L’Europe, déjà inondée par les marchandises, bientôt par les services chinois ? L’Europe ciblée pour ses technologies de pointe par les investissements chinois et le cyberespionnage ? L’Europe quadrillée par le déploiement d’une diplomatie omniprésente, patiente et alternant cajolerie et intimidation ? L’Europe sous influence au moyen de réseaux ciblant avant tout les décideurs, recrutant politiques, hauts fonctionnaires, intermédiaires d’affaires, universitaires, tous attirés par l’eldorado chinois ? L’Europe battue en brèche par une Chine qui ne suit les règles internationales qu’à son profit et réduit l’intégration européenne et ses règles à un marché commode d’accès et sans contrepartie ? L’Europe voyant ses institutions démocratiques minées par le renouveau d’un système qu’on dit autoritaire, et qui en vérité glisse à nouveau vers le totalitarisme ?
Écrire ce qui précède fait frémir. L’auteur de ces lignes vit dans un contexte où la société, la culture, les traditions et la langue chinoise sont présentes depuis longtemps. C’est le privilège de notre société ouverte d’avoir rendu possibles ces alliages — où on peut essayer de prendre le meilleur de la culture française et européenne, le meilleur des temples américains de la connaissance, et l’infinie sagesse d’une société chinoise qui en a vu bien d’autres dans sa longue histoire. Jeunes, nous avions été attirés et fascinés par les tableaux de Paul Gauguin — la peinture alanguie de l’Autre sous son aspect le plus séduisant, une illustration du mythe orientaliste. Puis nous avions découvert que Gauguin en Polynésie était aussi animé par un racisme antichinois et antiasiatique en général au nom de l’identité polynésienne.
Nous nous sommes jurés de ne jamais plus nous laisser abuser par des représentations mythiques d’une culture, qu’elles soient positives ou négatives. Mais ce ne sont pas seulement « les Chinois » qui se sont rapprochés. C’est la Chine, et celle-ci n’est pas seulement une société ou une culture, mais aussi un État-parti, le plus grand survivant des dictatures léninistes, la deuxième puissance économique et militaire au monde. De la fin du maoïsme aux années qui précèdent l’avènement de Xi Jinping, on a pu croire à une convergence progressive de l’économie, du système politique et de la politique extérieure chinois vers nos règles et valeurs, devenues de ce fait des règles globales.
La réforme — gaige — était le mot clé de la dynamique chinoise, porteur d’espoirs bien plus grands que les dirigeants eux-mêmes. L’essor de la Chine en est le résultat. C’est aussi la plus grande conséquence de la globalisation, et il est impossible de ne pas reconnaître l’immense performance qui a donné à 1,4 milliard d’habitants un niveau de vie rejoignant la moyenne basse de l’Union européenne. Seulement, ce que bien peu ont prédit, c’est que l’État-parti refermerait la Chine en cours de chemin. Bien des illusions sont parties en poussière. Celle d’un constitutionnalisme qui réduirait petit à petit l’arbitraire du Parti communiste chinois. Aujourd’hui, on va en prison en Chine pour défendre cette idée — et ce que le régime entend par l’essor de son système légal, c’est rédaction des règles au service de l’État-parti et de ses projets. Dissipée aussi l’illusion d’un capitalisme privé distinct de l’économie étatique. Bien sûr, la Chine regorge d’initiatives privées, mais les nombreuses arrestations, mises au secret et condamnations de figures de proue du néocapitalisme à la chinoise, la soumission de ceux qui subsistent montrent bien que l’économie privée et le marché sont soumis à l’État, et privés de garanties juridiques contre celui-ci.
Nul n’avait jamais prédit que la politique extérieure chinoise serait accommodante. La résurgence du nationalisme a été orchestrée par le régime dès la fin des années 1980, en réaction aux influences démocratiques et occidentales. Mais rares ont été ceux qui ont anticipé l’essor du complexe industrialo-militaire chinois dans toutes ses implications — de la conquête de la mer de Chine du Sud, au nez et à la barbe de ses riverains, à la confrontation provocatrice avec le Japon, la compétition stratégique avec les États-Unis. Qui en Europe aurait dit il y a seulement une décennie que nous verrions l’Armée de libération populaire basée en Afrique, et sa marine manœuvrant en Méditerranée et en Baltique ?
Le monde ne nous appartient pas, dira-t-on. L’Europe — et l’Union européenne, qui est l’acteur essentiel de notre avenir, si tout au moins nous en voulons un — fait face à d’autres vents contraires. Poutine, Erdogan, Orban, Trump : pour ne citer que ces noms, l’Europe est confrontée au retour de la géopolitique de la force et au déni, ou au dénigrement du droit international depuis les horizons les plus divers. Et, en effet, pour avoir un régime exceptionnel, elle n’est pas isolée, loin de là. D’abord pour des raisons défensives, puis pour étendre sans entraves ses intérêts internationaux, la Chine appuie souvent les coalitions négatives — contempteurs à l’ONU de la vision dite « occidentale » des droits de l’homme, souverainistes adeptes du droit de faire ce que bon leur semble chez eux, régimes autoritaires de tout poil.
Les officiels expliquent qu’ils ne pratiquent pas la « conditionnalité » de l’aide internationale (c’est-à-dire les critères de transparence et d’éthique péniblement et récemment adoptés paries démocraties industrielles…), et qu’ils traitent avec équité tous les États, quel qu’en soit le régime. Et ils pointent avec raison les hypocrisies occidentales là où elles sont manifestes. En ce sens, le sentiment prochinois, comme le poutinisme, procède souvent d’un rejet des valeurs de la démocratie, ou de l’inefficacité de celle-ci. À la différence de la Russie, l’habileté du discours chinois est de ne pas aller au-delà : en effet, c’est l’intérêt qui guide l’opportunisme de la Chine, alors que la semi-démocratie subvertie de Vladimir Poutine cherche avant tout à faire éclater la ligue des démocraties occidentales.
La Chine n’est donc pas le seul danger à notre horizon. Souvent, les défis économique, technologique, diplomatique qu’elle pose apparaissent, par exemple au Conseil européen, comme le plus important des problèmes à l’exception de deux ou trois autres plus urgents ! Pour des démocraties, pour une union de nations qui est encore loin d’une fédération, les défis de court terme sont ceux qui marquent le plus : le long terme, c’est après les élections, ou même après le passage de notre génération. La Chine n’a pas envahi la Crimée et le Donbass (mais contrecarre les sanctions internationales), elle ne jette pas de bombes, elle ne nous insulte même pas comme peut le faire un Donald Trump.
Elle n’adopte plus le « profil bas » que prônait Deng Xiaoping, le plus grand réformateur de l’histoire du communisme. Elle bombe même le torse, avec la promotion par Xi Jinping du « rêve chinois », de routes de la soie comme alternative à toutes les agences mondiales de développement, et l’affirmation comme « grande puissance » en vérité, superpuissance à l’horizon 2030-2050 suivant les domaines. Il est tentant de pratiquer la politique de l’autruche, en traitant ces projets de simples discours creux — réédition de la « langue de bois » maoïste, ou d’adopter un discours relativiste en entrant soi-même dans la diplomatie du pick and choose sous prétexte que la Chine est un partenaire indispensable (au risque de perdre son identité et ses propres valeurs).
Cette indifférence serait une grave erreur. Nous ne pouvons savoir combien de temps durera l’ascension chinoise ni jusqu’où elle ira, avec une dictature entièrement restaurée, et l’arrogance au service d’une percée à l’échelle globale. Généralement, les prédictions concernant la politique chinoise se révèlent erronées avec le temps — sauf l’une d’entre elles : la persistance du régime par-delà toutes les tempêtes. Il faut par conséquent cesser de traiter les dirigeants chinois tels qu’ils devraient être, pour leur faire face tels qu’ils sont Il ne faut pas traiter leurs projets, leurs stratégies, comme un héritage malencontreux à négliger d’urgence pour faire de bonnes affaires, ou pour atteindre la « vraie Chine », celle des Chinois qui sont des gens comme vous et moi. Ces Chinois sont innombrables mais très contraints par le système de surveillance le plus achevé au monde. Et les bonnes affaires sont plus difficiles à atteindre qu’on ne le croit : la seule règle qui s’applique ici, c’est le besoin irremplaçable que peut avoir l’État chinois de partenaires étrangers. Or ce besoin s’amenuise avec le temps.
Ce livre est né par conséquent des défis que pose la Chine de Xi Jinping aux Européens — par quoi nous entendons les États membres de l’UE comme celle-ci dans son ensemble. Inévitablement, il est centré sur les réponses que doit apporter cette Europe dans son ensemble. Car il faut dissiper les illusions nationales ou souverainistes. Les relations des États européens avec la Chine sont incroyablement diverses : pour s’en persuader, il suffit de lire notre dernier chapitre issu de l’enquête pour l’European Council on Foreign Relations (ECFR). Mais aucun pays de l’UE, pas même l’Allemagne qui a les contacts gouvernementaux les plus étendus avec la Chine, ne peut faire jeu égal avec celle-ci. Tous ont besoin de l’Europe, même quand ils s’en plaignent par ailleurs : le Hongrois Viktor Orban vote les droits antidumping comme tout le monde…
À l’inverse, la politique de l’Union européenne — par quoi nous entendons la Commission européenne mais aussi l’interaction avec le Parlement et le Conseil européen — est devenue infiniment plus réaliste que voilà une décennie. Efforts d’unité — parfois défaits, hélas, sur les sujets où la procédure de vote à l’unanimité des États membres ouvre la voie à toutes pressions chinoises sur un ou deux États membres. La poussée et le ciblage des acquisitions de hautes technologies par l’économie hybride chinoise, dont aucun composant n’échappe vraiment au contrôle de l’État, les surproductions et le dumping massif — panneaux solaires et sidérurgie en sont les cas les plus connus — ou la réticence et les manœuvres dilatoires dans le dialogue avec l’UE sont probablement les trois éléments qui ont provoqué cette prise de conscience réaliste. Avec ses limites : le sujet des droits de l’homme en Chine est sinistré dans la quasi-totalité des pays membres, sauf en Allemagne, montrant bien la vulnérabilité de ces États au chantage. Seuls deux États — la France et le Royaume-Uni — ont une politique d’affirmation effective de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale. La pratique du « diviser pour régner » aussi laisse des traces. Pendant que la Chine traînait les pieds sur un traité d’investissement avec l’UE, elle signait des traités de libre-échange avec la Suisse, l’Islande, et en négocie soudain un autre avec la Norvège après l’avoir fait plier sur le prix Nobel de la paix attribué à Liu Xiaobo. Surtout, elle s’est lancée dans une véritable tentative de constitution d’une organisation régionale avec seize États de l’Europe centrale et orientale. L’Europe ne doit sous-estimer ni les bénéfices qu’elle procure à ses membres, ni sa capacité de contrainte : comme certains pays impliqués dans le format commencent à le souligner, le projet chinois dit « 16+1 » est à ce jour plutôt un échec.
Le noyau dur de l’UE reste l’économie et le commerce. Les efforts entrepris pour rétablir la balance avec la Chine — revendication de réciprocité, refus du statut d’économie de marché, réforme de l’antidumping en accord avec l’entrée finale de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce, et un filtrage des investissements étrangers à l’UE qui concerne d’abord la Chine — contredisent tout ce qu’on entend si fréquemment sur la lenteur, l’inefficacité ou le parti pris globaliste de l’UE. C’est un pan de souveraineté européenne qui est créé par ces décisions. Que la raquette ait des trous n’étonnera personne — puisque justement les États conservent jalousement leur pouvoir de décision, hésitant encore sur certains de ces transferts. Parmi les décisions les plus importantes, celle qui traite toutes les entreprises d’État chinoises comme un seul et même organisme. En ce sens, la Chine, concurrent économique qui n’accepte pas la symétrie dans cette concurrence, et minant ainsi les règles du commerce international, est aussi l’aiguillon qui fait avancer l’Europe.
Les informations et sources utilisées pour la version originale de cet ouvrage s’arrêtent au seuil de l’année 2018. Les événements de l’année 2018 démontent plus encore l’utilité d’une action européenne réaliste et unifiée. L’escalade de l’administration Trump vers l’affrontement commercial livre des enseignements nouveaux. D’abord, malgré la vantardise initiale de médias officiels chinois, il est clair que cet affrontement inquiète la Chine. Ses réponses officielles sont modérées, accompagnées de quelques ouvertures nouvelles aux investissements étrangers. La diplomatie chinoise est devenue plus attentive à l’Europe et au Japon : à la veille d’un sommet avec l’UE en juillet 2018, la Chine libère enfin Liu Xia, la veuve du prix Nobel de la paix chinois décédé en captivité. Cette concession, totalement isolée et sans doute en réponse aux demandes tenaces d’Angela Merkel, n’annonce pas un dégel. En témoignent les nouvelles catastrophiques concernant la détention arbitraire, à des fins de rééducation, d’une fraction importante de la population du Xinjiang en 2018.
Mais la Chine dit reprendre positivement les conversations sur un traité d’investissement bilatéral et se montre en principe mieux disposée envers le fonds d’investissement européen dans les infrastructures et les grands projets. L’hostilité de Donald Trump envers les institutions multilatérales, y compris l’OMC, menace de plein fouet les exportations chinoises, mais est aussi un terrain de convergence avec l’Europe. La Chine a réduit le flot des grands achats d’entreprises à l’étranger, qui tournait à la fuite déguisée des capitaux. Elle ne publicise plus sa politique d’acquisition des technologies étrangères. Mais elle la poursuit en pratique : l’enjeu de l’année 2018 pour les Européens, c’est l’adoption d’une réglementation commune sur les investissements et surtout sur les moyens de la mettre en œuvre, pays par pays. À vrai dire, cet enjeu est mondial, avec des coups d’arrêt autrement plus importants décidés aux États-Unis, au Japon et en Australie : Huawei, ce fabricant de smartphones aimé des consommateurs, est de plus en plus souvent éliminé des marchés publics pour des raisons de sécurité. Mais l’Europe, si divisée par ailleurs sur les questions d’immigration et d’identité, fait preuve de plus d’unité sur ces sujets qui sont aussi une défense de l’intérêt européen : l’hostilité de certains États membres au filtrage des investissements s’estompe. Dans certains pays, des réseaux d’influence de la Chine est directement posée, en même temps que pour la Russie.
Ne nous rassurons pas trop. L’Europe avance par les crises, certes, mais ces crises peuvent être de plus en plus rapides et profondes et prendre de court l’Europe. Ce livre relate l’extrême difficulté avec laquelle l’UE tente de rétablir la balance dans les relations avec la Chine. Encore faudra-t-il pour cela repousser les lobbyistes de tout poil, souvent européens d’ailleurs, savoir distinguer dans les pressions chinoises ce qui relève du bluff et ce qui est un vrai danger, et trouver des partenaires ou alliés. La dictature de l’instant fait de Donald Trump le fossoyeur de l’Occident et de l’ordre libéral international. C’est beaucoup prêter à un homme enserré par un système institutionnel solide et qui a traversé d’autres épreuves. Il faudra aussi dissiper les nouvelles absurdités géopolitiques — l’idée d’un pacte eurasien avec la Russie et la Chine, par exemple — qu’on croirait rescapées de l’époque de Charles Maurras. Et il faut en finir avec le sentiment d’un échec inévitable de l’Union européenne, reflet de l’anxiété des Européens sur leur avenir.
L’Union n’est pas le problème, mais la solution.