Bruxelles. Si pour beaucoup d’européens, l’année 2018 a pu être synonyme de crise et de défiance sur le continent, il y a un domaine qui semble avoir échappé à la règle : la défense. C’est en effet sur ce sujet d’ordinaire si national que le consensus européen semble aujourd’hui le plus fort, allant même jusqu’à rallier un soutien d’une Grande-Bretagne en plein Brexit. Les discours à ce sujet ont été clairs : pour la première fois dans l’Histoire de l’UE, président français et chancelier allemand ont appelés, simultanément, à la création d’une « armée européenne » indépendante du puissant allié américain.

Mais pour cela, encore faut-il construire la défense de demain. La mutualisation des projets de défense européens est l’un des meilleurs moyens pour créer de facto une armée européenne, avec un matériel et des doctrines d’emploi communes tout en permettant une réduction des coûts de développement et de production, partagés sur une plus grande échelle. L’année à venir sera déterminante pour le développement de cette intégration.

Programmes SCAF, MGCS, CIFS, MAWS, RPAS : derrière ces acronymes obscurs se cachent des projets d’armement qui sont appelés à constituer l’ossature d’une future armée européenne et 2019 s’annonce cruciale pour s’assurer de la pérennité de nombre d’entre eux. Petit tour d’horizon.

Le SCAF (Système de Combat Aérien Futur) est le grand programme européen concernant le domaine aérien. Son objectif est de développer non seulement un nouvel avion de chasse mais également tout le système dans lequel ce dernier va opérer (connectivité, drones, armement). De plus, par ce partenariat bilatéral, la France et l’Allemagne s’engagent à définir une doctrine d’emploi commune, élément qui avait été la pierre d’achoppement des précédentes tentatives européennes. Cette fois, les européens n’ont pas le droit à l’erreur, car un échec sonnerait le glas d’un système d’arme européen dans le domaine aérien et le risque de passer définitivement sous dépendance américaine, en abandonnant, au passage, des fleurons industriels (Dassault et Airbus). Tirant les leçons du développement de l’avion de transport européen A400M et du démonstrateur de drone Neuron, il a été décidé de confier à Dassault la maîtrise d’œuvre du projet, pour éviter la multiplication des exigences de chaques partenaires en termes techniques et opérationnels, aux dépens du projet global. Cette même raison explique la nature franco-allemande du programme, qui n’est a priori pas ouvert aux autres partenaires européens.

Toujours dans le domaine aérien, Allemands et Français ont acté le lancement du programme MAWS (Maritime Airborne Warfare System), pour le remplacement des avions de patrouilles maritimes. De nouveau, le défi est de s’accorder sur une doctrine unique, avec deux pays ayant des usages opérationnels différents de tels appareils. Si le MAWS semble reprendre les contours du SCAF pour la méthode, il est intéressant de noter qu’en 2017, 8 pays de l’OTAN avaient annoncé leur intention de coopérer en vue de la création d’un futur avion de patrouille maritime… Le MAWS en constituera-t-il la plate-forme ? Rien n’est certain, mais comme il s’agit d’un programme à petite série, le besoin d’augmenter le nombre d’avions réalisés pour diminuer diminuer les coûts est réel.

Le MGCS (Main Ground Combat System) désigne le programme de char franco-allemand, lancé au même moment que le SCAF. A contrario du programme aérien, c’est cette fois l’Allemagne qui est maître d’œuvre. Autre différence par rapport au SCAF, une entreprise franco-allemande a été spécifiquement mise en place : KNDS, issu de la fusion de l’Allemand Krauss Maffei Wegmann et du Français Nexter Systems. On assiste donc, grâce au MGCS à la création d’un futur géant du terrestre européen, qui se veut être « l’Airbus des blindés » selon Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense d’alors. Ce programme est par ailleurs directement associé au programme CIFS (Common Indirect Fire System), le système d’artillerie futur, sur lequel peu d’informations circulent pour le moment.

À plus court terme, c’est la création du futur drone MALE (Moyenne Altitude, Longue Endurance) européen qui occupe les esprits. Il s’agit là de réparer l’une des lacunes majeures de l’industrie de défense européenne : alors que les drones sont devenus stratégiques dans la lutte contre le terrorisme, aucune industrie européenne ne propose de drone sur le marché. Les européens ont donc dû acheter, sur étagère, des drones israéliens ou américains. Ce programme baptisé drone RPAS, mais surnommé aussi EuroDrone, signé en 2015, vise à rattraper ce retard. A noter que ce sont ici les industriels qui ont fait le premier pas de l’initiative européenne, et non le politique. En effet, dès 2013, Airbus, Dassault et Aermacchi ont annoncés à leurs gouvernements respectifs une proposition commune pour la création d’un drone européen, pour ne pas être déclassés face aux concurrents étrangers qui avaient tous déjà développés des systèmes de drones opérationnels. Le calendrier est cette fois très court : les premiers systèmes devront être livrés pour 2025.

Dès lors, la coopération militaro-industrielle européenne semble dans une excellente dynamique, avec pas moins de quatre programmes majeurs signés en 2018. Toutefois, l’année 2019 sera cruciale pour surpasser dans la pratique les différences stratégiques et rivalités industrielles.

Tout d’abord sur le SCAF, si Dassault est chargé de la conception de l’avion de combat, une véritable bataille des sous-traitants semble d’ores et déjà en place, sur fond de partage industriel franco-allemand. En effet, la question du système de combat collaboratif pose problème. L’industriel français Thales en est un leader mondial, cependant, cela reviendrait à rendre le programme « à 80 % français ». D’où les appels d’Airbus pour prendre en charge ce système. Cette friction est susceptible de menacer l’ensemble du programme : la question doit donc absolument être réglée en 2019.

À cela s’ajoute le deuxième écueil des coopérations militaro-industrielles européennes : le fantôme américain. La tentation d’acheter du matériel américain est en effet toujours présente : déjà disponibles “sur étagère”, de qualité et totalement interopérable OTAN, les avions américains ont toujours représentés une alternative sérieuse aux programmes d’armement européens. Prenons l’exemple de l’Allemagne avec le remplacement programmée de ses chasseurs-bombardiers Tornado. Elle pourrait pour compenser cette perte acheter des Eurofighters supplémentaires… Ou des F-35 américains, plus modernes et surtout, pouvant emporter l’armée nucléaire B-61. Ce que l’Eurofighter ne peut faire pour le moment, sauf à investir dans un programme dédié. Mais le choix du F-35 serait à même de tuer le SCAF dans l’œuf, puisque l’Allemagne disposerait déjà d’un avion nouvelle génération. Par effet de domino, ce chasseur s’imposerait alors comme la référence occidentale, le F35 étant déjà présent dans les armées américaines, britanniques, italiennes, danoises, hollandaises, belges et japonaises et coréennes. Pourquoi développer un coûteux programme européen, quand une solution sur étagère existe ? La question, au Bundestag, fait débat. Par ailleurs, la vision restrictive de la politique d’exportation allemande fait frémir à Paris, où l’on souhaite pouvoir exporter pour alléger les coûts de production.

Enfin, « l’énigme britannique » est à prendre en compte. Dans le cadre des accords de Lancaster House, Français et Britanniques avaient prévu de développer ensemble le futur avion de combat, baptisé alors FCAS… Avant que la France ne décide de se lancer dans la SCAF allemand sous l’impulsion pro-européenne du président Macron. Or, les Britanniques entendent poursuivre seuls le développement du futur avion de combat, sous le nom de programme Tempest. Est-ce du bluff ? Le Royaume-Uni n’en a sûrement pas les moyens, ni financiers ni politique, mais peut-être espère-t-il « récupérer » soit l’Allemagne ou la France en cas d’échec du SCAF ou attirer a contrario l’Italie et la Belgique, exclus eux aussi du programme et engagé tout comme le Royaume-Uni dans le programme F-35.

Dans le domaine terrestre, c’est à l’inverse la peur d’un déséquilibre en faveur de l’Allemagne qui menace le projet à terme. En effet, en même temps que la création de KNDS, alliance de Krauss Maffei Wegmann et du français Nexter Systems, l’année 2018 a aussi vu le début des négociations pour que Rheinmetall absorbe son rival Krauss Maffei Wegmann, formant ainsi un géant allemand du terrestre militaire. Aussi les Français craignent-ils que leur chaîne de sous-traitance fasse les frais de la rationalisation européenne. De même qu’ils se posent la question de la viabilité de KDNS : pourquoi faire du franco-allemand alors que Berlin peut s’appuyer sur un mastodonte national ? Enfin, se pose à nouveau la question des exportations : sur de nombreux marchés à l’heure actuelle, Nexter et KNDS sont en concurrence sur des secteurs de marchés similaires. Dès lors, comment procéder ? Encore une fois, l’année 2019 sera décisive pour trancher la question et résoudre ces dilemmes stratégiques par un engagement politique renouvelé.

Enfin, dans la perspective de l’émergence d’un complexe militaro-industriel européen, un autre rapprochement sera à observer de près, cette fois dans le domaine naval : celui entre le français Naval Group et l’italien Fincantieri. Comme pour KDNS, cette union a tout pour plaire : des résultats financiers solides, un carnet de commande rempli et une expérience réussie de la coopération (programme FREMM). De plus, un tel géant aurait pu, du même coup, aspirer ses autres concurrents européens, actuellement en difficultés, l’Allemand TKMS et l’Espagnol Navantia. Pourquoi donc des blocages ? Tout d’abord, les soupçons de corruption de l’enseigne Fincantieri sont un premier élément d’inquiétude côté français. Aussi, les carnets de commande bien remplis sur le plan domestique et surtout extérieur ne rendent pas urgent un tel rapprochement.

Ainsi, la formation d’un complexe militaro-industriel européen ne s’est jamais aussi bien portée qu’en 2018. Les quatre programmes franco-allemands à eux seuls devraient permettre de développer à l’horizon 2030/2040 une gamme complète d’armes européennes de premier rang. L’année 2019 devra concrétiser la dynamique de 2018, en résolvant les dernières difficultés dans la concrétisation des projets. Par ailleurs, s’ajoute à cette dynamique multilatérale le lancement de la PeSCo qui ajoute une série de projets communautaires, que les programmes bilatéraux pourraient d’ailleurs, à terme, rejoindre.