Londres. Après avoir vu les députés et l’opinion publique s’affronter sur l’alternative d’un hard ou d’un soft Brexit, c’est aujourd’hui la perspective d’un blind Brexit, un Brexit à l’aveugle, qui rebute une grande partie de l’électorat britannique. Ce pari diplomatique avait été envisagé avant même la victoire du Leave, le 23 juin 2016 : éviter le scénario de la sortie sans accord par la signature d’un projet d’accord commercial qui n’aurait guère d’obligation légale et ne ferait qu’énoncer les grands principes de la coopération future. L’accord de sortie ne ferait que régler les questions de l’indemnité britannique, du droit des citoyens de l’Union au Royaume-Uni et des Britanniques dans l’Union, de la période de transition et de la frontière irlandaise, les relations commerciales futures étant reléguées au rang de simple déclaration d’intention. La période de transition de 21 mois commençant le 30 mars 2019 serait alors consacrée à de nouvelles négociations qui décideront de l’avenir des relations entre l’Union et le Royaume-Uni – et durant lesquelles la Commission européenne rejettera fort probablement la plupart des points de l’accord de Chequers.

Mais un sondage YouLab publié vendredi 31 août par Die Welt (2) montre que 72 pour cent des Britanniques seraient opposée à une telle option, jugée trop incertaine. En cas de Brexit à l’aveugle, 42 pour cent des Britanniques demanderaient que ce pari diplomatique soit soumis à un référendum. Ce chiffre s’approche des 49 pour cent qui voudraient, quel que soit l’accord négocié avec Bruxelles, qu’il soit l’objet d’un référendum plutôt que d’un vote du Parlement.

L’idée d’un Brexit à l’aveugle n’est, bien entendu, publiquement défendue par aucun responsable politique – et il faudrait bien du génie rhétorique pour la porter. La Première ministre écossaise Nicola Sturgeon (Scottish National Party) a même publiquement demandé à Theresa May de pas s’aventurer dans un pari aussi risqué : “On ne peut pas demander au Parlement de prendre une décision sur l’accord de sortie sans qu’il sache à quoi la relation future ressemblera […] Cela signifierait que nous verrons le Royaume-Uni s’élancer du haut d’une falaise en mars sans savoir où il atterrira. Cela fera autant de mal à l’emploi, à l’investissement et à l’économie qu’une sortie sans accord et laisserait le pays sans but précis durant la période de transition” (4).

Mais la solution d’un blind Brexit – ou, pour lui donner un nom moins effrayant, d’un accord commercial post-Brexit – commence à faire son chemin parmi les diplomates et analystes qui ne la voient pas comme un coup de poker mais louent au contraire son pragmatisme. Tim Durant, analyste à l’Institute for Government, défendait début août un blind Brexit qui améliorerait la capacité de négociation du Royaume-Uni (3) : la possibilité de négocier un accord commercial satisfaisant à la fois les pro-Leave et les pro-Remain de la majorité, la plus grande partie possible de l’opposition, l’électorat et la Commission européenne étant illusoire, reporter l’accord commercial permettrait d’accorder plus de temps à un texte cohérent tout en s’assurant d’éviter le drame d’une sortie sans accord. Une telle argumentation s’appuie à la fois sur les précédentes négociations de traités commerciaux et sur les prévisions du gouvernement Cameron : tous les traités commerciaux conclus entre l’Union et une puissance extérieure ont nécessité une durée de négociation allant de 1 à 5 ans ; avant même l’issue du référendum, le gouvernement Cameron avait publié une note de travail (5) dans laquelle il envisageait que l’accord de sortie et l’accord sur les relations post-Brexit seraient le fruit de deux négociations différentes.

Shakespeare avait-il donc raison d’affirmer que “la déesse Fortune est représentée aveugle avec un bandeau tenant les yeux pour vous faire entendre que la fortune est aveugle” ? Pas selon la plupart des sondés – encore moins pour les militants de la campagne People’s Vote, qui y voient un dangereux déni de démocratie et l’affaiblissement du Royaume-Uni, qui n’aura plus le spectre d’un no deal comme menace envers Bruxelles et comme garantie d’un débat transparent au niveau national. Ben Bradshaw, député travailliste soutenant le People’s Vote résume la situation au Guardian : “Le peuple britannique ne veut pas être induit en erreur par les politiciens ou par la Commission européenne ; or, un Brexit à l’aveugle cacherait au peuple britannique les véritables conséquences du Brexit jusqu’à ce qu’il soit effectif – et, à ce stade, il n’y aura plus de retour en arrière possible” (1).

Perspectives :

  • 20 septembre : Sommet informel de Salzbourg où les chefs d’État et de gouvernement européens discuteront des modalités du Brexit.
  • Octobre 2018 : date prévisionnelle de l’accord de retrait.
  • 29 mars 2019 : date limite des négociations, l’article 50 du Traité de Lisbonne ayant été déclenché le 29 mars 2017.

Sources :

  1. BOFFEY Daniel, People’s Vote seek to sway EU politicians with “blind Brexit” poll, The Guardian, 31 août 2018.
  2. BOLZEN Stefanie, Die Briten versprechen sich vom Brexit nicht mehr viel, Die Welt & YouLab, 31 août 2018.
  3. DURRANT Tim, We’ve always been heading for a “blind Brexit”, The Institute for Government, 07 août 2018.
  4. MERRICK Rob, Nicola Sturgeon to demand “plan B” from Theresa May to avoid “catastrophic” non-deal Brexit, The Independent, 7 août 2018.
  5. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, The process for withdrawing from the European Union, février 2016.