Washington. Le métier de Cassandre est devenu très répandu et beaucoup s’ingénient depuis 2008 à prédire chaque année l’arrivée d’une nouvelle crise. En sachant que seuls les paris gagnants sont récompensés dans ce domaine, ce n’est pas un comportement très risqué.

A force d’entendre crier au loup, il est probable que l’on ne verra pas la prochaine crise arriver et surtout que l’on se trompera sur ses causes. On oublie qu’en 2008, beaucoup anticipaient une crise mais qu’elle n’est pas arrivé là où on l’attendait. David Orzag & Peter Rubin, deux figures influentes de l’élite Démocrate américaine, avaient écrit dés 2004 un article qui se voulait prophétique : Sustained Budget Deficits : Longer-Run U.S. Economic Performance and the Risk of Financial and Fiscal Disarray 1 .

Ils y dressaient le scénario suivant : après des années de bonne gouvernance Démocrate, un président Républicain irresponsable était en train de tout gâcher. D’abord, le déficit budgétaire américain était hors de contrôle à cause de réductions d’impôts bénéficiant aux plus riches et aux grandes entreprises. Ensuite, non seulement la dette américaine augmentait, mais elle était de plus en plus dans des mains étrangères (notamment Chinoises) du fait d’un déficit commercial endémique. Une crise de la dette souveraine menaçait donc les Etats-Unis si la confiance des investisseurs étrangers dans ses capacités de paiement venait à s’éroder.

Mais pour convaincant qu’il fut, leur diagnostic était faux : la crise a été bien davanatage financière que fiscale et les Etats-Unis n’ont eu aucun problème à soutenir un déficit de plus de 10 % en 2009.

Pourtant, plus que jamais depuis 2008, le thème d’une crise de la dette souveraine américaine revient. Le graphique suivant représente l’historique des recherches effectuées sur Google depuis 5 ans aux Etats-Unis pour les termes : “recession” et “yield curve”. Dans les deux cas, le nombre de recherches a atteint son record (=100) la première semaine de Décembre 2018. Que s’est-il passé ?

La “yield curve”, ou courbe de rendement, est une ligne qui trace l’évolution du rendement (taux d’intérêt) à un moment précis de produits financiers de qualité égale mais de maturité différente. Or, lors de la première semaine de Décembre 2018, le rendement des bons du Trésor américain à 5 ans ont égalé ceux à maturité d’un an.

Autrement dit, les investisseurs évaluent les risques de la dette américaine à un an et à 5 ans de la même façon. Une interprétation de cette incongruité est que les marchés commencent à anticiper une récession dans le court terme : la dernière fois que cela est arrivé aux Etats-Unis, c’était en 2007.

Orzag & Rubin (2004) n’ont peut être pas vu la crise immobilière venir mais leur raisonnement tient toujours : à mesure que les éléments de vulnérabilité pour l’économie américaine s’accumulent, sa situation fiscale est de plus en plus exposée aux caprices des investisseurs étrangers. Or, les déficits jumeaux américains 2 sont encore plus importants qu’en 2004 : dans le graphique ci-dessous, l’ampleur de ces deux déficits a été normalisée à 1 en Octobre 2003 juste avant l’article d’Orzag & Rubin. Malgré les efforts du président Trump, le déficit commercial ne s’est pas réduit (voire même il augmente) depuis 2016 et le déficit public explose de nouveau alors que la croissance américaine est pourtant au beau fixe.

A cela s’ajoute que la situation paraît plus inflammable que jamais : la FED semble décidée à continuer à augmenter son principal taux directeur, les marchés financiers sont de plus en plus volatiles face aux différents épisodes de la guerre commerciale sino-américaine, la croissance américaine devrait ralentir en 2019, etc… L’instabilité du président américain pourrait être l’étincelle qui allumera la mèche. Dans l’hypothèse d’une perte subite de confiance des acheteurs étrangers dans la dette américaine, la situation pourrait alors déraper (effet boule de neige avec l’augmentation de la charge de dette). Est-ce pour cela que les rendements des bons du trésor américain et chinois ont atteint pour la première fois un niveau similaire 3 ?

Encore une fois, crier au loup est un exercice facile. Tant que la confiance générale dans les Etats-Unis reste bonne alors la tendance positive pourrait durer longtemps et 2019 être une nouvelle année de croissance à 2 % pour les Etats-Unis. Si crise il y a, elle viendra d’une crise de confiance dans le leadership mondial Américain : si les Etats-Unis peuvent soutenir de tels déséquilibres économiques c’est que le reste du monde les en croit capable.

Perspectives :

  • 2019 est l’année de tous les dangers pour l’économie américaine : croissance ralentie, investisseurs moroses, tensions commerciales, probables hausses à venir des taux d’intérêt directeurs, etc…
  • Pourtant, l’édifice américain semble aussi solide que la confiance du reste du monde en son leadership.

Sources :

  1. BATUT Cyprien, La croisée des chemins ? Dette américaine et chinoise, Lettre du Lundi, 17 décembre 2018.
  2. BLANCHARD Olivier J., Debt, Deficits, and Finite Horizons ”, Journal of Political Economy, vol. 93,‎ 1985.
  3. RUBIN Robert E., ORSZAG Peter R., SINAI Allen, Sustained budget deficits : the risk of financial and fiscal disarray , AEA-NAEFA Joint Session, Allied Social Science Associations Annual Meetings. 2004.

Cyprien Batut

Sources
  1. RUBIN Robert E., ORSZAG Peter R., SINAI Allen, Sustained budget deficits : the risk of financial and fiscal disarray , AEA-NAEFA Joint Session, Allied Social Science Associations Annual Meetings. 2004.
  2. BLANCHARD Olivier J., Debt, Deficits, and Finite Horizons ”, Journal of Political Economy, vol. 93,‎ 1985.
  3. BATUT Cyprien, La croisée des chemins ? Dette américaine et chinoise, Lettre du Lundi, 17 décembre 2018.