La première guerre de la mondialisation

La leçon du livre d'Avner Offer, La première guerre mondiale : une interprétation agrarienne

Avner Offer, The First World War: An Agrarian Interpretation, Oxford, Clarendon Press, 1989, 480 pages, ISBN 9780198202790

Ceux qui ont lu mes billets ces deux dernières années [2014 et 2015] ont pu remarquer que j’ai discuté plusieurs fois de la question des origines de la Première guerre mondiale (ici, et ici également). Je pense que c’est important pour deux raisons. Tout d’abord, très peu de gens contesteraient que notre monde est toujours modelé par ce qui est arrivé alors. La guerre n’a pas seulement achevé les systèmes semi-féodaux en Europe et détruit quatre empires, elle a mis le monde sur la voie des révolutions communistes, puis fascistes, et de la décolonisation. Donc la majeure partie de ce qui existe aujourd’hui politiquement trouve son origine en 1914. La seconde raison est que la période qui a précédé la Première guerre mondiale fut la période de mondialisation la plus complète jusqu’à aujourd’hui, de libre-échange relativement approfondi et de ce qu’on appellerait aujourd’hui des mesures néolibérales. Les ressemblances entre ce monde et le nôtre sont donc nombreuses.

Les théories sur les causes de la guerre sont presque aussi nombreuses que celles sur la chute de l’Empire romain d’Occident. Sans en exposer le détail, je pense qu’il peut être utile de les répartir entre celles qui soulignent les facteurs économiques, celles qui insistent sur la politique et enfin celles qui croient aux accidents. Pour ma part, et probablement pour la plupart des économistes, ce sont les premières (les explications économiques) que je trouve les plus intéressantes et les plus plausibles. Dans mon nouveau livre Global Inequality, j’ai recouru à l’une d’entre elles, la théorie de Hobson-Lénine qui voit l’origine de la guerre dans la mauvaise distribution des revenus en métropole, la lutte pour les débouchés et la nécessité de contrôler directement les territoires où sont implantés les investissements.
L’excellent ouvrage d’Avner Offer, La Première guerre mondiale : une interprétation agrarienne, publié en 1991, propose aussi une explication économique, mais quelque peu différente. La position particulière d’Offer sur les origines de la guerre ne sont sans doute pas aussi connues et je vais donc les résumer et les interpréter.

Offer part de l’abolition des Corn Laws en 1846. Cette abolition a ouvert l’agriculture britannique à la concurrence étrangère. Celle-ci ne pouvait pas soutenir la concurrence donc la nourriture devait, dans sa plus grande partie, être importée d’outre mer. La Grande Bretagne devint plus riche en “autorisant” le déplacement de la force de travail depuis l’agriculture, moins productive, vers l’industrie, mais son économie et sa société devinrent plus fragiles. La flotte, dans l’élégante formulation d’Offer, a pris la place des droits de douane. Tant que les Corn Laws existaient, les droits de douane garantissaient la production de moyens de subsistance pour les travailleurs ; sans les Corn Laws, c’était à une puissante marine de garantir que la nourriture serait expédiée en Grande Bretagne.

Offer en déduit donc que la spécialisation et la division internationale du travail ont conduit directement au recours à une armée forte. Le libre-échange était assuré par les armes.

Mais ce calcul n’était pas limité à la Grande-Bretagne. À mesure que d’autres nations se développaient, notamment l’Allemagne, elles faisaient face au même arbitrage. Soit l’Allemagne gardait une part importante de sa population à la campagne, dans un secteur agricole à faible productivité, soit elle enclenchait à pleine vitesse la transition vers l’industrie, ce qui demandait que la force de travail se déplace vers les villes et que la nourriture vienne d’ailleurs. L’Allemagne, comme la Grande Bretagne, devait s’assurer qu’elle serait fournie en nourriture et en matières premières, ce qui impliquait la construction d’une marine et la mise en place d’un contrôle plus strict sur ses voisins agricoles, surtout à l’Est (dans la partie de la Russie qui est aujourd’hui l’Ukraine) et dans les Balkans. (Vous pouvez voir ici, si vous voulez, les germes d’une doctrine du Lebensraum fondée sur la question des moyens de subsistance, selon l’interprétation récente de Timothy Snyder).

Un autre élément entrait également en jeu. À mesure que les Britanniques et les Allemands cherchaient à assurer la sécurité de leur approvisionnement, ils se rendirent compte qu’en cas de guerre, celui-ci serait leur point faible commun. C’était un point décisif car la classe dominante d’aucun des deux pays ne pouvait être sûre de la loyauté de ses travailleurs si la guerre éclatait et que des pénuries de nourriture se répandaient. À l’horizon se profilaient la révolution socialiste, la capitulation ou les deux, et c’est ce qui finit effectivement par arriver en Russie, en Allemagne et en Autriche. Les stratèges militaires britanniques et allemands prirent donc peu à peu conscience que la lutte la plus efficace contre l’ennemi consistait à rompre son approvisionnement en nourriture, et que le moyen le plus sûr de rester invulnérable était de constituer une marine assez puissante pour se défendre de telles tentatives venant de l’autre côté.

Les populations civiles devinrent la première cible de la guerre. (Offer ouvre son livre avec l’effet ultime de cette stratégie : la faim en Allemagne, depuis les mois qui précédèrent l’armistice jusqu’à la signature du traité de Versailles.) Chaque progrès militaire au Royaume Uni ou en Allemagne ne donnait qu’un répit temporaire avant qu’il ne soit imité par l’autre côté. À partir de là, l’ouverture des hostilités n’était plus qu’une question de temps et d’occasions.

Je ne vais pas entrer dans les détails très précis que donne Offer sur la stratégie britannique pour frapper l’Allemagne au niveau du “ventre”. Elle comprenait toute une gamme d’actions, du blocus maritime des ports du nord de l’Allemagne, de Belgique et de Hollande, à l’invasion terrestre de l’Allemagne du Nord. Ces plans furent élaborés entre 1905 et 1914 mais les faits ne furent pas révélés avant les années 1960 parce qu’ils seraient tombés dans la rubrique des préparatifs pour une guerre d’agression, dont seule l’Allemagne était coupable selon les Alliés au Congrès de Versailles.

Les économistes doivent prendre en note un point très important. Contrairement à l’interprétation (en partie erronée) d’Ivan Bloch et Norman Angell selon laquelle l’interaction croissante et les liens économiques entre les pays rendaient la guerre impensable, Offer démontre implicitement l’inverse. Ce qui a créé la nécessité de s’équiper pour la guerre, puis la guerre elle-même, c’est précisément la décision de se spécialiser dans les produits manufacturés, c’est-à-dire le secteur où la Grande Bretagne et l’Allemagne possédaient un avantage comparatif : “l’ajustement à la spécialisation économique est à la racine de la guerre” (p. 327). La Première guerre mondiale fut donc la première guerre de la mondialisation.

Je ne vais pas entrer dans les détails très précis que donne Offer sur la stratégie britannique pour frapper l’Allemagne au niveau du “ventre”. Elle comprenait toute une gamme d’actions, du blocus maritime des ports du nord de l’Allemagne, de Belgique et de Hollande, à l’invasion terrestre de l’Allemagne du Nord. Ces plans furent élaborés entre 1905 et 1914 mais les faits ne furent pas révélés avant les années 1960 parce qu’ils seraient tombés dans la rubrique des préparatifs pour une guerre d’agression, dont seule l’Allemagne était coupable selon les Alliés au Congrès de Versailles.
Les économistes doivent prendre en note un point très important. Contrairement à l’interprétation (en partie erronée) d’Ivan Bloch et Norman Angell selon laquelle l’interaction croissante et les liens économiques entre les pays rendaient la guerre impensable, Offer démontre implicitement l’inverse. Ce qui a créé la nécessité de s’équiper pour la guerre, puis la guerre elle-même, c’est précisément la décision de se spécialiser dans les produits manufacturés, c’est-à-dire le secteur où la Grande Bretagne et l’Allemagne possédaient un avantage comparatif : “l’ajustement à la spécialisation économique est à la racine de la guerre” (p. 327). La Première guerre mondiale fut donc la première guerre de la mondialisation.

Si la division internationale du travail donne aux guerres un coût exorbitant pour tous les participants, elle requiert également, pour que le système soit pérenne, un soubassement armé permanent. Mais ce soubassement armé lui-même est propice à la guerre, puisqu’il n’y a pas une seule puissance qui fasse le même calcul et parvienne aux mêmes conclusions. Il ne serait pas absurde de remplacer la Grande Bretagne et l’Allemagne du livre d’Offer par les États-Unis et la Chine aujourd’hui.

Par une économie plus diversifiée et moins autarcique, les pays deviennent beaucoup plus productifs mais au prix d’une plus grande fragilité et sensibilité à toute disruption. Notre système économique si sophistiqué pourrait s’arrêter complètement à cause de, par exemple, une interruption d’un mois de toutes les communications électroniques. En 1926, Vladimir Maiakovski, après avoir passé quelques temps à New York, écrivait ceci :

Par une économie plus diversifiée et moins autarcique, les pays deviennent beaucoup plus productifs mais au prix d’une plus grande fragilité et sensibilité à toute disruption. Notre système économique si sophistiqué pourrait s’arrêter complètement à cause de, par exemple, une interruption d’un mois de toutes les communications électroniques. En 1926, Vladimir Maiakovski, après avoir passé quelques temps à New York, écrivait ceci :

Un tunnel de métro passe exactement sous Wall Street. Que se passerait-il si on le remplissait de dynamite et que la rue entière explosait et partait en fumée ? Tout s’envolerait, les registres de placement, les titres et les listes d’innombrables actions, les colonnes de dette étrangère.

Comme tout poète, Maiakovski était loin d’être économiste – mais les poètes ont parfois une meilleure intuition de l’avenir que ces derniers.
Pour finir, je voudrais mentionner trois excellents chapitres dans le livre d’Offer sur l’opposition à la migration asiatique au Canada, aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle Zélande. Ils contiennent tous les thèmes auxquels nous sommes familiarisés aujourd’hui : l’attitude hostile aux immigrants de la part de la classe ouvrière (blanche) qui voyait dans le travail asiatique un concurrent face auquel elle n’avait aucune chance, la montée d’hommes politiques populistes, les stéréotypes raciaux incohérents (les Asiatiques étaient attaqués à la fois parce qu’ils étaient “inférieurs” aux migrants Européens mais aussi parce qu’ils étaient “supérieurs”, plus intelligents et travaillant plus dur), la confiscation des richesses des migrants (on parlait d’un “droit d’entrée” que les travailleurs indiens et chinois devaient payer à leur arrivée au Canada et aux États-Unis) et enfin l’interdiction pure et simple de la migration asiatique. Ce n’est qu’une raison de plus non seulement pour lire ce livre, mais aussi pour méditer au sujet de la ressemblance effrayante entre l’époque qui a précédé 1914 et la nôtre.

Crédits
Cet article est la traduction inédite, avec l'aimable autorisation de Branko Milanovic, de l'article « Free trade and War » publié sur son blog, globalinequality, le 28 février 2016.

Note : Alors que nous travaillions à la traduction de ce billet d'il y a presque trois ans, une controverse inopinée s’est déclarée entre Adam Tooze, l’auteur de Déluge, et Milanovic, à propos du rôle de la Serbie dans le déclenchement de la guerre et des analyses de Christopher Clark, l’auteur du livre Les Somnambules sur l’été 1914. Ceux qui voudraient suivre le débat pourront trouver dans cet article de Milanovic de 2014 une critique de l’approche de Clark, et l’échange des derniers jours ici et .
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