Qu’est-ce que le particularisme chinois ?

Auteur
Liu Qing
Trad.
Catherine Legeay-Guillon
Image
Tianducheng, ville en Chine
Image de Tianducheng avec une copie de la tour Eiffel

Qu’est-ce que le « particularisme chinois » ? En 2013 Liu Qing, Professeur en sciences politiques de l’Université Normale Huadong de Shanghai, prenait du recul afin d’analyser ce terme. Bien que souvent désigné par les observateurs chinois et étrangers comme l’élément clé de l’ascension internationale de la Chine ces dernières années, il soutenait que nombre de leurs interprétations manquent de fondements. En cause des « observations superficielles et des conclusions hâtives » dues à un manque de prise en compte de ce qui constitue la société chinoise : ses spécificités culturelles, ses différentes valeurs historiques – parfois difficiles à concilier – ou sa situation économique et politique, par exemple.

L’auteure de cette traduction française inédite, Catherine Legeay-Guillon, propose en outre sa propre interprétation. Se plaçant d’un point de vue européen, elle facilite l’assimilation d’une perspective qui se veut chinoise.

中国有多特殊 刘擎作品, 北京 中信出版社1

Dans la forêt on ne trouvera jamais deux feuilles d’arbre identiques, de même que sur terre on ne trouvera pas deux êtres parfaitement identiques. Toute existence dans le monde (matérielle ou spirituelle) est tout à fait unique. Cette façon de dire est très juste, et manifeste même un certain lyrisme. Il est également très juste de dire que toutes les feuilles des arbres ne sont après tout que des feuilles, et que chaque homme appartient à l’espèce humaine.

Depuis notre enfance nous avons appris et répété le principe de « conciliation des opposés »2, pourtant nous manquons souvent les implications de la réflexion dialectique.

Ce qui est savoureux c’est que le discours sur la théorie du particularisme n’a rien d’original en lui-même, qu’il relève du « particularisme personnel » ou du « particularisme d’autrui » : toutes ces théories existent universellement dans les pensées et les connaissances des hommes. Que l’on pense à la théorie de la supériorité française »3, à « la voie prussienne »4, aux « valeurs asiatiques » 5, ou à la théorie de « l’exceptionnalisme américain »6, on voit bien que ces théories sont très nombreuses. En ce sens, la « théorie du particularisme chinois » ne fait pas exception.

Le recueil de Liu Qing présente la problématique des « particularismes » de la Chine et des valeurs de différentes cultures sous plusieurs angles7. Il pose ici les bases principales de la réflexion autour des arguments qui sous-tendent différentes théories du « particularisme » ou « exceptionnalisme » afin de mieux interroger ce type de théorie pour la Chine.

La réflexion autour de cette thématique connaît actuellement un retentissement certain dans les débats intellectuels en Chine et hors de Chine. L’article commence alors par rappeler cette actualité et effectue de nombreux rappels historiques. Il interroge la notion de particularités d’un pays, d’une culture, ou la notion de « situation particulière » d’un pays à un moment précis (« 国情 ») qui peut permettre de justifier les différences politiques, sociales, économiques, culturelles d’un pays dans un contexte où d’autres forces (internes ou externes, « dures » ou « douces » – hard power/soft power) voudraient pousser ce pays à se transformer.

L’intérêt de l’article réside dans son apparente naïveté et son rappel bienvenu de références à toutes sortes de théories du « particularisme » ou « exceptionnalisme », à toutes les différentes voies empruntées par des pays au cours de leur histoire et de leur développement. Ces théories montrent, sous une forme conceptualisée, voire magnifiée et souvent teintée de nationalisme, les tendances de nombreux pays à afficher des spécificités soit pour conserver une position originale, soit pour se mettre en avant, ou encore pour justifier des réformes difficiles (et peut-être même parfois pour justifier l’absence de réformes exprimées).

Dans le contexte actuel de l’ascension de la Chine, la théorie du particularisme chinois qu’elle soit « importée » ou « domestique » se renforce chaque jour davantage. A ce sujet, le best-seller de Martin Jacques Quand le monde sera chinois a suscité un grand intérêt. Martin Jacques avertit les lecteurs avec empressement et gravité : la tendance actuelle ce n’est pas seulement que la Chine veut devenir la force motrice du monde, mais aussi qu’elle compte le faire selon des modalités spécifiques et tout à fait différentes de celles pensées par l’Occident. C’est pourquoi « l’ascension de la Chine » signifierait « la fin du monde occidental » (si l’on se réfère au sous-titre de l’essai dans les éditions anglaises8) ou bien « la naissance d’un nouvel ordre planétaire » (d’après le sous-titre des éditions américaines9).

On retrouve ici une sorte de mythe d’une « sinité » singulière finalement très ancienne on passe sans cesse de l’admiration au mépris, dans un mouvement de balancier entre la « sinomanie » et la « sinophobie »

Ces théories connaissent à certains moments de l’histoire un impact plus fort dans la mesure où elles peuvent être perçues comme les instruments d’une nouvelle puissance et d’une menace envers d’autres pays ou d’autres groupes : c’est par exemple la thèse de Martin Jacques dans son ouvrage « Quand le monde sera chinois »10 qui, dans le contexte actuel d’« ascension de la Chine »11, résonne de façon beaucoup plus marquée que la simple expression d’un particularisme national. Il précise que la Chine moderne, ni plus ni moins que d’autres pays d’ailleurs, dispose de ce type d’arguments depuis la fin de la dynastie Qing (1644-1911), à la suite de la confrontation de l’empire mandchou avec l’Occident à partir du milieu du dix-neuvième siècle (première guerre de l’opium avec l’Angleterre en 1840 mais aussi rébellion des Taiping débutée en 1851 ayant entraîné une grande crise sociale et politique).

Toutefois, comme l’a souligné le célèbre chercheur Perry Anderson12 dans sa critique du livre de Martin Jacques, on retrouve ici une sorte de mythe d’une « sinité » (« chineseness »13) singulière finalement très ancienne : de Marco Polo narrant des scènes merveilleuses et incomparables rapportées de son voyage en Chine, à Voltaire penseur des lumières du dix-huitième siècle vantant la civilisation chinoise, et jusqu’aux déclarations exagérées et sensationnelles autour du « péril jaune »14 (« yellow peril ») au vingtième siècle, on passe sans cesse de l’admiration au mépris, dans un mouvement de balancier entre la « sinomanie » (« Sinomania ») et la « sinophobie » (« Sinophobia »). Actuellement « la sinophobie n’a absolument pas disparu, mais un autre cycle de sinomanie est en cours de formation ».

Mais cette « théorie du particularisme chinois » de mode orientaliste, qu’elle soit une expression d’admiration ou de peur (qu’on appelle aussi « théorie de la menace chinoise »15) n’est qu’un argument très pauvre au regard de la somme de nos connaissances. Non seulement ces théories ne s’appuient pas sur des recherches précises et des arguments approfondis, mais beaucoup trop proviennent d’« observations » superficielles et de conclusions hâtives. Il est alors difficile de savoir clairement dans quel sens, à quels niveaux et selon quelles modalités la civilisation traditionnelle particulière chinoise influence l’ascension actuelle de la Chine.

La théorie du particularisme chinois créée par les Chinois eux-mêmes est aussi très ancienne. Elle n’a cessé de se développer depuis la fin de la dynastie Qing et a connu plusieurs épisodes de grande audience. Tous pourraient se résumer à une « théorie de l’inadaptation » : la Chine serait si particulière que les conceptions, valeurs, systèmes ou pratiques qui ne sont pas d’origine chinoise, pour la plupart, ne seraient donc pas adaptés/adaptables à la situation de la Chine.

On a déjà connu plusieurs genres de théories de l’inadaptation, qui semblent tous très éloquents. Par exemple : « la médecine occidentale ne convient pas à la Chine » parce que la constitution physique des Chinois est différente de celle des Occidentaux ; « l’amour de la liberté ne convient pas à la Chine » parce que la Chine depuis l’antiquité chérit le concept d’une grande famille ; « le mariage n’est pas l’union d’un homme et d’une femme, mais plutôt l’union de deux familles, il faut donc suivre « la volonté des parents, les paroles des entremetteurs » 16 ; « la mixité dans les écoles chinoises ne convient pas à la Chine » parce que la tradition chinoise dit que « les hommes et les femmes doivent conserver une certaine distance »17 ; « le marxisme ne convient pas à la Chine » parce qu’une théorie conçue par un Juif à partir des expériences sociales et des traditions européennes ne peut pas convenir à la situation de la Chine ; « le concept des droits individuels » ne convient pas à la Chine, parce que l’identité des Chinois se porte toujours sur un groupe, et non sur un individu atomisé ; « l’économie de marché ne convient pas à la Chine » parce que la culture chinoise a une orientation collectiviste et que les Chinois qui ont de plus connu une période de socialisme ne peuvent donc pas accepter les valeurs liées à la poursuite de l’argent et du profit. (Dans son article paru il y a deux ans, « Petite histoire de la théorie du particularisme national »18, le professeur Li Xinyu présente par une lecture approfondie et un raisonnement captivant tous les types d’arguments et d’opinions en cours depuis une centaine d’années qui indiquent pourquoi un « gouvernement constitutionnel », une « république », une « démocratie » ne conviennent pas à la Chine.)

Li Xinyu19 distingue trois périodes principales dans les courants de pensée ayant préconisé la théorie de la situation particulière de la Chine depuis environ un siècle.

La première période correspond à la fin de la dynastie Qing, pendant laquelle le camp des conservateurs, représenté par l’impératrice douairière Cixi, a utilisé l’argument selon lequel ce qui venait de l’Occident ne pouvait convenir à la Chine. D’après Li Xinyu ces arguments sont en réalité une façon de « trouver toutes sortes de prétextes et de faire traîner les choses » (“所谓不适应中国国情,往往就是推三阻四,拖延时间罢了 . »). La seconde est celle du gouvernement de Yuan Shikai (1914 à 1916) conseillé par Frank Johnson Goodnow (1858-1939, Américain). Ce dernier est connu pour l’idée selon laquelle le peuple chinois n’était pas mûr pour un gouvernement démocratique, position reprise par Yuan Shikai et qui lui servit notamment pour justifier sa reprise du titre d’Empereur de Chine (en 1915) après une courte période républicaine. Li Xinyu rappelle les débats de l’époque et les arguments des progressistes de l’époque, Li Dazhao, Liang Qichao, Hu Shi, Chen Duxiu …contre ceux de Yuan Shikai inspirés de Goodnow. On remarque que paradoxalement c’est un américain qui offre ici les arguments de la « situation particulière » de la Chine au Président/Empereur Yuan Shikai, alors que de jeunes intellectuels chinois cherchent à démontrer qu’un régime politique, une constitution, sont le résultat des évolutions de toute nation et que l’histoire ancienne d’un pays ne saurait justifier à elle seule l’impossibilité de changements. Enfin la dernière période est celle du gouvernement de la République de Chine à Nankin (à partir de 1927). D’après Li Xinyu, la doctrine des « Trois Principes du peuple » (“三民主义 », soit le nationalisme, la démocratie, le bien-être du peuple) de Sun Yat-sen aurait trouvé une base dans l’argument de la « situation particulière » de la Chine. Il rappelle aussi la déclaration des Dix Professeurs (« Déclaration pour l’établissement d’une culture propre à la Chine ») qui revendique une modernisation sans occidentalisation mais soutenue par la civilisation traditionnelle chinoise.

L’article de Li Xinyu retrace une période riche en réflexions et en courants de pensée d’intellectuels chinois sur le destin de la Chine à un moment charnière. Dans son essai, Liu Qing rappelle également que la Chine dans l’histoire a été perçue par l’Occident soit comme une menace soit comme un objet d’émerveillement. Mais d’après lui ce genre de jugement est très simplificateur et renvoie largement autant aux craintes de déclin des observateurs qu’à une vraie analyse approfondie. Simplifier la civilisation chinoise et lui faire porter une responsabilité pour justifier une certaine voie de développement conduit nécessairement à des erreurs de jugements.

Le secours des historiens, politologues, philosophes est ici bienvenu : ils peuvent donner des explications précises et nuancées à de nombreux épisodes sans recourir à cet argument un peu « fourre-tout » qu’est la civilisation ou la tradition20. C’est pourquoi il préconise une grande méfiance par rapports aux clichés sur le « particularisme », la « situation particulière » de la Chine ou de tout autre pays.

On raconte qu’avant que le leader du fast food Mac Donald’s ne pénètre le marché chinois, la direction avait recruté des personnes pour évaluer les perspectives de ce marché, qui avaient alors conclu qu’une implantation de Mac Donald’s en Chine serait vouée à l’échec. En effet comment les Chinois avec leur propre tradition culinaire si riche et si ancienne pourraient-ils jamais accepter une nourriture du genre du « hamburger » ! Finalement Mac Donald’s a hésité longtemps avant de se décider, et n’a réagi que tardivement et seulement après que le petit frère KFC a pris position sur le marché en premier.

Les groupes utilisant les concepts de « particularisme » ont majoritairement une position dominante sur la scène politique, au moment d’une opposition avec un autre groupe préconisant la nécessité de changements au sein d’une société, d’une nation. Ils sont donc en position de confrontation face à de nouveaux concepts, de nouvelles idées, législations, technologies…

Les concepts de particularisme leur serviraient alors de protection, de carapace face à des forces externes ou internes qui cherchent à provoquer des changements. C’est un assez bon bouclier anti-changement ou du moins un ralentisseur efficace. On peut se pencher un peu plus précisément sur ces confrontations qui ont eu lieu à différentes périodes de l’histoire de la Chine prémoderne et moderne.

Dans le cas de la Chine de la fin du dix-neuvième siècle, les confrontations avec les puissances étrangères (mais pas elles seules) ont fragilisé l’empire mandchou et ont généré des craintes face à un hégémonisme étranger (se manifestant par un repli sur soi et un renforcement de ses positions) mais aussi des attraits divers, un grand intérêt, des souhaits de changements21.

En 1949, La République Populaire de Chine s’établit et fait place à un système communiste inspirée des théories du Marxisme-Léninisme dont il avait été dit qu’elles ne pourraient convenir à la Chine. Joël Thoraval analyse d’ailleurs ce triomphe du Maoïsme en 1949 comme un « bel exemple de contingence historique, car il aurait été improbable sans l’invasion japonaise et ses conséquences destructrices »22.

La période révolutionnaire jusqu’à la mort de Mao reste centrée sur le développement de la révolution prolétarienne et éventuellement son « exportation » auprès d’autres pays (输出革命). Elle reste marquée par une succession de mouvements idéologiques et de réformes économiques (réforme agraire, économie planifiée, grand bond en avant,…) dont certaines aux échecs retentissants. Le concept de droits de l’homme est vu à cette période comme une ingérence des « Etats impérialistes » et un slogan de la bourgeoisie23.
Curieusement la révolution culturelle provoque des débats dans les milieux intellectuels occidentaux dont certains totalement « aveuglés » par le concept d’« altérité » de la civilisation chinoise. Claude Roy, dans un article du Nouvel Observateur paru en décembre 1976, rappelle toutes les idées simplistes proférées autour de cette « altérité » utilisées par les intellectuels français de l’époque auxquels reproche de justifier n’importe quoi avec ce simple argument24.

L’ensemble de l’article – très virulent – n’est pas sans rappeler plusieurs exemples de l’article de Liu Qing. Après la mort de Mao, et à partir du début des « réformes et de l’ouverture » économiques du pays (改革开放) initiées par Deng Xiaoping à la fin des années soixante-dix, des débats similaires ont repris autour de la modernisation du pays. Quelles voies choisir, sur quelles idées s’appuyer, sur quelles forces, comment gérer les relations économiques avec les pays étrangers… ?

Aujourd’hui, de la médecine occidentale au Mac Donald’s, de la mixité à l’amour choisi, de la théorie marxiste à l’économie de marché, tout ceci a pénétré en Chine, et s’y est même développé avec succès. Avec le recul, toutes ces théories de l’inadéquation et leurs arguments plausibles des débuts se sont révélées pour la plupart des justifications arbitraires et insuffisamment crédibles. Ceci ne signifie pas pour autant que le caractère particulier de la Chine soit une question sans intérêt, ni que la question de « l’adéquation ou de l’inadéquation » avec la situation d’un pays soit une fausse question. L’essentiel est de voir que les multiples théories des particularismes les plus répandues, que ce soient des théories importées ou chinoises, se basent généralement sur une sorte de théorie de civilisation naturelle artificielle, et créent de toutes pièces un type de « sinité » homogène, transparente et immuable.

Deng Xiaoping crée alors le concept de « socialisme aux caractéristiques chinoises » (中国特色社会主义) qui est d’abord proclamé comme « à établir » (建立) puis réaffirmé comme « à développer » (发展) à partir de 2007 (Dix-septième congrès du PCC). Ces réformes, et ce concept qui les soutient, sont une réponse au besoin d’une participation à la mondialisation de l’économie, mais aussi une réponse à la nécessité pour le gouvernement de légitimer un revirement économique profond tout en maintenant une gouvernance socialiste. Il permet, par une manipulation idéologique basée à nouveau sur l’utilisation du concept de « particularisme », d’unir en un slogan une politique de libéralisation économique et la confirmation de la Chine comme leader des pays socialistes.

Ce slogan a en outre l’avantage d’exalter des sentiments patriotiques. Toutefois en Chine même, les critiques ne tardent pas, notamment sur les conditions rudes de cette transition vers une économie de marché dans « des conditions autoritaires, avec l’accroissement d’inégalités »25.

Depuis début 2013 et après la nomination de Xi Jinping, un débat déjà ancien sur la Constitution chinoise et son application a repris avec vigueur. Il oppose aux plus hauts sommets de l’Etat les tenants d’un « gouvernement constitutionnel » (宪政) et les partisans du maintien du « socialisme aux caractéristique chinoises ». La demande pour un gouvernement constitutionnel est une demande récurrente (par exemple dans la Charte 0826) mais les conservateurs la jugent comme abstraite, voire comme une manipulation occidentale27 et présentent ce type de gouvernement comme étranger à l’histoire chinoise. Xi Jinping lui-même pourrait d’ailleurs être « l’instigateur du débat » en ayant exprimé à plusieurs reprises le rôle de la Constitution et la nécessité de la faire appliquer28.

Ces slogans politiques répondent tous aux mêmes besoins de création d’une « image nationale »29(国家形象) renvoyée à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Cette image nationale doit à la fois rassurer et démontrer un prestige, une puissance.

En réalité, les éléments culturels contemporains et anciens chinois, regroupés avec toutes sortes de valeurs et conceptions venues de l’étranger constituent ensemble l’horizon de notre vie quotidienne de façon « synchronique », et font d’ores et déjà partie constituante de la les tenants et les aboutissants de l’ascension de la Chine, il faut les considérer sous l’angle de leur mise en pratique contemporaine en prenant en compte les contraintes de la tradition ancienne.

Dans le contexte de mondialisation et de multiplication des canaux d’échanges, on peut assister à un double mouvement : d’une part un mouvement de recherche d’ « identification parmi les cultures de valeurs universelles »30, d’autre part une volonté de revendiquer les diversités culturelles. Les déclarations et textes chinois et internationaux promulgués après la Seconde Guerre mondiale peuvent-ils nous aider à dépasser le dilemme universalisme/particularisme ?

A ce sujet un texte fondamental reste la déclaration de Bangkok de 1993, rédigée en vue de préparer la déclaration finale de la Conférence régionale sur les droits de l’homme de Vienne. La Déclaration de Bangkok insiste sur les « particularités nationales et régionales ainsi que les contextes historique, culturel et religieux »31. Pour l’Asie la subsistance, les droits collectifs, le développement économique et le droit à la souveraineté sont mis en avant.

La Déclaration de Bangkok est aussi vue comme une opportunité de s’exprimer sur les principes de souveraineté et de non-ingérence32.

En Chine même, un document comme la Charte 08 rappelle en préambule que la RPC a signé de nombreux textes, traités internationaux relatifs aux droits civils et politiques donnant ainsi une image nationale plus attachée au respect de certains droits. La Constitution chinoise a elle-même a été amendée dans ce sens en 2004. Yu Haocheng dans un article de 1995 rappelait aussi la publication entre autres de la Charte des droits de l’homme de 1945, d’un Livre blanc sur les droits de l’homme en Chine en 1991, ou encore le discours du représentant chinois lors de la commémoration du quarantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

Néanmoins, si des progrès dans ce sens sont clairement identifiés, de nombreux faits et discours contredisent cette image. Ainsi en 2013, un document interne au PCC, qui aurait obtenu l’aval de Xi Jinping et conforme aux thèses les plus conservatrices (le document N°9), dénonce « les risques que représentent pour le Parti certains concepts tels que l’État de droit » et on identifie sept « tabous »(七不讲) dont notamment les « valeurs universelles » (普世价值)33. Cet exemple montre à quel point le verrouillage idéologique est ici si puissant qu’il paralyse tous les niveaux de la société34.

Un peu plus tôt, après les JO de Pékin en 2008 qui avaient pour slogan «  One world One dream », une vaste campagne idéologique avait d’ailleurs été déclenchée pour signifier que l’universalité des valeurs prônées par les Occidentaux avait pour objectif « d’imposer leurs propres intérêts  »35. L’anthropologie nous rappelle la multiplicité des sociétés et le fait qu’on ne peut voir le monde que par le seul prisme de la sienne.

Cependant on peut plaider pour « la progression d’un universalisme des droits de l’homme qui prendrait en compte toutes les différences culturelles sans pour autant se laisser paralyser par ces différences. »36 Comme l’indique Liu Qing dans son article, il faut également se placer dans une « perspective évolutive », car plus que dans le passé « l’histoire exerce son influence sur l’application des modèles abstraits construits par chaque société pour gérer les différences »37. Tout comme Liu Qing, François Jullien plaide pour « rendre intelligibles » les différences, plutôt que de chercher à les « imposer (en forçant le « Chinois » à jouer le rôle de l’autre par excellence), (ou à chercher à les) résorber à tout prix (au nom d’un universalisme «  humaniste » par trop immédiat et paresseux) »38. Joël Thoraval prône également pour une meilleure sensibilisation au sein même de l’Europe « à la variété des « grammaires démocratiques » comme « préalable utile pour atténuer la séduction d’oppositions brutales du type Chine-Occident. »

La dernière question de l’article, « De quoi parlons-nous quand on parle de la situation particulière d’un pays ? », reste une question large. Liu Qing cherche en priorité à fragiliser des raisonnements un peu trop séduisants parce que d’apparence simple. C’est ce qui fait de cette question de la théorie du particularisme une vraie question, comme il l’indique dans son dernier paragraphe. Il faudrait donc à la suite se demander quels groupes sont à l’origine de l’expression ou du recours à ce type de théories ? Et aussi quelle est l’utilité de ces théories et à qui profitent-elles ?

D’ailleurs l’influence et les limites de l’histoire ont toujours été complexes et ouvertes, particulièrement en raison de la multiplicité que possède la tradition chinoise, des relations complexes qui existent entre les doctrines des textes classiques, les principes de la politique réelle et la vie quotidienne du peuple ; cela s’explique aussi par le fait que la Chine a connu depuis l’époque pré-moderne de nombreux bouleversements. Voilà pourquoi à chaque fois que l’on rencontre la « théorie du particularisme » il nous faut écarter ces clichés et se poser sincèrement la question : quand on parle de la « situation particulière d’un pays », de quoi parlons-nous en fin de compte ?

Sources
  1. « Ce que la Chine a de particulier », par Liu Qing 中国有多特殊 刘擎作品, 北京 中信出版社 2013, 11-14页 Note concernant la traduction : tous les mots ou expressions entre guillemets le sont dans le texte chinois d’origine.
  2. Expression de la dialectique notamment chez Hegel et Marx
  3. Telle quelle en chinois l’expression semble créée par l’auteur lui-même. A-t-il voulu évoquer « l’exception culturelle française » qui désigne les dispositifs législatifs encadrant le secteur de la culture – cinéma, théâtre, télévision ? Il est vrai néanmoins que l’expression dans un autre sens que le sens législatif peut aussi être utilisée pour stigmatiser un certain orgueil national dans ce domaine, d’où le recours en chinois au mot « supériorité » (优越)
  4. « Voie prussienne » : en références aux réformes protectionnistes et sociales lancées par Bismarck ministre président de Prusse (1862 1871) puis chancelier du Reich allemand (1871-1890).
  5. « Valeurs asiatiques » : valeurs exprimées aux débuts des années 1990 par les dirigeants de Singapour et de Malaisie notamment dans la déclaration de Bangkok de 1993. Nous y reviendrons de façon détaillée dans le commentaire.
  6. « Exceptionnalisme américain » : théorie politique et philosophique qui considère que les États-Unis occupent une place spéciale dans le monde. Elle permet de « comprendre pourquoi les Américains se sont accordés un rôle particulier dans la résolution de problèmes globaux ». « L’exception américaine a toujours eu d’importantes implications pour la politique étrangère. Depuis toujours, les Américains ont considéré leurs institutions politiques non comme de simples produits de leur histoire, adaptés exclusivement aux peuples de l’Amérique du Nord, mais comme l’incarnation même de certains idéaux et aspirations universels destinés à s’étendre un jour au reste du monde. » (FUKUYAMA Francis, « L’exceptionnalisme américain et la politique étrangère des États-Unis », Politique américaine, 1 mars 2005, no 1, p. 37-42.
  7. Titres de quelques autres articles du recueil : « Faire face aux blessures du discours sur la liberté », « Qui s’intéresse au modèle occidental ? », « L’universel et le particulier sont-ils des lieux de discorde ? », « Conclusions historiques face au modèle chinois », «  L’idéal de la liberté d’un citoyen ordinaire », « Les difficultés et opportunités de la reconnaissance des valeurs ».
  8. JACQUES Martin, When China rules the world : The Rise of the Middle Kingdom and the End of the Western World, London, Allen Lane, 2009, 550 pp.
  9. JACQUES Martin, When China rules the world : the end of the western world and the birth of a new global order, New York, Penguin Press, 2009, 550 pp.
  10. Des titres à la tonalité un peu catastrophique – sans doute choisis pour des raisons marketing – participent de cette perception menaçante. Par exemple : « La Chine m’inquiète » (DOMENACH Jean-Luc, La Chine m’inquiète, Paris, Perrin (coll. « Perrin Asies »), 2008), COHEN Philippe et RICHARD Luc, La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? : les dégâts du libéral-communisme en Chine et dans le monde, Paris, Mille et une nuits (coll. « Essai »), 2005, vol. 1, 234 p., ou plus anciennement «  Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera » (PEYREFITTE Alain, Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera, Nouv. éd. mise à jour, Paris, Librairie générale française (coll. « Le livre de poche »), 1991, 630 p. ).
  11. Lors du Forum asiatique de Bo Ao en 2003, Zheng Bijian, vice-président de l’école centrale du PCC, a prononcé le discours fondateur de ce concept traitant des relations internationales de la Chine intitulé : « La nouvelle voie de l’émergence pacifique de la Chine et l’avenir de l’Asie » (« 中国的和平崛新道路和亚洲的未来 »). Le slogan tiré de ce discours, « l’ascension pacifique de la Chine » (« 中国的和平崛起 ») a aussi une version plus rassurante sous l’appellation simplifiée de « développement pacifique » (« 和平发展 »). Il a ensuite été depuis utilisé et repris par la quatrième génération de dirigeants chinois qu’ont été Hu Jintao-Wen Jiabao ainsi que leurs successeurs. Le concept veut exprimer tout à la fois la volonté de partenariats avec les pays étrangers notamment ceux en voie de développement, le principe de souveraineté des Etats, le principe de non ingérence, le développement d’un « soft power » chinois
  12. Perry Anderson, historien britannique né en 1938 et ayant vécu son enfance en Chine. Il est l’auteur d’essais notamment sur le marxisme occidental, la question de l’Europe, l’idéologie indienne.
  13. Tous les mots en anglais entre parenthèses sont indiqués tels quels dans le texte chinois.
  14. « Péril jaune » : cette notion a été définie dès la fin du dix-neuvième siècle comme « un danger supposé selon lequel les peuples d’Asie surpasseraient les blancs ou dirigeraient le monde ». Le peuple chinois est d’abord l’objet de ce mythe, puis le danger est perçu du côté du Japon par les Européens et les Russes notamment à la suite de l’agression japonaise contre la Russie en 1905. Ce mythe florissant entre 1890 et 1914, reprend fin des années trente, puis resurgit à la fin des années soixante-dix. (Voir l’article de Régis Poulet, « Une métaphore entomologique », http://www.larevuedesressources.org/le-peril-jaune,499.html). Ouvrages principaux relatifs à cette théorie : Austin de Croze, Le péril jaune et le Japon, Comptoir général d’édition, Paris, 1904, p 23. ; THERY Edmond, Le péril jaune, 4e édition, Paris, F. Juven, 1901, vol. 1/, 318 p. ; Jacques Decornoy, Péril jaune, peur blanche, édition Grasset, 1970.
  15. « Théorie de la menace chinoise » : théorie qui s’exprime au fur et à mesure du développement de la Chine, de son renforcement militaire, et de l’expression du gouvernement chinois de « l’ascension de la Chine » (中国崛起). Elle correspond à l’inquiétude des pays voisins, le Japon en priorité, mais aussi Taïwan, la Corée du sud, et les Etats-Unis où la théorie de la menace chinoise s’invite régulièrement dans le débat militaire américain.
  16. En chinois « 父母之命,媒约之言” (expression tirée du Shi Jing, Livre des odes)
  17. En chinois “男女授受不亲” : selon cette tradition confucéenne les hommes et les femmes ne pouvaient pas par exemple se passer des objets de mains en mains. L’expression désigne plus simplement le fait de garder une certaine distance entre les deux sexes.
  18. 李新宇 “特别国情论小史”, 扬子江评论, 2008年第2期
  19. 李新宇 “特别国情论小史”, 扬子江评论, 2008 年第 2 期, Li Xinyu est Professeur à l’Université de Nankai.
  20. François Jullien dans son essai « Le détour et l’accès », à propos des modalités des discours chinois, va dans ce sens : « Autant dire que je me demande s’il n’y a pas là quelque chose d’un peu trop commode à prétendre ranger sous cette étiquette commune – la « tradition » chinoise – tout ce dont nous ne pouvons
  21. La période de la fin des Qing a en effet vu naître le « mouvement des affaires occidentales » (“洋务运动 ») qui visait l’« autorenforcement » de la nation (“ 自强 ») par l’ « utilisation » (“用 »)de techniques, sciences occidentales mais sans changement de « structure » ou d’ « essence » (“体 ») chinoise encore « perçue comme inaltérable et intrinsèquement supérieure » (Pierre-Etienne Will, « De l’ère des rébellions et de la modernisation avortée », in Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco et Jürgen Domes (éd), La Chine au XXième siècle, vol. 1, p.4(-83)). D’où le slogan fameux de Feng Guifen : « 中学为体,西学为用 »(« structure chinoise, outils occidentaux »). Les objectifs étaient alors de « protéger le pays » (“保国 ») et de l’ « enrichir » (“富国 »). Le mouvement se développe à partir des années 1860 alors que l’impératrice douairière Cixi (régence de 1861-1908) est plus occupée à diviser les réformateurs entre eux, ou à opposer les mouvements réformateurs et conservateurs qu’à diriger des réformes d’envergure.

    Mais les échecs de l’empire contre la France en 1885 et le Japon en 1895 montrent bien que les efforts de modernisation ont été trop dispersés. Paradoxalement cela redonne un nouvel élan au mouvement réformiste (mené alors par Kang Youwei) en 1895. En 1898 un autre mouvement réformiste appelé « la réforme des 100 jours » est réprimé par Cixi, chef de file des conservateurs, et conduit à l’éviction totale de l’Empereur Guangxu qui avait soutenu ce mouvement.
  22. Interview de Joël Thoraval, dossier« La pensée en Chine » in Philosophie Magazine N° 20, juin 2008, p.42
  23. YU HAOCHENG « ON HUMAN RIGHTS AND THEIR GUARANTEE BY LAW » , IN DAVIS Michael C., Human rights and Chinese values : legal, philosophical, and political perspectives, Hong Kong Oxford New York, Oxford university press, 1995, p.93.
  24. L’article s’intitule « Les Chinois sont-ils des hommes comme nous ? » Un court extrait rapporte un épisode de l’émission « Apostrophes » : « Philippe Sollers (…) : « La liberté ? ‘écrie-t-il avec désinvolture. Toute la question est de savoir comment on définit ce concept. » Prisonnier de Mao, échappé au camp par miracle, Jean Pasqualini aurait eu l’air tout prêt à trouver que, somme toute, c’est un concept assez clair : la liberté c’est d’abord le contraire de la privation de liberté. Mais on a pu assister à ce spectacle superbe d’Alain Peyrefitte et Philippe Sollers à la télévision, expliquant à Pasqualini, qui avait du mal à placer un mot, la merveilleuse altérité des bagnes chinois. » (repris dans ROY Claude, Sur la Chine, Paris, Gallimard « Collection Idées », 1979.p. 131) Simon Leys/Pierre Rykcmans, avec Pasqualini, a été le premier occidental à essayer de briser la « maolaterie » occidentale, comme le rapporte aussi Claude Roy.
  25. Wang Hui, « Aux origines du néolibéralisme en Chine », Le Monde Diplomatique, avril 2002 (version chinoise 中 国新自由经济主义根源)
  26. « Charte 08 » (零八宪章) rédigée entre autres par Liu Xiaobo publiée le 10 décembre 2008 et signée dans un premier temps par 303 intellectuels chinois, avocats, économistes, artistes etc… et pour laquelle Liu Xiaobo a été condamné en Chine à 11 ans de prison pour « subversion » et a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2010.
  27. Voir l’article de Hugo Winckler, « Offensive contre les constitutionnalistes chinois ? », China Analysis n°46, décembre 2013, p.8-13
  28. Ibidem
  29. « Image nationale et puissance montante chinoise », Florence Biot, Nouvelles de Chines, IFRI, 2005
  30. Ibidem
  31. The Bangkok Declaration, point 8
  32. The Bangkok Declaration, point 5 : « Emphazise the principles of respect for national sovereignty and territorial integrity as well as non-interference in the internal affairs of States, and the non-use of human rights as an instrument of political pressure » 5
  33. Hugo Winckler, « Offensive contre les constitutionnalistes chinois ? », China Analysis n°46, décembre 2013, p.8-13. Les autres tabous sont : la liberté de la presse (新闻自由), la société civile (公民社会), les droits du peuple (公民权利), les erreurs de l’histoire du communisme (中国共产党的历史错误), les capitalistes influents (权贵资产阶级) et l’indépendance judiciaire (司法独立).
  34. Joël Thoraval op.cit.  : « Le problème n’existe en réalité qu’au niveau second d’interprétation et de justifications de ces pratiques, qu’il soit idéologique (comme lorsqu’un État défend une essence nationale) ou philosophique (lorsque des intellectuels se réfèrent à un enseignement particulier comme le confucianisme).
  35. Article de Chen Yan, « A quoi rêvent les Chinois ? », Libération du 26 mars 2010. Et sa conclusion : « Aujourd’hui les Chinois ne rêvent plus de la même chose que les Occidentaux car ils risquent d’être taxés de traîtres à la nation. Ils n’osent plus non plus rêver aux mêmes choses que leurs concitoyens riches parce qu’on leur fait savoir que revendiquer les mêmes rêves pourrait troubler l’harmonie de la société. Résultat : les Chinois ne savent plus à quoi rêver. »
  36. Norbert Rouland, « A propos des droits de l’homme : un regard anthropologique », Droits fondamentaux, N°3, janvier-décembre 2003, p.148
  37. Ibid. p. 142
  38. François Jullien, op. cit., p.164
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