Riyad. Du 23 au 25 octobre s’est tenue dans la capitale du royaume saoudien la deuxième édition de la Future Investment Initiative (Fii), forum économique et financier multilatéral créé par le Prince héritier Mohammed bin Salman dans le double but de donner de la visibilité aux projets de diversification économique prévus par la Vision 2030 de Riyad et d’attirer des investissements étrangers dans les différents secteurs de son développement économique. Mais, cette année, le “Davos du désert” a connu une baisse de la fréquentation internationale en raison du meurtre controversé du journaliste saoudien Jamal Khashoggi : on dénombre beaucoup d’absents parmi les grandes entreprises (comme Hsbc, Crédit Suisse, Standard Chartered, Bnp, Deutsche Bank, Uber Technologies et Abb), les groupes d’édition et les journaux (Cnn et Financial Times) et les politiciens des pays occidentaux (comme le Secrétaire au Trésor américain Steve Mnuchin, le secrétaire britannique au Commerce international Liam Fox, et la présidente du Fonds monétaire international Christine Lagarde). Le directeur du Fonds russe d’investissement direct Kirill Dmitriyev, le Pdg du géant pétrolier français Total Patrick Pouyanné, et le premier ministre pakistanais Imran Khan, dont l’économie dépend énormément de l’aide saoudienne, étaient cependant présents. Enfin, un grand nombre d’entrepreneurs asiatiques, principalement chinois et japonais, sont intéressés depuis longtemps par des investissements dans le secteur saoudien de l’énergie et des infrastructures (4).

La conférence a été ouverte par un discours de Yasir al-Rumayyan, directeur du Public Investment Fund (Pif), le fonds d’investissement souverain saoudien. Le prince héritier, qui est apparu à l’ouverture des trois jours, a été accueilli par une chaleureuse ovation, dont le but principal était de réfuter les insinuations lancées par le président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui, depuis l’explosion de l’affaire Khashoggi, a émis des hypothèses sur une faiblesse substantielle de Mohammed ben Salmane (MbS) dans la gestion du processus de transition politique et économique qu’il revendique depuis sa propre ascension en en 2015. C’est pour cette raison également que le gouvernement saoudien s’est engagé à faire en sorte que la conférence internationale se tienne régulièrement, à la fois pour ne pas nuire à la réputation du prince et pour tenter en vain de détourner l’attention de l’affaire Khashoggi.

Bien que la Fii n’ait pas grand-chose à dire en termes de contenu, elle a néanmoins permis aux analystes et commentateurs d’apprécier trois points importants : tout d’abord, le retour sur la scène publique du prince al-Waleed bin Talal – qui a fini par être arrêté l’année dernière dans le cadre de la campagne anti-corruption lancée par MbS – qui est apparu aux côtés du prince héritier pendant le forum ; d’autre part, les propos rassurants prononcés par le ministre de l’énergie, Khalid al-Falih, qui a donné des assurances sur la future cotation boursière de Saudi Aramco et sur la mise en œuvre des réformes économiques ; enfin, l’annonce par al-Rumayyan des accords signés par le royaume saoudien avec les investisseurs internationaux présents, pour une valeur totale supérieure à 50 milliards de dollars (5).

Au-delà des défections et de la valeur plus ou moins symbolique de l’événement, il est indéniable de cacher que lors l’ombre de l’affaire Khashoggi planait sur l’événement, au point de masquer le contenu du Fii. Le décès du journaliste saoudien a ouvert une série de réflexions sur le rôle des al-Saoud, sur leurs ambitions politiques internes et régionales, ainsi que sur les répercussions possibles sur les relations bilatérales avec les grands noms de la scène internationale. En même temps, on ne peut nier que cet événement pourrait représenter un boomerang, surtout pour les Saoudiens, qui ont tout intérêt à clore au plus vite un dossier qui crée de plus en plus d’embarras chaque jour qui passe.

Si l’on y ajoute les complexités du processus de transformation économique et financière d’une société et d’un État fortement rentiers, les tensions géopolitiques sur diverses questions régionales (de l’Iran au Qatar en passant par le Yémen, la crise libanaise et le processus de paix palestinien), les problèmes internes liés à une lutte familiale physiologique pour le contrôle du pouvoir, accentué après les arrestations de novembre 2017, il est facile de prédire que l’Arabie saoudite a grand intérêt à ce que l’affaire Khashoggi tombe bientôt dans l’oubli afin de ne pas compromettre ses ambitions réformatrices et l’image du pays qui s’est lentement construite dans les chancelleries de l’Ouest. La mauvaise publicité créée par l’affaire Khashoggi met en effet en péril la capacité même de Riyad d’attirer les investissements étrangers, les compétences et la technologie dont elle a besoin pour (re)construire son économie dans l’ère post-pétrolière (3).

En ce sens, l’affaire Khashoggi risque de décider du sort des ambitions de Mohammed bin Salman, de réduire ses intentions, au cas où l’affaire durerait longtemps, ou même de renforcer sa position dans la nomenclature saoudienne, si le prince est capable de bien jouer la partie la plus importante de sa jeune carrière politique.

Perspectives :

  • L’impact émotionnel de l’affaire Khashoggi a évidemment eu des répercussions négatives sur le plan politico-économique. Le Pif, qui s’est avéré au fil du temps être une arme à la fois politique et économique importante, parallèle à l’État, et un instrument de la volonté du Prince héritier, a été endommagé. L’attention suscitée par l’assassinat du journaliste saoudien a également eu un effet perturbateur à la conférence. Les boycotts doivent être lus sous cet angle et représentent un sérieux revers en termes d’image pour la stratégie d’attraction de partenariats étrangers lancée par le prince Salman. Essentiellement, la concentration du pouvoir entre les mains du Pif reflète aussi la capacité et le désir de MbS lui-même de pouvoir contrôler toutes les sphères nerveuses du royaume, c’est-à-dire les canaux traditionnels de la finance et du pétrole.
  • Le Pif a été créé en 1971, avec un rôle visant à sécuriser les projets de développement interne par le biais de participations gouvernementales dans des entreprises publiques, comme dans le cas de la Sabic, de la Banque commerciale nationale et de Saudi Telecom. Avec l’arrivée de MbS, le Pif est devenu un fonds d’investissement souverain, l’un des plus riches au monde (on parle d’un portefeuille potentiel capable de gérer un chiffre d’affaires de 600 milliards de dollars d’ici 2020) et entre les mains du prince dans le cadre de la Saudi Vision 2030. Tant que l’économie reste entre les mains de l’État, le fonds saoudien n’a pas de problèmes de gestion fondamentaux, mais il dispose de peu de liquidités pour financer des projets internes. Mais il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de privatiser des parties stratégiques de la machine économique nationale complexe, comme dans le cas de Saudi Aramco, qui a mis en évidence une série de problèmes qui englobent les questions politiques et les rapports de force internes.
  • Ces situations de tensions politiques internes, avec des répercussions également au niveau régional et international, montrent une fois de plus combien le rôle joué par les franges non alignées avec MbS est délicat et subtil. Par leur désaccord avec les ambitieux plans de renouvellement du prince, elles pourraient l’affaiblir substantiellement dans ses fonctions publiques et politiques.

Sources :

  1. CAFIERO Giorgio, Mohammed bin Salman is a Saudi (not a Western) Reformer, InsideArabia, 23 octobre 2018.
  2. DENTICE Giuseppe, Le difficoltà della visione saudita, Lettre du Lundi, 16 septembre 2018.
  3. ENGLAND Andrew, KERR Simon, Saudi Arabia : how the Khashoggi killing threatens the prince’s project, Financial Times, 22 octobre 2018.
  4. Saudi summit begins amid boycott, BBC, 23 octobre 2018.
  5. TORCHIA Andrew, EL GAMAL Rania, RASHAD Marwa, Saudi crown prince proclaims investment conference despite boycott, Reuters, octobre 22, 2018.

Giuseppe Dentice