit en huit langues), il publie Face à Gaïa (La Découverte, 2015) puis Où atterrir ? (La Découverte, 2017). Dans cet entretien, il ouvre des pistes de réflexion sur l’état du politique en Europe, à l’heure de la crise écologique.
Qu’est-ce que l’Europe pour vous ?
Je ne suis pas spécialiste de l’Europe, mais je cherche à faire la différence entre l’Europe-Bruxelles, c’est-à-dire l’appareillage d’après-guerre de liaison des États européens, et qui représente selon moi dans la presse et les opinions 98 % de ce qu’on rapporte sur l’Europe, et l’Europe qui m’intéresse. Cette autre Europe pourrait être l’Europe de Renan pour la France ou encore l’Europe Heimat pour l’Allemagne 1, dans le bon sens du terme. J’entends par là une Europe comme métaphysique, anthropologie, espace commun, comme culture commune. Cette distinction, je ne l’aurais probablement pas faite il y a dix ans. Mais aujourd’hui, à cause de la situation géopolitique actuelle, avec une Europe environnée d’ennemis, il est d’autant plus important d’être critique de l’Europe-Bruxelles et d’avoir une passion (pas forcément de l’amour, mais une passion), pour l’Europe Heimat.
Dans la dernière partie de votre récent ouvrage Où atterrir ? vous faites une conclusion proche d’un panégyrique de l’Europe, où vous dites notamment qu’elle est parvenue grâce à « un assemblage incroyable » à faire le lien, « l’overlap », entre les intérêts nationaux. À ce moment-là vous parlez bien de l’Union européenne en tant qu’institution ?
Oui, parce que je m’intéresse à l’Europe en tant que problème écologique. Car les questions que l’on se pose sont des questions qui débordent évidemment les frontières, les échelles, et qu’il s’agit de se demander dans quel cadre nous pouvons les aborder. Il se trouve que seule l’Europe, cette fois-ci l’Europe-Union européenne, est parvenue à des dispositifs (évidemment bricolés et bancals), mais très importants, de superposition des intérêts anciennement nationaux.
Selon vous l’Union européenne serait parvenue à surmonter cette contradiction que vous évoquez dans votre livre, entre le local et le global ?
Non, absolument pas. J’avais notamment écrit un long article dans une revue de géopolitique à ce sujet 2. Évidemment l’Europe a inventé la notion de global. Il y a un global chinois et il y a eu autant de globaux qu’il y a d’histoires de conquêtes. Mais l’élément intéressant dans le cas de l’Europe, c’est qu’elle a inventé un modèle de global qui s’est en quelque sorte retourné contre elle, sur le mode des guerres mondiales, de la décolonisation, puis de la pensée décoloniale et de la provincialisation de l’Europe, et qui revient évidemment aujourd’hui avec la question de l’immigration.
Donc s’il y a un endroit où tous les problèmes, où la confusion de toutes les échelles, locales et globales, se posent, c’est en Europe. C’est sa responsabilité historique d’avoir inventé cet élément étrange, une perception qu’elle prétendait imposer à tout le monde, et à présent de « désinventer », de trouver d’autres formules pour sortir de cette forme d’Imperium mundi qui n’existe pas mais dont elle est elle-même à l’origine. Peter Sloterdijk a écrit un très joli livre à ce sujet, Si l’Europe s’éveille, sur cette question de « que peut-on bien faire de l’Europe à présent ? ». L’Europe ne peut pas être petite, c’est bien le problème. On l’a provincialisée mais elle ne peut être petite car elle a le problème d’avoir inventé ce dispositif du globe, qui est à présent bouleversé par la crise écologique. Il y a donc un vrai problème philosophique de re-comprendre non pas une mission européenne, ce qui n’aurait aucun sens, mais une responsabilité européenne.
La question européenne aujourd’hui est presque indissociable de la question des frontières. Êtes-vous pour la disparition des frontières ?
Non, je suis pour la multiplication des frontières. Penser une Europe qui serait supérieure aux nations est une illusion. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de frontières, c’est qu’il y a, en plus des frontières nationales, des superpositions dues à l’immigration, à la crise écologique et on voit bien que la question de la frontière comme identité n’est pas la même chose que la frontière comme attachement. Il faut faire la différence entre l’identité, ce qui revient à mettre des barrières en supposant pouvoir s’en sortir tout seul, autrement dit ce qui se passe en Italie en ce moment, l’invention d’un monde dont on sait pertinemment qu’il n’existe pas, et la question des attachements : si l’Italie devait décrire ses attachements, ils ne tiendraient évidemment jamais dans les limites de l’Italie. Cela ne veut pas dire qu’on dépasse les frontières, mais qu’on se pense comme attachés, comme entrelacés, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Ainsi, le problème c’est que l’Europe-machine, l’Europe-Union européenne, a été saisie par les politistes qui ont imaginé qu’il y avait soit des États-nations, soit une structure supérieure, soit le modèle de l’Empire. Mais il y a une toute autre définition d’avoir des frontières : c’est d’avoir des attachements. Ce sont des choses auxquelles vous tenez. Et ces choses auxquelles vous tenez ne définissent pas un isolat avec des murs autour. Il y a mille tensions et entrelacements entre ces différents enjeux. C’est là tout le défi de ce virage : passer de cet espace d’invention européenne, à l’espace concret que j’appelle « terrain de vie. »
Pourtant, l’enfermement de ces enjeux entrelacés dans des catégories strictes de pensée et de représentation peut sembler nécessaire à toute forme de gouvernance…
Ma question n’est pas celle de l’organisation idéale pour l’Europe-Union européenne, mon intérêt penche pour la définition d’une appartenance existentielle, style Heimat, Patrie. Ce qui ne donne aucune consigne sur l’organisation pratique des institutions. Il n’y a pas de solution à ce problème pour le moment car nous sommes en pleine révolution conservatrice. Ce n’est pas un problème d’appareil, le problème est existentiel. L’Europe est menacée d’un point de vue existentiel, de l’extérieur et de l’intérieur. Face à une menace existentielle, il faut penser aux choses prioritaires : que signifie faire exister pour chacun d’entre nous la compréhension de l’Europe comme terre ? Ce qui me surprend beaucoup sur les questions à propos de l’Europe, c’est que quand on parle de l’Europe il ne s’agit que de Bruxelles. Et pourtant nous vivons dans une Europe qui a une autre matérialité.
Mais l’Union européenne peut-elle vraiment coexister avec cette « Europe Heimat » de l’appartenance ? Est-ce que l’espace européen au sens où vous l’entendez n’est pas menacé par Bruxelles et son modèle de gouvernance ?
Ce que je cherche à faire, c’est seulement à mettre le gouvernement de Bruxelles au sein d’un ensemble plus grand, qui lui est existentiel. La critique de l’Europe de Bruxelles mène à une réflexion sur des réformes institutionnelles qui sont incompréhensibles pour le grand public. Indépendamment des questions liées au réformes de l’Union, il y a une Europe existentielle qui est attaquée par les États-Unis, quittée par le Brexit et lâchée de l’intérieur par les pays qui eux-mêmes s’inventent des États-nations qui n’ont jamais existé, des États-nations réinventés. Ce qui explique la brutalisation de la vie publique c’est que les gens savent que cela n’existe pas. Qu’est-ce que l’Italie toute seule, séparée de l’Union européenne ? Cela n’a pas d’existence. Et de toute façon, en situation de crise écologique, aucun État-nation n’a d’existence. Pourtant, nous avons besoin de sa protection : c’est là l’immense contradiction. Il faut faire ressortir – et c’est la fin de mon livre – ces formes d’appartenance qui sont fondées non pas sur l’identité mais sur les attachements. C’est à dire sur ce qui nous permet de subsister.
Que pourriez-vous nous dire au sujet des méthodes de mobilisation à mettre en place pour dévier vers ce troisième « attracteur » dont vous parlez dans votre livre, cette voie qui offre un nouvel axe de représentation libéré du schéma droite/gauche, conservateur/progressiste, lequel n’est plus adapté selon vous pour faire face à la crise écologique ?
Je suis un peu démuni, comme tout le monde, sur la question du mécanisme. C’est très compliqué d’avoir des positions politiques car les intérêts sont impossibles à définir, car les gens ne votent plus pour leurs intérêts, puisqu’ils ne savent pas quels sont leurs intérêts. Pour qu’il y ait des intérêts, il faut qu’il y ait un monde qui soit descriptible de manière un peu matérielle. Il ne peut pas y avoir d’intérêts s’il n’y a pas de monde, et à cause de la crise écologique et de la mondialisation, nos intérêts sont flottants. Il y a des subventions du Brexit mais vous votez contre l’Europe : vos opinions circulent de manière hors-sol en quelque sorte. Je ne suis pas politiste, j’aborde cette question en amateur éclairé, mais le problème principal est selon moi l’abstraction de la description qu’on a des conditions de vie, parce qu’on a oublié la crise écologique qui redéfinit la totalité des appartenances et la question de combien on est, où, avec qui et avec quels moyens de subsistance ? Ce sont des questions absolument fondamentales, qui sont des questions de géopolitique de base, sur lesquelles on re-projette les deux seuls modèles qu’on ait : soit la mondialisation qui dit que nous n’avons plus de frontières ou à l’inverse l’idée qu’il faut revenir à des États nationaux qui n’existaient pas auparavant. L’Empire d’Orbán est une invention nouvelle, qui n’a en fait jamais existé, ce n’est pas la « Hongrie éternelle. » On a donc deux fictions complètes : soit des peuples sans terre qui en cherchent une, soit des terres qui n’ont pas de peuple.
La question écologique devrait-elle être dépolitisée ? Devrait-elle devenir un enjeu épistémologique ou un enjeu éthique et moral ?
Il faut se débarrasser de l’écologie, on a fait de l’écologie un morceau de la politique et cela n’a rien donné. Il faut parler de politique, point. Dans la politique il y a des êtres vivants qui sont entrelacés, qui ont des intérêts convergents ou divergents, mais c’est cela qu’il faut décrire, c’est la politique des vivants. Nous pourrions avoir des partis si nous arrivions de manière extraordinaire à re-décrire les intérêts et les positions des individus. À ce moment-là nous aurions agrégé les doléances pour avoir des partis avec des programmes et des plateformes, comme on avait avant. Si nous en avions avant c’est parce que nous partagions, à quelques questions de répartition près, l’idée de la modernisation. À partir du moment où il n’y a plus de monde commun, les partis n’existent plus. Ils se re-composeront le jour où nous reviendrons à un degré de pixellisation des enjeux politiques, presque à l’échelle de chaque individu.
Sur ce sujet, vous reprenez dans votre livre l’exemple des cahiers de doléance de la Révolution française.
C’est une situation qui m’intéresse beaucoup, parce qu’elle a été créatrice du peuple français qui s’est compris lui-même en décrivant ses attachements et ses injustices. Et c’est ce qui m’intéresse dans la question de la deuxième Europe : si on décrit l’Europe des attachements il n’y a pas une seule tête de pipe en France qui ne soit pas européenne, qui serait sans attache. C’est évident que nous ne sommes pas globalisés, mais mondialisés. Chacun a une description de ses attachements en réseau et ceux-ci débordent clairement les frontières. Mais nous avons également besoin, et la notion d’attachement le dit en quelque sorte, de sécurité et de protection. Pourtant, les frontières n’apportent pas la sécurité et la protection. Les frontières, c’est comme la grande muraille de Chine : elle n’a jamais empêché quiconque de la pénétrer. Pour qu’il y ait des partis, il faut qu’il y ait des doléances, pour qu’il y ait des doléances il faut qu’il y ait des intérêts et pour qu’il y ait des intérêts il faut un monde descriptible.
Le programme de la gauche anticapitaliste semble impensable à une époque où autant de personnes votent conservateur ou extrême droite. Si on est incapable de dire à ceux qui votent Front National : « Oui vous avez raison de vouloir la sécurité, la protection, et oui vous avez raison de vouloir des attachements, des appartenances mais alors décrivez vos attachements et vos appartenances, regardons donc à quoi cela ressemble », alors tous les partis sont anti-européens. Et tous inventent des nations, comme la Hongrie de Orbán, qui n’existent pas non plus économiquement, sans moyens de subsistance. C’est le drame actuel : c’est la brutalisation de la politique aujourd’hui qui fait que les gens savent que les modèles qu’on leur propose sont impossibles, en même temps qu’ils sentent que la globalisation touche à sa fin.
Le global rend-il le monde impossible à décrire ?
Le global nous égare. Dès qu’on passe au global on est perdu, puisqu’il agrège tout et qu’on ne voit plus aucune manière d’y mettre la main. La politique consiste justement à y mettre la main, mais pour ça il faut que vous puissiez décrire les choses de façon pratique. Dès que vous demandez aux gens de décrire les situations, les possibilités s’ouvrent pour agir et redéfinir les liens : c’est ça la politique. Mais si on est dans l’abstraction du retour à l’État national qui n’existe pas et du global qui n’existe pas non plus, faire parler les gens c’est les désespérer. Quand la gauche dit aux gens qu’il faut être anticapitaliste : que peuvent-il faire de ça ? C’est le déni de la situation climatique qui organise toute cette situation politique. Aujourd’hui on dit aux gens de manière simultanée que l’horizon de la globalisation est devenu impossible à cause de la crise écologique, et qu’il faut donc revenir à l’intérieur de l’État-nation, tout en sachant pertinemment que c’est impossible.
Ma question est : que peut-on dire aujourd’hui aux gens qui demandent, et pour de bonnes raisons, la protection d’un État national alors que cet État n’existe pas du point de vue de leurs intérêts et de leurs attachements réels ? Peut-on leur dire autre chose que « vous êtes des populistes, vous êtes des néofascistes qui voulez revenir en arrière, et tout ce que vous pouvez espérer c’est que le développement économique se poursuive » ?
Pourriez-vous préciser en quoi consiste ce « troisième attracteur » dont vous parlez ?
Le troisième attracteur, si je parvenais à bien le décrire, attirerait beaucoup. Il a été beaucoup parcouru par les écologistes. Il est fait de formes de vie. Ce n’est pas simplement un espace au sens géographique, il est saisi par les nouveaux dispositifs juridiques, de gens qui travaillent sur les communs, sur les alternatives au droit de propriété, il est parcouru par tous les activistes possible et imaginable. Il est très peuplé mais n’a pas d’orientation politique. En somme, tout le monde est conscient que nous nous dirigeons vers un autre mode d’appartenance.
Sources
- Le mot allemand Heimat, intraduisible comme tel, fait référence au sentiment d’appartenance, à la patrie, à l’endroit où l’on se sent chez soi.
- Bruno Latour, Onus Orbis Terrarum : About a Possible Shift in the Definition of Sovereignty, Millennium : Journal of International Studies 2016, Vol. 44(3).