Ancien Premier ministre de la Roumanie, Dacian Cioloș a répondu à nos questions sur les évolutions récentes du pays qui marque la frontière Est de l’Union européenne et qui, souvent, échappe à l’actualité. Commissaire européen à l’Agriculture et au Développement rural de 2010 à 2014 puis Premier ministre de la Roumanie à la tête d’un gouvernement technocratique entre novembre 2015 et janvier 2017, il vient de créer un nouveau parti politique, le mouvement La Roumanie ensemble (RO+).
Nous revenons ensemble sur les modifications des lois de la justice et sur les grandes manifestations qui ont eu lieu récemment à Bucarest.
Le projet de modification des lois de la Justice, du Code pénal et du Code de procédure pénale, dans lequel beaucoup d’autorités voient une atteinte à l’État de droit, met-il en danger la position de la Roumanie dans l’Union européenne, surtout dans le contexte des actuelles évolutions régionales ?
Je vois ces changements dans les lois de la Justice avec un intérêt et une importance plus nationaux qu’européens. Bien sûr, cela fait écho au niveau européen mais l’impact est d’abord interne, et c’est à ce niveau qu’il faut traiter le problème. La Roumanie ne pourra pas être un acteur européen crédible tant qu’elle ne sera pas capable de gérer directement ce qui compte pour sa propre démocratie. Mais heureusement, c’est ce que l’on voit dans les réactions de la population. C’est un signe que la société roumaine a atteint un certain degré de maturité qui lui permet d’avoir un rôle curatif dans le jeu politique qui est situé souvent au-delà de sa zone de valeurs.
L’orientation pro-européenne de la Roumanie, est-elle aujourd’hui moins ferme que pendant votre mandat de Premier ministre ?
La Roumanie n’est pas moins européenne aujourd’hui. La société roumaine est l’une des plus européennes parmi celles des autres États membres. On le voit clairement dans les réactions de ceux qui ont manifesté dans les rues contre les modifications des lois de la justice et pour l’État de droit.
Le président de la République a une position fermement pro-européenne, ce qui vaut aussi pour les partis politiques dans leur grande majorité. Je ne dirais même pas que les partis aux pouvoir sont eurosceptiques. Je dirais plutôt que leurs dirigeants essaient d’exploiter un certain filon nationaliste, en misant sur le manque de confiance de certains citoyens dans la manière dont l’Union et ses institutions soutiennent les intérêts roumains. Et, au lieu d’agir de manière positive et active pour faire avancer les choses, ces dirigeants préfèrent avoir un regard critique, sans apporter de solutions. C’est le mode d’action des populistes en Europe.
En octobre, vous avez demandé des explications au gouvernement concernant le rapprochement entre la Roumanie et le groupe de Visegrád. Est-il envisageable que la direction européenne de la politique étrangère roumaine change ?
Je ne pense pas que nous puissions parler d’un changement de direction de la politique européenne de la Roumanie. Cette politique étrangère, y compris la politique européenne, est l’attribut principal du président, qui a des positions claires et sans équivoque sur ces questions. Quand j’avais demandé des explications concernant le rapprochement avec le groupe de Visegrád, ma réaction ne provenait pas d’une crainte que la Roumanie puisse changer son orientation pro-européenne, mais plutôt de ce que, de mon point de vue, la Roumanie n’a rien à gagner en se rapprochant des positions populistes comme celles de certains dirigeants politiques qui forment le groupe de Visegrád.
Quel rôle la Roumanie a-t-elle à jouer dans l’Union européenne ?
La Roumanie a quelques atouts malgré la crise politique actuelle qui, de mon point de vue, est le signe de la maturité démocratique de la société roumaine qui veut voir ses valeurs incarnées aussi par la classe politique. Je rappelle ici que la Roumanie n’a pas de parti anti-européen ou populiste dans son Parlement – j’ai indiqué que seulement certains dirigeants politiques jouaient avec de tels sentiments qui restent par ailleurs marginaux dans la société. Ça, c’est un avantage dans le jeu européen.
Ensuite, la Roumanie a de bonnes perspectives sur le plan du développement économique – si les actuelles incohérences fiscales et budgétaires ne vont pas plus loin – avec des investissements privés qui ont augmenté au cours des dernières années et une croissance significative. J’ajoute que, pendant les années à venir, les politiques économiques devraient passer de la consommation à l’investissement et à l’exportation. Cela continue à attirer des capitaux étrangers et surtout du capital européen.
La Roumanie est donc un facteur de stabilité dans la région. Elle pourrait en profiter en contribuant au renforcement du rôle de « poumon » que joue l’Est et qui contribue au « souffle » européen, pour paraphraser le président Juncker qui disait que l’Union devait respirer avec ses deux poumons – celui de l’Est et celui de l’Ouest – à défaut de voir notre continent « s’essouffler ».
En janvier 2019 la Roumanie prendra la présidence du Conseil de l’Union européenne. Quelles seront les principales priorités du pays ?
Au-delà des dossiers implicites à l’ordre du jour – perspectives budgétaires, politique de cohésion et politique agricole commune – la Roumanie pourrait apporter à l’agenda européen de nouvelles approches dans la politique de voisinage, en mettant l’accent sur les Balkans occidentaux et l’Europe de l’Est, tout en apportant du soutien à l’innovation.
À la lumière de votre expérience de commissaire européen, que pensez-vous des crises dans l’Union européenne ?
Plusieurs signes annoncent des besoins de changements majeurs : la question de l’immigration, du terrorisme et de la sécurité de manière générale. J’ajouterais également l’identité du projet européen et le manque de plus en plus accru de confiance en la classe politique, à quoi s’ajoute son incapacité de créer des liens authentiques avec les citoyens. Nous devons d’abord changer notre approche pour identifier les racines de ces crises.
Personnellement, je ne pense pas que la solution soit de se monter les uns contre les autres, ou de cacher derrière le projet européen nos peurs ou notre incapacité à évoluer.
Je pense que nous ne pouvons surmonter tout cela que par une approche réaliste du problème, en reconnaissant que nous avons besoin de nouvelles formes de représentations civique, politique et d’expression. Il est nécessaire de concevoir une démocratie participative plus proche du « terrain » pour compléter nos démocraties représentatives, elles-mêmes en besoin de l’émergence de nouveaux mouvements politiques, moins acharnés. Nous avons besoin de trouver des nouvelles formes d’expression, surtout pour les nouvelles générations qui risquent d’ailleurs de s’éloigner de leur responsabilité civique.
Quelle serait l’échelle pertinente pour cela ?
À mon avis, tout devrait se faire en repensant et en renforçant le projet européen. Nous n’avons pas d’autre choix que de reconnaître un fait : la libre circulation des personnes à travers l’Europe (qu’elle soit liée aux études, au travail ou simplement au tourisme) est une réalité intrinsèque liée à notre évolution et à notre développement en tant que sociétés. Si nous essayons de nier cette réalité par des abdications populistes coupées de la réalité (comme c’est le cas pour le Brexit), nous freinons notre propre évolution en tant que sociétés et en tant qu’individus.
Il est évident pour moi que cela doit être fait en reconnaissant dans le projet européen une dimension identitaire plus claire qu’elle n’a été admise par le passé et qui, au lieu d’être supprimée, devrait être intégrée et valorisée à travers, et par le projet européen.