Paris. Ce mardi 15 octobre 2018, le Président de la section du contentieux du Conseil d’État a publié une tribune dans la revue de droit administratif AJDA (2). Cette sortie, remarquée et relayée dans les milieux juridiques français et européens, est intitulée “Sur l’actualité du dialogue des juges”. Jean-Denis Combrexelle y constate la montée des euroscepticismes (“L’Union européenne ne relève plus aujourd’hui de l’évidence, chacun en connaît les raisons et les manifestations”). Mais surtout, il y défend le rôle fondamental des juges nationaux (par rapport à celui de la Cour de justice de l’Union) dans les processus d’intégration européenne et d’application du droit de l’Union. Il ajoute même que, dans ce contexte, les juges nationaux “ont besoin d’être entendus et écoutés par Luxembourg”. Pour comprendre cette sortie du Conseil d’État, il faut la resituer dans une saga jurisprudentielle très récente.
Le 4 octobre dernier, la cour de Luxembourg a en effet jugé (pour la première fois) que la France avait manqué à ses engagements européens, par le truchement du Conseil d’État qui avait refusé, à tort selon la cour, de lui poser une question préjudicielle lors d’un litige en matière fiscale (1). En effet le 15 septembre 2011, la CJUE avait jugé le mécanisme français de prévention de la double imposition comme incompatible avec le droit de l’Union. Le Conseil d’État avait néanmoins rendu par la suite des arrêts provoquant des recours d’entreprises. La Commission a donc demandé à la France de prendre les mesures nécessaires et notamment de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, ce qui a été refusé par le juge français. C’est dans ce cadre que la Commission a introduit le recours en manquement qui a provoqué la décision du 4 octobre.
Au-delà des débats purement juridiques, ces décisions et cette tribune présentent un grand enjeu politique. On sait combien la CJUE a œuvré pour l’intégration européenne et à quel point elle s’est reposée sur les juges nationaux pour diffuser sa jurisprudence volontariste. Jean-Denis Combrexelle l’évoque dans sa tribune en parlant d’une “Europe des juges”. Il serait d’ailleurs excessif d’interpréter cette actualité comme un retour à un souverainisme juridique dont le Conseil d’État avait pu faire preuve dans les années 60 à 80. Néanmoins, une vraie question est posée : en ces temps de remise en cause de l’Union européenne, la cour de Luxembourg doit-elle restreindre sa jurisprudence et préserver les marges de manœuvre des juges nationaux ?
Ce n’est pas la première fois que ce type de tensions voient le jour entre les juges de Luxembourg et les juges nationaux ; ils finissent toujours par trouver des terrains d’entente. Ce débat n’est évidemment pas franco-français. On se souvient de la tribune publiée en 2008 par l’ancien Président de la cour constitutionnelle allemande Roman Herzog et intitulée “Arrêtez la Cour de Justice européenne !” (3). Le dialogue des juges est donc, aussi, une lutte des juges.
Sources :
- Arrêt du 4 octobre 2018, CJUE, n° C-416/17, Ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique.
- COMBREXELLE Jean-Denis, Sur l’actualité du dialogue des juges, AJDA 2018, p. 1929.
- HERZOG Roman, GERKEN L, Stoppt den Europäischen Gerichtshof, FAZ, 8 sept. 2008.
Ridha Sahli